Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/Laissons les choses comme elles sont


LAISSONS LES CHOSES
COMME ELLES SONT


À MON CHER CONTI


Tant que vous continuerez à m’envoyer des chapons, vous serez poursuivi de mes Nouvelles. Cette pensée pourrait vous faire changer de conduite, mais je vous prie de peser sérieusement le titre et la morale de celle que j’ai le plaisir de vous offrir aujourd’hui.

Salut et amitié.


LAISSONS LES CHOSES

COMME ELLES SONT


˜˜˜˜˜˜˜˜


Conti, puisque vous êtes si généreux,
Puisque vous ne savez ce que c’est que l’avarice,
Et que, pour quelques vers de moi, que vous lisez,
Vous me donnez en échange des chapons gras,
Ne vous étonnez pas que je continue à chanter
Et avec patience écoutez mon récit.

Il vous sera utile, car vous y apprendrez
Combien tout changement est nuisible ;
Vous y verrez quel tort se fait à lui-même
Celui qui pour une nouvelle abandonne la vieille route,
Et, en m’envoyant chaque année les chapons d’usage,
Vous laisserez les choses comme elles sont.

Du roi de Chypre et d’Amathonte,
Du fils de la charmante Cythérée,
Un bruit affreux de sanglots et de soupirs
Frappait les oreilles délicates : il savait bien
Que c’était le sexe féminin, toujours cher à son cœur,
Qui exhalait ainsi des plaintes amères.


Les femmes se plaignaient que l’opération
Par laquelle s’accroît et se renouvelle le monde,
Depuis le lever de l’épouse de Tython
Jusqu’à l’heure où le soleil tombe dans l’océan profond
Ne durât pas, et ne se prolongeât pas encore
Du coucher du soleil à l’aurore.

Elles pleuraient l’absence de leurs amants
Qui les forçait à faire des jeûnes très longs ;
Plus d’une belle, contrainte, bien malgré elle,
De réfréner ses appétits,
Maudissait la vigilance de sa mère
Et souhaitait un père moins clairvoyant.

Dans les couvents, les nonnes cloîtrées
Lamentaient leur injuste et malheureux sort ;
Elles mouraient, les pauvrettes, du désir
D’un bon bouchon pour le brûlant goulot ;
Déjà, pour satisfaire leur fringale,
Domestiques et jardiniers ne suffisaient plus.

Amour ne put voir telles souffrances,
Et à faire cesser un si cruel chagrin
Il appliqua soigneusement toutes ses pensées,
Jusqu’à ce qu’il eut, croyait-il, trouvé un bon remède.
Il imagina un projet nouveau : autrement dit,
Une bonne bêtise lui passa par la tête.

Au pied d’une aimable colline
Ornée de fils menus et dorés,
On voit s’ouvrir, rouge comme le corail,
Cette officine où l’homme est fabriqué ;
Entre deux colonnes aussi blanches
Que la neige non foulée, est la passe petite, étroite.


Le rire engageant, l’agréable badinage,
Le désir, qui de nouveaux désirs enfante,
Le plaisir délicieux, se tiennent près de l’endroit
Où est située la gentille enclume,
Sur laquelle du Dieu protecteur des jardins
Bat le marteau, sans faire de bruit.

Là une liqueur précieuse et vitale,
Quand les coups se ralentissent, tombe dans le moule,
Où, comme la semence cachée dans le sein d’Ops
Devient fleur ou plante, elle devient homme,
Et à une œuvre si prodigieuse, avec sollicitude
Président Fécondité et Nature.

Ah ! poison mortel du cœur humain !
Avarice ! depuis que, poussé par toi,
L’Espagnol malavisé déploya ses voiles
Pour chercher de l’or au royaume de Montezuma,
On vit un si charmant endroit
Ravagé par le mal Français !

Jusqu’au plus profond de l’officine
Où il est interdit aux mortels de pénétrer
Amour est parvenu ; par des applaudissements répétés
Les témoins du fait accueillirent le Dieu ailé ;
Ainsi dans les profondeurs de l’Etna
Vulcain et ses serviteurs accueillent la belle Cythérée.

À peine Nature a-t-elle vu Amour, qu’elle se lève,
Va à sa rencontre et lui dit : « Ô bel enfant !
» Que le ciel te protège ! dans quel but diriges-tu tes pas
» Vers mon prolifique domaine ?
» Parle, que veux-tu ? Fais-moi connaître tes vœux ;
» Tu obtiendras tout, pourvu que cela dépende de moi. »


— « Mère, » répondit Amour, « j’ai vraiment à te demander
» Une grâce d’importance, et j’espère l’obtenir.
» C’est avec grand chagrin que je vois dans l’affliction
» Le sexe féminin soumis à mes lois ;
» Je m’entends implorer comme un souverain et je dois
» À de telles souffrances un prompt soulagement.

