Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/Le roi Grattafico


LE ROI GRATTAFICO


À ARETALTE PRIENENSE


Voici une Nouvelle pour vous. C’est l’estime que vous m’inspirez qui m’engage à vous l’offrir, et aussi la sotte ambition que j’ai de la voir décorée d’un nom Arcadien. Oh ! l’Arcadie !

Salut et respect.


LE ROI GRATTAFICO


˜˜˜˜˜˜˜˜


Prendre femme est grande coïonnerie,
Et c’est pour cela que j’ai coiffé le capuchon ;
C’est une grosse bêtise, une insigne folie ;
Celui-là seul qui a quelque péché à expier
Peut s’abandonner à si funeste sort,
Plutôt que de revêtir la robe de capucin.

Mais, si à toute force il en faut prendre une,
Et plier le cou sous le joug conjugal,
Mordieu ! il convient d’y bien penser,
Et de choisir, si l’on peut, le moindre mal.
Toutes les femmes sont pétries de malice,
Il n’y a que le choix entre plus ou moins.

Sur le trône de Cascina était assis
Un Roi puissant, nommé Grattafico,
Ce Roi avait pour les femmes tant de haine,
Il était tellement ennemi du mariage,
Qu’il avait juré de faire pendre
Quiconque viendrait lui en parler.


Il ne pensait tout le jour à autre chose
Qu’à inventer de beaux divertissements,
Il s’en allait à la chasse de côté et d’autre,
Il s’exerçait les dents sur de bons morceaux,
Il se mettait au lit tard, et le matin
Il se réveillait à l’aube.

Dans tous les coins de son royaume, il protégeait
Les marionnettes, les singes, les acrobates ;
L’un lui faisait voir le nouveau monde,
Un autre lui montrait la lanterne magique,
Et jusque devant lui comparaissaient
Des improvisateurs à faire perdre patience aux Saints.

Il prenait un plaisir infini
À jouer avec ses ministres et ses courtisans
À Pé Pé, au doigt mouillé, à Colin-maillard,
À Toccaferro sur les grandes places,
À Mela luna, à cache-cache,
À la buchette et aux nonnettes.

D’ailleurs, il aimait le peuple et avait soin
Que personne n’offensât la justice ;
Il fit une loi pour envoyer en exil
Les suppôts de Barthole, qui ne font
Que sucer le sang de leurs clients
Sous prétexte de leur faire du bien.

On lit encore dans une ancienne chronique
Que des commentateurs de Justinien
Il fit faire un immense autodafé,
Dans le fond d’une vallée reculée ;
L’auteur ajoute que dans cet endroit-là
Le feu resta allumé un mois et sept jours.


Les médecins et les chirurgiens pouvaient
Librement exercer leur métier partout,
Mais s’ils osaient faire des consultations,
Ils étaient, de par la loi, condamnés au feu ;
Cet édit fut rendu le jour même
Où un poète fut estropié en vertu d’une consultation.

Les prêtres et les moines étaient
Par lui fort bien vus en matière de religion ;
Mais, quand ils prétendaient tout régenter,
Se mêler de tout, ils étaient tenus en bride,
Et s’ils voulaient faire l’amour avec les dames,
Il les faisait châtrer par punition.

Aussi le peuple, sous son gouvernement,
Vivait heureux et content au possible :
Mais chacun, en bien réfléchissant,
Était pour l’avenir triste et effrayé,
Parce que, si le Roi mourait sans enfants,
Le pays était menacé de terribles dangers.

En vertu d’une bulle du pape Patacca,
À sa mort, le royaume tombait
Au pouvoir du tyran Taccamacca,
Qui commettait mille meurtres et mille cruautés ;
Qu’il suffise de dire seulement qu’à son repas
Souvent il mangeait un petit enfant rôti.

Aussi, un jour, après que dans le Sénat
Eut été discutée à fond cette grave affaire,
Il fut décidé qu’on enverrait au Roi
Un député, le plus éloquent possible,
Et assez habile pour faire naître en lui
Le désir de s’unir à une femme.


Pour cette mission, le comte Lippa fut choisi :
C’était un homme sage et de grand talent.
Arrivé en présence de Grattafico,
Après lui avoir fait sa révérence et son compliment,
Il dit : « Que Dieu conserve de longues années
« Votre Majesté dans sa grâce !

