Observations sur quelques grands peintres/Jules Romain

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JULES ROMAIN.


Jules Romain, le plus célèbre des élèves de Raphaël, le plus cher à son maître, est un des plus grands peintres de l’Italie ; il est principalement distingué par la fécondité et la chaleur des pensées. Son génie ne peut se contenir sur des toiles étroites et dans des cabinets ordinaires ; pour déployer toute son étendue, il lui faut une longue suite de tapisseries, la pompe et l’immensité des palais. Il avoit plus d’imagination que de sensibilité, plus de force que de grâce ; ses expressions venoient de sa tête et non pas de son cœur ; aussi il étonne bien plus qu’il ne touche : toujours grand, il est quelquefois arrivé à une sorte de sublime ; ce n’est pas cette sublimité parfaite, réunion entraînante de la noblesse et de la naïveté ; c’est l’élan d’une tête brûlante qui excite l’enthousiasme, en présentant avec abondance et rapidité des objets extraordinaires qu’on n’a jamais vus, et qu’on désireroit ardemment de voir.

Savant, élevé dans le dessin, élevé, plein d’érudition dans la composition, il semble, pour s’occuper de ces deux parties principales, avoir négligé toutes les autres. Il est foible dans le coloris, et il s’est rarement occupé de l’harmonie et de la juste dégradation de la lumière : malgré tout ce qu’il n’avoit pas, ses ouvrages, qui souvent ne paroissent pas assez terminés, plaisent par leur imposante hardiesse autant que les tableaux les plus finis.

Dans sa jeunesse, ayant travaillé long-temps avec Raphaël, long-temps exécuté ses dessins, il en avoit si bien pris le style que son originalité n’étoit pas alors assez prononcée ; et il étoit d’autant plus au-dessous de son maître qu’il lui ressembloit davantage. Après la mort de Raphaël, abandonné à son propre génie, il prit un caractère tout-à-fait à lui. Il avoit beaucoup étudié les colonnes Trajane, Antonine et Théodose ; ce fut d’après ces monumens qu’il forma son goût d’ajustement militaire : mais il a italianisé et, pour ainsi dire, barbarisé le style pur et simple de l’antique. Ami des poëtes célèbres de l’Italie, poëte lui-même, il mit dans ses tableaux le goût de la littérature de son temps ; lorsqu’il a voulu représenter des Grecs ou des Romains, il a toujours peint les braves des temps héroïques de la chevalerie ; et aucun peintre n’offre à nos yeux, comme lui, les héros de l’Arioste, et ceux que le Tasse chanta depuis. Quoi qu’on en puisse dire, ses guerriers ne sont point ceux d’Homère ; ils ne sont point Ajax, Diomède, Achille, Agamemnon ; ils sont toujours Tancrède, Godefroi, Renaud, Roland, Maudricard, Argant ; ils sont ces épouvantables Maures, ces vaillans et singuliers paladins. Il nous montre ces lances, ces épées fameuses par de si grands coups, et ces illustres coursiers aussi extraordinaires que les maîtres qu’ils portoient. Parmi les femmes qu’il a peintes, on voit d’intrépides Bradamante, de généreuses Clorinde ; mais on n’y trouve point la belle Briséis, la tendre Iphigénie, la touchante et fidèle Andromaque.

On n’eut jamais un sentiment profond pour un art, sans être fait pour réussir dans presque tous les autres ; et peintre célèbre, Jules Romain fut aussi fameux architecte : de belles masses, des pensées fières et neuves, quelquefois bizarres, sont ce qui le distingue dans l’architecture. Il a élevé à Rome plusieurs édifices considérables : c’est surtout à Mantoue qu’entraîné par sa réputation, il a, comme architecte et comme peintre, développé tous ses talens : pour l’embellissement et pour la commodité, la ville est remplie de ses utiles travaux ; le plus important, le plus renommé, est le palais du T qu’il a décoré d’immenses ouvrages de peinture. C’est là que des murs bizarrement élevés ont été percés, brisés par ses pinceaux hardis, pour offrir tous les prestiges de son art ; c’est là qu’il a montré sa vaste érudition et l’abondance de son génie. C’est sur ces murs qu’il à rassemblé, pour étonner les hommes, ce qui est extraordinaire dans la nature et dans l’imagination ; et il leur présente à la fois ce qu’ils ont vu de grand, et ce que les têtes exaltées ont rêvé dans l’espace de plusieurs siècles.

Nous avons de lui sous nos yeux, dans la Galerie d’Apollon, des cartons destinés à servir de modèles à des tapisseries ; on y trouve tout son talent, de grandes pensées, un dessin savant, plein de force et de chaleur. La plupart de ces belles compositions représentent des sujets de l’histoire de Scipion : les Romains n’y sont pas ceux de la république ; les Carthaginois y ressemblent plus aux Africains de son temps qu’aux anciens ennemis de Rome : mais les uns et les autres sont des hommes et des soldats terribles. Deux de ces cartons font partie d’une suite intitulée, les Fruits de la Guerre ; ils offrent l’image trop vraie des maux attachés à ce fléau destructeur ; ils montrent aussi les formes fières et puissantes, les expressions féroces des peuples peu civilisés et nourris dans les fatigues : on y voit la vieillesse robuste de leurs pères, les beautés mâles, sévères de leurs femmes et de leurs enfans.

Il faut convenir que Jules Romain, qui paroît exagéré, et qui ne rend pas exactement les formes des hommes que nous voyons chaque jour, est peut-être le seul qui ait peint juste, mais en beau, la nature des peuples barbares ; il nous transporte au sein de leurs familles guerrières, l’épouvante de leurs voisins ; il nous transporte au milieu de leurs batailles sanglantes, il nous fait voir ces héros gigantesques, devenus fabuleux pour des nations affoiblies. Des peuples, en effet, que dès l’enfance on accoutumoit aux blessures, de qui toute l’occupation étoit la guerre, toute l’ambition la gloire de vaincre, toute la vertu le mépris de la mort, dont les épouses qui n’avoient pour dot qu’un coursier, une armure, combattoient et mouroient auprès d’eux ; de pareils peuples, dis-je, pouvoient-ils ressembler à nos habitans de l’Europe moderne, aussi braves et plus justes sans doute, mais polis, amollis par le luxe et les arts ? Les plus beaux arbres de nos jardins et de nos parcs peuvent-ils jamais avoir le caractère de ces noirs sapins, de ces chênes antiques nés sur des monts sauvages, dont les pieds sont arrosés par des torrens, et dont les têtes se sont élevées en bravant les tempêtes et la foudre ?

Cher et utile à tous les beaux arts, Jules Romain, par un nombre prodigieux de productions remplies de beautés d’un ordre supérieur, mérite bien la haute réputation qu’il a acquise et conservée chez les nations éclairées de l’Europe. Il est un des artistes fameux que les jeunes peintres d’histoire doivent voir davantage, non pour chercher à l’imiter, mais pour échauffer leur imagination : les poëtes aussi devroient s’entourer de ses ouvrages qui inspirent une rêverie profonde, aliment de la haute poésie.

Si le commencement de sa vie fut marqué par la tendre amitié que Raphaël eut pour lui, le reste eut l’avantage de fixer celle du marquis de Mantoue et du cardinal de Gonzagues ; et il est du petit nombre des artistes dont la gloire a procuré aux souverains l’occasion d’augmenter la leur, en devenant les amis d’hommes distingués par de rares talens.