» Fais, de grâce (tu peux tout), fais que cette partie
» De l’homme, que ta volonté m’a consacrée,
» Devienne mobile par quelque procédé nouveau
» Et qu’elle ne soit plus, comme avant, inséparable du corps ;
» Fais que ce bel organe, auquel tu as donné
» D’infinis mérites, s’ôte et se remette à vis.

» Ainsi à sa belle l’amant pourra
» Laisser un gage certain de sa foi constante ;
» La cruelle jalousie qui torture le cœur,
» Sur la rive impure de l’Achéron
» Devra retourner, et tu entendras jubiler
» L’univers joyeux de cette nouvelle source de plaisir.

» Les amoureuses fillettes, qui ont juré
» De me fuir comme un monstre dangereux,
» Et qui par contrainte ou caprice se sont enfermées,
» À ta grande honte, dans un cloître solitaire,
» Si tu acceptes mon utile projet,
» Verront leurs tourments s’adoucir.

» Des maris inactifs et toujours jaloux
» La rigueur sera de la sorte inutile,
» Et des pères au front chauve, à l’esprit soupçonneux,
» Un ardent amoureux bravera la surveillance.
» Tout usage coupable, qui s’oppose à ta volonté,
» Disparaîtra, comme un nuage devant l’aquilon. »


Ce projet plut à Nature, et aussitôt
Les organes de l’amour furent faits à vis.
Non, quand j’aurais du Tasse ou de l’Arioste
La verve abondante et facile,
Je ne pourrais dire quelle satisfaction
Éprouva un chacun en se trouvant ainsi monté à vis.

Ordre fut donné par Nature,
Que pour jouir de cette faculté nouvelle,
Il faudrait avoir, au moment de le dévisser,
Cet organe parfaitement droit :
Elle excluait par conséquent, à leur grand chagrin,
Les vieillards paresseux et les jeunes impuissants.

Ainsi prêté droit, dans le même état
Il restait jusqu’à ce qu’il fût rendu ;
Il procurait du plaisir, avait puissance d’engendrer,
Et faisait de lui-même son jeu ordinaire,
Sans qu’il fût besoin de le manœuvrer haut et bas,
Comme un de ces hochets de Venise en cristal.

À présent, pour qu’un malin ne vienne pas,
Tout hérissé d’une pédantesque érudition,
Me traiter de bourrique et d’ignare,
Je dirai que c’est juste au moment
Où lesdits organes redevinrent inamovibles,
Que les hochets de verre furent imaginés.

L’homme ainsi constitué, le sexe aimable
Trépigna de joie et de contentement ;
Alors disparut ce qui causait son chagrin,
Cette cruelle et intolérable torture ;
Les belles, alors, supportèrent de leurs amants
Les départs, sans pleurs ni soupirs.


Nul ne partait avant d’avoir laissé,
Pour éviter querelles et plaintes,
À celle qui lui avait blessé le cœur,
L’organe qui pouvait le rendre infidèle,
Et, avec ce joujou, la belle restée seule,
Toutes les demi-heures, au plus, se consolait.

Chaque mari, avant de quitter la maison,
Le consignait aux mains de son épouse,
Qui, voyant là une preuve d’amour vrai,
Se tenait tranquille ; et si, par ses emportements,
Elle prétendait tout mettre sens dessus dessous,
Le mari réclamait son gage et la calmait.

Chaque jeune fille avait une cachette
Où elle en gardait une demi douzaine :
La table à ouvrage ou le prie-Dieu
Les cachait aux yeux des mères ;
Les religieuses en avaient dans leurs couvents
Des petites caisses de dix-huit ou vingt.

Le transport en était facile, et, à cette besogne
Le maître de langues était employé,
Avec le maître de musique, le valet de pied,
Le petit jockey, le laquais frisé,
Le moine, la marchande de modes, le perruquier,
Tous gens au fait de pareil métier.

Mais un prêt comme celui-là faisait, à vrai dire,
Au prêteur courir de grands risques ;
Et qui le consentait, tout le temps était
Préoccupé, inquiet pour son bien :
La malice du sexe est si grande,
Qu’elle répand du poison sur le plus doux miel.


Les craintes se réalisèrent ; de mille façons
Furent mutilés les maladroits amants ;
Plus d’une effrontée se rit de leur disgrâce
Et changea leurs plaisirs en pleurs.
Si nombreux furent les scandales et les disputes,
Qu’il n’est langue au monde capable de les narrer.