» L’homme sauvage dans sa caverne
» Pleure, quand le soleil resplendit dans le ciel ;
» Et quand un épais nuage fait la nuit en plein jour,
» Il rit, il est content, il se réjouit ;
» C’est qu’il espère, s’il pleut, le beau temps,
» Et s’il fait du soleil, il craint la pluie et le tonnerre.

» Puissant Seigneur, nous sommes dans le même cas ;
» Nous nous sentons heureux sous votre main,
» Il règne dans vos états un carnaval
» Perpétuel, plein de douceur et de gaieté,
» Et l’on ne vivait sûrement pas aussi heureux
» Quand régnaient Saturne et Rhée.

» Pour le recouvrement des droits et des impôts,
» Par Dieu, vous vous contentez de ce qui est honnête,
» Vous nous tondez, mais non pas jusqu’à la peau
» Et nous vous en sommes encore bien obligés.
» La femme n’excite pas votre appétit,
» Et par vous aucun mari n’est cocu.

» L’abondance ne se lasse pas de vider ici,
» Grâce à vous, sa corne bien remplie ;
» Nous avons dans le royaume des poètes à foison,
» Toutes les sciences ornent votre empire,
» Nous avons ici d’illustres et parfaits philosophes
» Qui savent faire… par Dieu ! jusqu’aux almanachs !


» Mais l’homme… il m’en coûte, grand Roi, de dire
» La vérité, qui cependant est claire et évidente…
» L’homme un jour… à la fin, doit mourir…
» Et la mort est une sèche insolente,
» Qui, la faux une fois à la main,
» Se moque pas mal des sceptres et des couronnes.

» Si elle vous agrippe et vous envoie rejoindre
» Votre grand père, avant que vous n’ayez un fils pour héritier,
» De ces états deviendra seigneur et maître
» Un chien sans foi et sans loi,
» Un Attila, un Mézence, un Eccelin,
» Un brigand, un gueux, un assassin.

» Il nous enlèvera nos femmes, il nous dépouillera
» De nos biens, de notre or et de notre argent ;
» Il nous fera pendre ou brûler vifs,
» Rien que pour passer le temps et se divertir,
» Et tous les jours il nous échinera le tempérament
» À force de droits et d’impôts.

» Dans le royaume triompheront les gens à projets
» Qui nous feront battre la tête contre les murs ;
» Les délateurs, toujours menteurs et méchants,
» Feront que personne ne vivra plus en sécurité
» Et l’on ne verra dans le royaume, de tous côtés,
» Que désespoir, mort, misère et pleurs.

» Vous seul, très haut Seigneur, vous seul pouvez
» Soustraire la patrie à un si terrible sort :
» Pensez à elle, et aux maux atroces
» Que peut lui apporter un cruel tyran ;
» Ne l’exposez pas à cet affreux destin,
» Avant d’être Roi, vous êtes né citoyen.


» Vous vous souviendrez, puissant Seigneur, qu’à Rome
» S’est passé un fait qui valut à son auteur une gloire
» À l’épreuve du temps et de l’oubli :
» Lorsque, dans le Forum, s’ouvrit ce gouffre
» Qui lançait des tourbillons de flammes
» Et menaçait de détruire la ville.

» Le brave Curtius, ayant appris
» Qu’un héros enseveli dans l’abîme
» Pouvait sauver sa patrie,
» S’y précipita, avec grand courage
» Et, en se laissant si noblement rôtir,
» Il fit aussitôt cesser le péril.

» Comme autrefois Curtius, aujourd’hui c’est Grattafico
» Qu’appelle l’amour de la patrie ; s’il a défié
» Le gouffre profond et s’y est précipité sans crainte,
» Choisissez, vous, une très belle jeune fille :
» Avec plus de plaisir et moins de peine que lui,
» Précipitez dans la figue le royal engin. »

Ici, l’orateur se tut, il fit encore une révérence
Et s’en alla : le Roi, demeuré seul,
Réfléchissant à une si pressante nécessité,
Vit que le comte avait dit vrai,
Et, pour sauver le royaume, en homme vaillant et fort,
Il résolut de prendre une compagne.

Il y avait alors une horrible pénurie
De demoiselles de naissance royale,
Et la Bulle du Pape ne lui permettait pas
De s’unir à une fille du commun ;
Le roi de Lari seulement avait
Trois filles, belles comme le soleil.


Au lieu d’envoyer des ambassadeurs,
Comme c’est la coutume en pareil cas,
Il voulut sortir lui-même du royaume
Pour observer leurs traits et leur caractère,
Se disant à part soi : « Cordieu !
» Je ne veux pas acheter chat en poche !

» Si je demande qu’on m’envoie un portrait,
» Le peintre fera une Vénus, une Diane,
» Et quand le mariage sera bel et bien conclu,
» Foutre ! je trouverai dans mon lit une guenon
» Au visage assez repoussant et assez hideux
» Pour faire vraiment tomber le pain de la main.

» Si je me décide à prendre des informations
» Sur la conduite, sur les mœurs,
» Ces coquins d’entremetteurs me diront
» Que j’ai affaire à une sainte, à un ange,
» Et puis après ce sera un diable… Cordieu !
» Je veux moi-même veiller au grain. »

Il fit le comte Lippa lieutenant
Du royaume, s’habilla en pèlerin
Et, à pied, seul, comme un vil mendiant,
Il se mit en route vers Lari.
Un jour qu’il avait pénétré dans un bois,
Il s’entendit appeler du fond d’une caverne.

Dans cette caverne avait établi sa demeure
Un fameux et habile nécromancien,
Parent d’Ismène, nommé Peldipotta,
Qui faisait une foule de prodiges ;
Le magicien renouvelle son appel, le Roi a peur,
Mais l’autre se présente et le rassure.


Le Roi, qui se sentait extrêmement fatigué
Et qui mourait vraiment de faim,
Suivit le nécromancien, qui d’un sac
Tira un gros morceau de Parmesan,
Et un saucisson qui n’eût jamais son pareil,
Enveloppé dans un sonnet du Merciai,

Puis une bouteille, d’un vin sur lequel Bacchus même
Avait pissé aux côteaux de Montepulciano.
À peine le bon Roi s’était-il mis à table
Qu’il prit le verre en main et ne le quitta plus,
Prouvant ainsi la vérité du proverbe,
Que le meilleur cuisinier, c’est l’appétit.

Après ce frugal repas, le Roi voulut
Savoir à qui il devait ce bienfait :
— « Je suis Peldipotta, magicien de mon métier, »
Répondit l’autre fort civilement,
« Je vous aime et vous respecte ; un bon Roi
» Est du ciel bienveillant un don précieux.

» Si vous étiez un de ces Rois… je m’entends,
» L’affaire marcherait d’autre façon :
» Je voudrais vous changer en un monstre si affreux,
» Et de figure si laide et si horrible,
» Que vous iriez vous cacher dans quelque tanière
» Comme autrefois Nabuchodonosor.

» Mais, comme je l’ai dit, parce que vous êtes bon,
» À l’occasion de votre mariage,
» Je vous ferai un utile cadeau. Recevez
» De moi cet anneau rare et merveilleux :
» À peine l’aurez-vous mis dans votre bouche, qu’aussitôt
» Aux yeux de tous vous serez caché.


» Je sais que vous allez à Lari tout exprès
» Dans l’intention de vous y choisir une femme :
» Vous pourrez, avec cet anneau, voir à loisir
» Quels en seront le caractère, les instincts.
» Connaître la femme est chose dure,
» Tant chez elle règnent la ruse et l’imposture. »

Le Roi lui rendit grâces, et reprit sa route
Vers la demeure royale de Lari.
Vêtu en pèlerin, comme il l’était,
Au Roi, qui se nommait Pio-Pio,
Il se présenta, et celui-ci, avec une mine avenante,
Dans le palais aussitôt l’accueillit.

Il n’y avait pas dans cette Cour l’étiquette
En usage auprès des souverains d’Orient
Et qui force les gens, pour approcher le Roi,
À lécher le cul de ses courtisans,
À s’humilier devant eux pour les adoucir,
Et à faire mille grimaces, comme les singes.

Le roi Pio-Pio vivait tout à la bonne franquette,
Sans orgueil et sans cérémonial ;
De bien traiter n’importe quelle personne
Son esprit toujours était préoccupé,
Et, ce qui mérite un éloge particulier,
Il donnait à tout le monde à boire et à manger.

Grattafico se fit connaître à lui
Et demanda une de ses filles en mariage ;
Le bon Souverain lui répondit : — « Mon ami,
» La demande que vous me faites m’est agréable,
» Mais mes filles ont des caboches
» Qui n’ont, à vrai dire, rien d’attrayant.