Plus d’un mari revint à la maison
Et se coucha auprès de sa femme,
Ayant ce jour-là prêté à une maîtresse
Son meuble le plus cher et le plus précieux,
Et n’ayant pu le ravoir d’elle
Ni par caresses, ni par menaces.

Si grave infraction aux lois de l’hymen
Entraînait de l’infidèle la fin prématurée ;
Pour l’homme coupable de ce crime
La colère féminine est sans bornes :
Aussi, sur les rivages du paresseux Léthé,
Bien des maris allèrent rejoindre Agamemnon.

Parfois quelque bigote archi-grimacière
À qui vous aviez prêté un si précieux objet,
Au lieu du vôtre, toute honteuse,
Vous en donnait un autre, et dans cet échange
Vous étiez réduit à perdre
Quatre à cinq, ou même sept à huit pour cent.

Heureux encore qui, dans un tel désastre,
Pouvait en sauver au moins une petite part !
Beaucoup perdirent leur capital tout entier,
Et, pour le recouvrer, tous moyens furent inutiles.
Le réclamait-on à qui on l’avait donné ?
Elle vous répondait : « Mon amour, je l’ai consommé. »


À sa belle plus d’un l’avait prêté
Pour en jouir la moitié d’une semaine,
Et la dame confuse, quand on le lui redemandait,
— « Hélas, mon ami, » disait-elle, « que c’est étrange !
» Tu me l’as donné, c’est vrai, je l’ai reçu,
» Mais… je ne sais où il est… mais… je l’ai perdu ! »

Et voilà qu’alors, à tous les coins de rue,
Celui qui avait subi cette perte s’empressait
De faire afficher des annonces imprimées,
Et d’un si douloureux accident
En caractères très gros et très nets
Donnait avis au public en ces termes :

« Messieurs ! que celui qui aurait trouvé un bijou
» Long de dix-huit ou dix-neuf pouces,
» Le chef découvert et violet,
» De poil châtain, à Santa Margherita
» Le rapporte aussitôt et le donne au sacristain :
» Il aura vingt sequins de récompense. »

Les vieilles mères, pleines de défiance,
Tant et plus allaient furetant,
Dans tous les coins qui pouvaient donner asile
À si douce et délicieuse contrebande :
Si bien que plus d’un eut le triste et malheureux sort
Du tison fatal du fils d’Œnée.

Plus d’un jaloux, inapte à contenter
Du sexe féminin les brûlants désirs,
Si patiemment fouilla, l’échine courbée,
Dans les cachettes de sa femme,
Qu’enfin il réussit à en trouver un
Et te le coupa en tranches, comme un saucisson.


Les choses allant ainsi, les villes étaient
Remplies d’eunuques, de pauvres gens
Qui, habitués à avoir les mains pleines
Au lever du jour, ne trouvaient plus rien
Entre leurs cuisses veuves ; et cet accident
Faisait rire les uns, sangloter les autres.

Des procès qui étaient portés au tribunal
Qui pourrait dire le nombre infini ?
» Justice ! » s’écriait l’une, « Monsieur ! une telle
» A volé à mon mari son affaire. »
Et, comme elle insistait : — « Pardieu ! » répondait le juge,
« Qu’y puis-je faire ? elle m’a volé la mienne aussi ! »

De telles plaintes à chaque instant
Les hautes murailles d’Astrée retentissaient ;
Des femmes, qu’unissait naguère une tendre amitié,
Souvent pour ce motif se prenaient aux cheveux ;
Les curés en avaient par dessus la tête
Pour arranger tant de contestations et de procès.

Bien des servantes furent mises à la porte,
Perdant leurs gages et leur bonne renommée,
Pour avoir astucieusement dérobé
Quelque bel engin à une orgueilleuse dame,
Qui le jetait dans la rue, si elle le rattrapait,
Comme le reste d’une vile plébéienne.

Les dévotes furent accusées
De voler aux belles dames les outils
Pour leur usage ; mais un de nos moines défendit
Leur honneur (c’était le père Agapito),
En prouvant que, pour avoir pareil instrument,
Elles étaient toutes abonnées avec le couvent.


Tel qui, anxieux, d’une vieille tante
Ou d’une grand’mère décrépite attendait
Le gras héritage, à sa mort,
Tristement se grattait le fessier,
Parce que la maudite vieille lui laissait,
Sans un sou vaillant, une pleine caisse de ces joujoux.

De gracieuses cantatrices, d’aimables danseuses
Avaient bien attrapé plus d’un milord,
En lui rendant à la fin son outil
Tout rongé par un mal virulent ;
D’autres, pour ravoir leur joyeux
Ustensile, parcouraient le monde entier.