» Je ne veux pas vous mettre dedans, mon ami,
» Ni vanter la bête, pour que vous l’achetiez ;
» Je suis, à cause d’elles, dans un grand embarras,
» Et je fais des dépenses qui dépassent mes revenus.
» Il me faut les entretenir toutes les trois
» Comme il convient à la dignité royale.

» Elles sont de caractères si opposés,
» Qu’elles n’ont pu rester ensemble à la Cour ;
» Chacune a son palais, et l’a voulu
» Bien loin de celui de ses sœurs.
» Dans le commencement j’ai fait un peu le sévère,
» Mais après, je l’avoue, j’ai changé de gamme.

» Betta, l’aînée, est une orgueilleuse,
» Qui fait l’effet d’un basilic, quand on la regarde :
» Comment vivre avec elle ? Une vipère qu’on écrase du pied
» Dans l’herbe, a moins qu’elle de venin et de colère ;
» Elle me faisait vraiment mourir de rage,
» Elle a voulu être seule et je l’ai laissée partir.

» Crezia, ma seconde fille, est une pleureuse
» Qui l’emporte sur les Préfices de l’antiquité :
» Elle m’aurait, je crois, fait donner dans la dévotion,
» Je n’y comprends rien… je la vois constamment
» Pousser des soupirs et rester pensive,…
» Elle est toujours habillée d’étamine noire…

» Elle était fiancée ; le Roi de Rosignano
» L’aimait comme ses yeux ;
» Mais je ne sais comment, par une étrange aventure,
» Le petit comte Lindoro fut tué
» En venant au palais un jour de fête…
» Et cela lui a tourné la tête.


» Nena, enfin, la plus jeune, est une fillette
» Qui n’a, de sa vie, fait de mal à personne,
» Mais elle me cassait la tête, parce qu’elle est folle ;
» D’un bout à l’autre de l’année elle bavarde et rit,
» Elle fait avec tout le monde la folle et la bouffonne
» Et joue des tours à n’importe qui.

» Maintenant que je vous ai dit leurs caractères,
» Chargez-vous vous-même de les examiner,
» Mais ne vous présentez pas en mari,
» Vous ne pourriez savoir la vérité ;
» Il faudrait un motif… un beau prétexte…
» Le voici… Voyez un peu si je l’ai vite trouvé !

» Mon arrière grand-père a fait un testament
» Qui oblige la famille tout entière
» À donner asile et faire bon accueil
» À toute femme honnête ou du commun,
» Qu’elle soit couverte de diamants ou de poux,
» Qui se présente en état de grossesse.

» Vous qui êtes si jeune, et dont la barbe
» Ne couvre pas le menton délicat…
» Voyez si mon conseil fait bien votre affaire…
» Vous pouvez vous déguiser en femme ;
» Liez-vous un oreiller avec un bout de ficelle,
» Et à mes filles demandez asile. »

Le conseil plut au Roi de Cascina, et aussitôt
Il résolut de le mettre à exécution.
Il s’acheta d’un Juif du Ghetto
Trois habits de femme à bon compte ;
Il s’appliqua sur le nombril un grand oreiller,
Et demanda l’hospitalité au logis de Betta.


Celle-ci, apprenant qu’une femme enceinte
Demandait asile, entra en grande colère
Et maudit le ciel, parce qu’elle ne pouvait,
Vu le testament, se soustraire à cette obligation.
Puis elle accueillit son hôte de telle façon
Qu’on recevrait mieux un chien.

Le Roi de Cascina humblement
Remercie l’extravagante signora ;
Et, comme elle était belle et gracieuse,
Il s’enflamme presque pour elle et en tombe amoureux.
Pourtant, il se dit en lui-même ; « Je veux voir d’abord
» D’où peut venir tant d’orgueil. »

Il ne voit rien pendant deux jours ; mais un soir,
À l’heure où l’on éteint les lampes des Madones,
Toute parée, la contenance noble et hautaine,
Betta parut, congédia ses femmes
Et resta seule. On frappe à une porte,
Elle ouvre, et voici entrer… un soldat.

Grattafico avait dans la bouche l’anneau
Qui le rendait invisible à tous.
Cependant le militaire applique un baiser
À la dame, qui ne faisait pas l’orgueilleuse,
Mais qui, douce comme un agnelet,
Se laissait baiser et restait tranquille.

Il lui patina, après ce baiser, les blancs tetons
D’une main grossière, et elle le laissa faire.
« Allons, vite, j’ai des affaires par-dessus la tête, »
Dit-il alors ; « que faisons-nous là à flâner ? »
Elle, sans dire mot, prit la lumière
Et alla dans sa chambre s’étendre sur le lit.


Le Roi de Cascina, invisible,
Les suivit dans cette chambre,
Et vit le militaire, en fort peu d’instants,
Danser d’amour la première contredanse,
Laquelle, au bout d’une petite demi-heure,
Fut suivie d’une seconde.

Betta se leva, en disant au militaire :
« Il est vrai, ma douce idole, que nous jouissons,
» Mais, tant que vit mon père, nous ne pouvons,
» Comme je le désire tant, nous marier.
» Le ciel nous préserve, qu’il sache un jour
» Ce que nous faisons, à sa honte et déshonneur !

» Je souffre tout pour toi ! Afin que nos frasques
» Ne soient pas connues de l’auteur de mes jours,
» J’ai feint d’être orgueilleuse, et je suis bien sûre
» Que c’est pour fuir ma maussaderie et mon humeur,
» Qu’il m’a fait habiter seule cette maison
» Où il m’est permis de te voir et de jouir de toi.

» Mais que vaut tout cela, si j’ai peur, si je suis inquiète,
» Si je ne me repais que de douleur et de chagrin ?
» Si j’attends en vain le doux lien d’hyménée ?
» Si je vis exposée à la honte et au malheur ?
» Mon père voudra-t-il jamais que je donne ma main
» À Megabise ? à un capitaine des gardes ?

» Mais toi, ma douce idole, quel remède
» Proposes-tu à un mal peut-être inévitable ?… »
L’officier, la mine renfrognée, renoua
Sa braguette, se donna un coup de brosse,
Arrangea son chapeau et, impudemment,
Partit sans daigner lui répondre.


Betta, demeurée seule, se livra
Au désespoir et à la rage :
Et le Roi : « Je n’ai pas besoin d’en voir plus ici ; »
Dit-il, « que celui qui voudra d’elle l’obtienne en paix.
» Peu de mariages se feraient, cordieu !
» Si tout le monde avait mon anneau. »

Le jour suivant, mais revêtu d’autres habits,
Il se présenta pour demander asile
À Crezia, afin de voir si pareils instincts
Avaient place dans son cœur ; il la trouva les yeux rouges,
Son gentil visage empreint de tristesse,
La figure et le sein mouillés de larmes.

Il lui demanda l’hospitalité, elle la lui accorda
En soupirant ; sans dire un mot,
Elle regarda la prétendue dame, et tout en pleurs,
S’enferma dans une chambre, seule, seule :
Elle croyait être seule, mais sans être vu,
Grattafico avec elle était venu.

Accablée d’une douleur encore plus intense,
Quand l’heure de minuit eut sonné,
Toute couverte d’un vêtement noir,
Elle partit, accompagnée d’une servante ;
Toutes deux arrivèrent à la porte d’un couvent
Où, après avoir légèrement frappé, elles entrèrent.

Un moinillon leur ouvrit, qui alla aussitôt
En grande hâte chercher le gardien ;
Celui-ci arriva vite, et, plein d’égards et de politesse,
Les accueillit ; puis il alluma une petite lumière
Pour dissiper les ténèbres profondes,
Et se dirigea vers un souterrain.


La princesse le suivit, et avec elle
Grattafico invisible s’avança ;
Après de longs détours, dans un caveau profond
La dame affligée et le gardien entrèrent ;
Et Grattafico sentit, dans ce lieu plein d’horreur,
Son cœur ému d’effroi et de compassion.

De grosses colonnes de pierre jaunâtre
D’une architecture solide et imposante,
Impénétrable à la filtration des eaux,
Servaient de soutien à une grande voûte, d’où pendait
En longues touffes la mousse verte, que le vent
Faisait trembler lentement, lentement.

De loin on entendait répéter le bruit des pas
Par un écho sourd et effrayant ;
La flamme légère, au milieu du souterrain
Répandait une clarté faible et indécise,
Et divisait, dans la chambre funèbre, l’ombre
Qui, dans le lointain, paraissait plus épaisse.

Tirés d’une fosse trop pleine
Pour revoir les rayons d’un jour incertain,
En deux monceaux, les ossements desséchés
Se dressaient là autour des piliers ;
Et la pourriture bien loin
Faisait tomber en roulant les têtes humaines.