Mais enfin arriva un fait qui, plus que tous ceux
Que jusqu’à présent j’ai racontés,
Mit les galants au désespoir,
Et fit naître de si scandaleux procès,
Qu’Amour et Nature en furent obligés
D’abolir incontinent ce nouvel usage.

Il y avait… inutile de vous dire la ville
Où résidait un méchant avare
Dont le surnom était Gambatorta,
Lequel donnait aux pauvres de l’argent
Sans exiger d’eux autre chose
Que soixante pour cent d’intérêt.

Cet homme était si cruel et inhumain,
Que vainement, à un taux si élevé, on lui offrait
Une caution : sans avoir le gage en main,
Le traître n’aurait pas donné un sou ;
Aussi avait-il chez lui plus de pierres précieuses
Que n’en produisent les contrées d’Orient.


Lorsque l’usage se fut répandu
De prêter ce qui donne la vie,
Il eut vite trouvé l’idée malicieuse
D’employer ainsi un joli capital,
Et, à dire vrai, ce fut à bon escient
Qu’il fit cette spéculation.

Il n’y a rien de plus cher à l’homme
Qu’un objet qui lui donne tant d’agrément ;
Le destin peut nous enlever notre argent,
Nous dépouiller au vif, nous rendre misérables,
Et nous refaire ensuite aussi riches que Crésus :
Mais à qui le perd, son joyau n’est jamais rendu.

Pour acheter coiffures, voiles, robes ou dentelles,
Les dames mettaient les joujoux en gage.
Vanité de femme est sans limites,
C’est un vice que l’amour même ne peut guérir :
Force était à leurs amants dévalisés
De racheter leur bien à beaux deniers comptant.

Gambatorta examinait la forme,
Le diamètre de l’objet et sa longueur :
Quand il le trouvait à son gré in pondere et mensura,
Il modérait son habituelle âpreté ;
À partir de dix-huit pouces et au-delà, il en donnait
Cent sequins, et il baissait son prix à proportion.

Ici m’objecte un pédant : « Si un si bel engin
» Appartenait à un homme sans ressources,
» Gambatorta était-il donc assez fou
» Pour donner de l’argent, et ne craignait-il de perdre ?
» — Non, Monsieur, il rattrapait capital et intérêts
» Sur le riche qui perdait le sien par le mal Français. »


Gambatorta un jour se mit à bâiller,
Et, en bâillant, il tomba mort.
Il n’avait au monde ni parent, ni enfant ;
La Justice le sut, et, sans tarder,
Aux portes, aux armoires, aux coffres
Les gens du palais mirent les scellés.

Le ribaud était mort sans testament,
Le fisc voulut prendre possession de ses biens ;
Les procureurs sont toujours lents,
Beaucoup l’ont éprouvé, et je l’éprouve moi-même,
Et, avant que ces scellés fussent levés,
Il s’écoula bien des jours, bien des mois aussi.

Cette lenteur fit perdre patience
À ceux qui avaient leur ustensile en gage ;
Sur la place et dans les cafés on entendait dire
Publiquement, que c’était une chose indigne,
Une grossière et stupide malhonnêteté
De priver la noblesse de ces choses-là.

Les petits-maîtres, les officiers et tous ceux
Qui pouvaient dire ouvertement : « Je f..s »,
Réclamaient avec importunité leurs oiseaux ;
Le prêtre et le moine forcément se tenaient tranquilles :
Leur caractère, leur dignité et leur tonsure
Exigeaient silence et imposture.

Enfin fut rendue la sentence
Après un long délibéré incohérent et confus,
Et, en présence d’un grand nombre de témoins,
Un officier du fisc fit l’inventaire
Des effets laissés par ce mort,
Ce qui n’exigea pas peu de temps.


Quand on eut noté les pierres fines, l’or, l’argent,
Les étoffes de soie et ce qui avait du prix,
Les sergents ouvrirent une chambre
Où était un immense coffre
Dans lequel on trouva les articles
Tant demandés, tant réclamés.

Il faut rendre justice à Gambatorta,
Parce qu’à l’usure près, qui était son péché mignon,
C’était un homme qui faisait bien ses affaires
Et qui, par dessus tout, aimait le bon ordre.
On trouva tous les paquets bien rangés
Avec des numéros et des étiquettes.

Celui-ci, disait une note, est à monsieur le docteur
Altariva, dame Mea l’a donné en gage ;
Voici celui de monsieur le directeur Ascanio,
C’est Madame Dorotea qui l’a apporté ;
Ceci est l’oiseau de Monseigneur le Surintendant,
Reçu de Rosina di Clemente.