Une nef spacieuse aboutissait
À un cercle orné d’arcs et de colonnes,
D’où jusqu’à la grande voûte montait
Un temple fait de marbre noir ;
Quand la triste compagnie y fut arrivée,
Le gardien ouvrit une petite porte.


Là, sur un vaste et lugubre cercueil
Gisait le cadavre d’un chevalier,
Qui, à la clarté d’une lampe de verre,
Apparaissait jeune et de tournure élégante ;
Il avait la main gauche sur la poitrine,
Comme pour prier ; de la droite, il serrait son épée nue.

Un habile chirurgien, à force de drogues et d’art
Et de baume odoriférant recueilli dans l’Inde,
D’une grande partie des ravages de la mort
Avait préservé cette dépouille inanimée,
Si bien que le chevalier semblait être au moment même
Où la faux cruelle l’avait abattu.

On voyait à découvert la grande blessure
Que le plomb foudroyant ouvrit dans sa poitrine.
Pâle, gémissante, désespérée,
La princesse sur lui tourna les yeux ;
Elle trembla, elle frémit, du fond de son cœur un cri
De douleur sortit : « Hélas ! » s’écria-t-elle, « mon fidèle ami,

» Pourquoi ? pourquoi es-tu séparé de moi ?
» Que ferai-je sans toi, malheureuse, sur la terre ?
» Vivrai-je ? mais le cœur plein d’une immense douleur ?
» Vivrai-je ? mais toujours en proie au désespoir ?
» Vivrai-je ? mais privée de toi ? Ah non ! je veux,
» Je veux mourir avec toi, mon idole !

» Que ton odieux rival n’espère pas,
» Ce misérable, ce traître, cet inhumain,
» Triompher de ton malheur et du mien ;
» Si je vis encore, mon trésor, je ne vis pas en vain ;
» Je te rejoindrai vite : mais attends d’abord
» Un présent qui t’est dû : la vengeance.


» Si au moins ce lâche en champ clos
» T’avait publiquement affronté, je souffrirais moins :
» Mais un sicaire !… c’est donc toujours en vain que tu tonnes,
» Injuste ciel ! Et un si criminel tyran !…
» Et le crime est sans vengeance !… Ah ! vaines plaintes !
» Vous ne rappelez pas à la vie mon bienaimé ! »

Des sanglots déchirants et des larmes plus abondantes
L’empêchèrent de prononcer d’autres paroles ;
Elle embrassait cependant ce corps inanimé,
Elle baisait la plaie ; le gardien voulut,
Ému de compassion pour elle, la tirer de là :
Elle s’évanouit, et il lui parle en vain.

À peine revenue à elle : « Ô mon bon père, »
S’écrie-t-elle, « je vous rends grâces de tout mon cœur,
» Car c’est par vous que dans ces lieux pleins de ténèbres
» Et d’horreur, je trouve une triste consolation,
» Patientez encore… patientez un peu de temps,
» Bientôt à lui vous me réunirez ici même.

» De grâce, faites que, comme les âmes furent unies
» Dans la vie, les corps le soient dans la mort.
» À pénétrer dans le vaste empire de Pluton
» Je m’apprête, soit par le fer, soit par le poison ;
» J’attends seulement pour quitter la vie,
» Que la vengeance préparée soit tout à fait accomplie.

» Je descendrai dans le royaume des ténèbres,
» Compagne inséparable de Lindoro,
» Quand j’aurai mis au jour l’enfant déjà presque à terme
» De mon doux trésor, que je porte dans mon sein ;
» Aussitôt cela fait, l’impie qui a tué mon idole
» N’aura pas beaucoup d’heures à vivre.


» Et vous, bon père, qui avez noué
» Le malheureux lien qui m’unit à Lindoro,
» Lien charmant que je bénis et que j’aime
» À me rappeler, bien qu’il me coûte si cher,
» Veuillez venir en aide à mon enfant
» Quand je serai privée de mouvement et de vie.

» S’il m’arrive que le ciel m’accorde un fils,
» Ah ! que guidé par vous, adulte, il imite son père,
» Qu’il voie sa dépouille mortelle et qu’elle lui rappelle
» Ce qu’exigent de lui devoir et honneur ;
» Que par lui tout rejeton de l’assassin tombe
» Anéanti, ou qu’il vienne lui aussi s’étendre près de nous ! »

Grattafico, par un tel langage attendri,
Sentit en son cœur un mouvement de courage :
Il voulut se montrer et demander bravement à la dame
Permission de punir ce traître
En combattant les armes à la main ;
Mais il se tut et fit comme Caton.

La princesse embrasse le corps sans vie
Et lui dit en pleurant l’adieu suprême,
Elle le baise ardemment au visage :
« Nous serons vite réunis, mon ami, »
Dit-elle, et, abandonnant ce lieu désolé,
Elle se retire en arrière à petits pas.

Elle part enfin, et le moine l’accompagne,
Grattafico la suit la tête basse,
Et pendant qu’elle pleure, qu’elle se désole encore,
Il se dit à lui-même : « Voilà une vilaine affaire !
» Je vois bien que si j’épousais cette femme-là,
» Je resterais veuf au bout de peu de jours. »


Il retourne à la maison, et, à peine le jour paru,
Il laisse la belle à sa douleur
Et court demander asile à Nena
Après avoir changé de vêtements ;
Elle l’accueille aussitôt et l’appelle à ses côtés,
Car elle veut rire et se divertir avec lui.

« Ah ! bonne dame ! vous avez mangé des champignons, »
Dit-elle en la voyant, « et votre ventre s’est enflé,
» Vous y penserez plus d’une fois ; déjà vous le savez :
» On chie amer quand on a mangé doux !…
» Écoutez bien, quand vous accoucherez,
» Je veux que vous me choisissiez pour commère.

» Mais, sotte que je suis ! je vous tiens là à causer,
» Et vous avez peut-être grand appétit…
» Attendez-moi un peu… je reviens tout de suite…
» Mais dites-moi, de grâce, avez-vous un mari ?
» Excusez-moi, mais on voit à tout moment
» Tant de filles engrossées par le vent !

» Et puis vous me direz tout… ah ! ah ! si j’étais
» Grosse, moi aussi !… mais je veux me marier ;…
» Et je veux en prendre un qui soit bien monté…
» Peste ! il y a mille ans, ce me semble, que j’en meurs d’envie…
» Dites-moi ? mangerez-vous une omelette ?
» Voulez-vous aussi deux feuilles de salade ?

» Allons, Cecco… Pietro… oh ! va dans la cuisine,
» Cette petite désire goûter…
» Deux grives… un peu de blanc de poulet…
» Mais fais vite, que le chancre te prenne !
» Voyons, quel homme est-ce que le fripon,
» Dites un peu, qui vous a fait cet enfant ?


» Mais savez-vous que vous êtes fort belle ?
» Par Bacchus ! si vous étiez un garçon,
» Ou si je portais des culottes et non une jupe…
» Par le corps de Marc Antoine !… sac à papier !…
» Voulez-vous que je vous dise mon fait ?
» Je voudrais vous engrosser une autre fois, moi aussi.

» Mais, en attendant, nous ne faisons rien ici,
» Le temps passe et en arrière ne revient pas ;
» Terminons le trousseau d’une fillette
» Honnête, sage et adorable de beauté.
» La pauvrette ! elle est restée orpheline…
» Mais je serai une mère pour elle, et cela suffit.

» Mais non… attendez… savez-vous écrire ?
» Écrivez : — Six sequins à dame Violante…
» Elle est veuve, elle n’a pas de quoi vivre ;…
» Elle est belle et reste vertueuse…
» Écrivez : — Dix sequins à don Areta…
» Le pauvre homme ! il est philosophe et poète.

» Écrivez : — Trente sequins à Jacob le Juif,
» Pour les trois lits fondés à l’hôpital…
» Dites-lui que le pharisien revienne ici
» Avec cette grosse toile commune qu’il a !
» Écrivez : — Trente sequins à Monsieur le curé,
» Non… dites vingt, et ce qui est fait est fait.

» Pour ce mois-ci, je crois que ma bourse
» Ne saurait en fournir davantage ;
» Mais je trouverai bien quelque ressource,
» Si je prête à Dieu, il faut que Dieu me le rende…
» Mais vous, quelle espèce de femme êtes-vous donc,
» Qui n’avez même pas apparence de tetons ? »


En faisant ainsi des coq-à-l’âne, toute la journée
Elle entretint le prince amoureux ;
Ensemble ils dînèrent, et quand le jour devint
Obscur et noir, Phébus s’étant plongé dans la mer,
Ils soupèrent ensemble, puis d’un air riant
Elle proposa d’aller ensemble au lit.

La prétendue dame, du mieux qu’elle put,
S’excusa d’obéir à pareille invitation ;
Elle allégua mille et mille raisons,
Mais en vain : elle ne fit démordre Nena.
Il fallut la satisfaire, et à l’écart
Grattafico se déshabilla, prudemment, avec adresse.

Pendant ce temps-là, la charmante princesse
Toute nue entrait dans le lit moelleux,
Montrant au Roi l’étroite et blonde fissure,
Deux tetons, comme Cypris n’en avait pas,
Et deux grosses fesses, fermes, blanches et dures
Comme des pommes de pin en pleine maturité.

À cette vue, le souverain de Cascina
Se pâmait de plaisir et tout le temps riait ;
Mais à la fin il éteignit la lumière, et l’obscurité
Fit naître en lui quelque idée polissonne ;
Pourtant à la tentation il sut résister,
Et se retira tout au bord, tout au bord du lit.

« Approchez-vous par ici, » lui dit Nena,
« Il ne faut pas dormir au bord du lit,
» Vous tomberez, et ça fera une scène…
» N’auriez-vous pas, par hasard, un peu de gale ?
» Je ne vous l’ai pas demandé… oh ! que je suis sotte !
» Dites-moi de grâce, êtes-vous de Lucques ? »


Le Monarque rit et s’approcha un peu :
— « Non, Madame, » dit-il, « je suis propre,
» Mais je me tiens à l’écart par respect…
» — Vraiment ! voyez donc la sotte ! »
Dit en riant la demoiselle, et tout en parlant,
Elle se pousse résolument contre le Roi.

Elle l’embrasse, elle le serre ; Grattafico,
En se sentant si bien tripoter,
Ne savait quelle contenance tenir,
D’autant plus qu’il avait tout droit son petit ami ;
Tout en badinant dans l’obscurité, Nena
Se trouva en main quelque chose de dur, dur.

Telle une bergère, occupée à chercher des champignons
Et qui dans le chemin plein d’herbe en voit un
Qui a l’air plus beau que les autres,
Et se penche, et désire le cueillir :
Soudain elle aperçoit bondir du sol un serpent…
Elle crie, elle s’enfuit, elle presse le pas :

Telle Nena, poussant un cri : « Ah Dieu ! que sens-je là ?
Dit-elle, « qu’est-ce que cette saleté ?
» Voilà une coquinerie, une trahison !
» Un lâche, un misérable veut me ravir l’honneur !
» Holà ! Geltrude ! Angelica ! Costante !…
» Débarrassez-moi de ce brigand !

» Angelica ! Geltrude ! ah ! personne ne vient !
» — De grâce, » lui dit le Roi, « tais-toi, je suis un amant,
» Mais je ne viens pas te ravir, ô Dieu, ce bien
» Que j’espère obtenir vite de ta tendresse.
» Tu seras ma femme. Je suis Roi,
» Et Cascina à mes lois obéit.


» Je ne voulais pas me découvrir, avant d’être
» Convaincu de ce mérite, que j’adore en toi.
» Je haïssais les femmes, toi seule m’as vaincu ;
» De toi j’implore la main, de toi l’amour ;
» Avec toi je me suis couché sans autre dessein
» Indigne de ton honneur et d’une chaste affection.

» Si, en restant ici, j’offense ta pudeur,
» Ne crains rien, je sortirai de ce lit,
» Où j’espère que le blond Hymen et l’Amour,
» Propices à mes vœux, à mes désirs, me ramèneront. »
La belle enfant resta muette,
Et lui, prit sa robe pour se vêtir.

Mais Nena répondit : — « Puisque vous êtes là,
» Inutile pour le moment que vous vous leviez :
» Mais retirez-vous le plus que vous pourrez ;
» Je vous étrangle, par Dieu ! si vous me touchez. »
Le Roi se retira au fond, dans un tout petit coin,
Où il se tint tranquille jusqu’au matin.

Ici les opinions des auteurs sont variées
Et leurs avis un peu différents.
Turnèbe dit, et il croit avoir raison,
Que le Roi se tint tranquille réellement ;
Freinshemius prétend, et il cite un texte antique,
Que Grattafico ne fut pas si coïon.

Ce que je puis dire, c’est que le jour suivant,
Les noces se firent en grande cérémonie ;
Puis Grattafico partit, et avec lui
La belle Nena. Jeunes et vieux,
Le peuple entier, à Cascina, leur fit grand accueil,
Et au temple, tout joyeux, alla rendre grâces.


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