Cet ustensile est à Monsieur Jacob, le Juif,
Dame Irène l’a envoyé sous cachet ;
Cheville du chanoine Taddeo,
Que la comtesse Emilia retient en gage ;
Arquebuse du père Atanasio,
Remise par Isabella, femme de don Blasio.

Chacun, de cette façon, retrouva le sien,
Mais en fit-on assez de gorges chaudes !
Le Pape le sut, il prit son écritoire
Et publia la bulle dite Estravagante,
Par laquelle il excommuniait
Tout Chrétien qui désormais se le dévisserait.


L’excommunication fit un peu d’effet,
Mais le mal était plus fort que le remède ;
Les dames en eurent beaucoup de colère et de dépit,
Se voyant ramenées à leur affreux ennui d’autrefois,
Et elles firent si bien, par mines et caresses.
Que cette bulle finit par tomber en désuétude.

Il y eut force docteurs de la sainte Église
Qui louèrent le Pape hautement ;
Beaucoup d’autres, partisans du beau sexe,
Firent de lui une âpre et ardente critique,
Et, au tonnerre des dilemmes et des syllogismes,
Succéda un déluge d’hérésies, une pluie de schismes.

Un docteur, à la cervelle détraquée,
Prétendit que le Pape, pendant qu’il rédigeait
Sa bulle impuissante, avait son propre oiseau
Entre les mains de la Comtesse Anselmi,
Et qu’elle l’avait pris seulement par politesse,
Étant court, et se tenant à peine sur ses pattes.

Le Pape se piqua au jeu : trois jours et trois nuits
Il tint le cardinal M… en consultation ;
Cet homme était fourbe et fort habile,
Bien qu’il passât pour un coïon :
C’était l’image d’Ulysse, alors qu’à contre-cœur
Il allait avec les Grecs faire la guerre à Troie.

Le rusé cardinal se mit bien vite
À imaginer quelque bon stratagème ;
Il songea à plusieurs et enfin en choisit un
Qui montra clairement tout son esprit :
Il fit assembler à Centun-celle
Toutes les plus aimables et les plus belles Romaines.


Après avoir fait là une procession solennelle,
Seul avec elles dans la cathédrale,
Entra l’éloquent et disert cardinal,
Qui leur tint ce discours :
« Mes filles chéries, cette bête impure
» De Satanas a corrompu la nature.

» Le Ciel, irrité de nos péchés,
» Nous menace d’une ruine inévitable :
» Au souverain des gouffres du Tartare
» Il accorde le pouvoir de nous faire tant de mal
» Et de nous induire de faute en faute,
» Pour nous entraîner enfin ove non è che luca.

» C’est par sa malice que l’organe destiné
» Au grand œuvre de la reproduction humaine
» Est devenu l’objet d’un jeu scandaleux,
» Indigne d’un Chrétien, d’un galant homme,
» Capable de conduire aux derniers excès
» Et de faire des putains de tout le sexe dévôt.

» Le monde est plein de scandales, d’affreux procès,
» D’horribles plaintes partout retentissent ;
» Tous les maris ont cornes à foison ;
» Il n’y a plus de femme qui soit fidèle
» Et qui ne trébuche, comme les autres, dans le vice ;
» Mille fillettes ont le ventre aux yeux.

» Oh ! funeste et lamentable situation !
» Les chastes épouses de Jésus, corrompues
» Et répudiant toute modestie,
» Dans leurs cellules, autrefois cachées aux profanes,
» Au lieu de scapulaires et d’Agnus Dei
» Ont des mirlitons de cinq et six livres !


» Déjà dans la Chrétienté sont mutilés
» Et ne peuvent plus célébrer la messe
» Chapelains, chanoines, évêques,
» Qui se sont permis une si criminelle licence ;
» Jusque dans le sacré collège, plus de vingt
» De nos collègues sont privés de leur instrument.

» C’est en vain que le successeur de Pierre a voulu
» Porter remède à un tel scandale,
» Et qu’il a fait publier dans le monde entier
» Une bulle si parfaite, qu’aucune ne l’égala jamais ;
» C’est en vain que la foudre de l’excommunication
» S’est abattue sur quiconque dévissait son oiseau.

» Les excommunications… oh ! temps abominables !
» Elles faisaient jadis trembler les Rois sur le trône !
» Elles mettaient les nations sens dessus dessous !
» Aujourd’hui on les méprise, elles ne signifient rien !
» Tout le monde les reçoit aussi tranquillement
» Que l’on boit de l’eau de la gouttière.

» Mais si cette foudre, qu’avec raison tant redoutèrent
» Les peuples anciens, est insuffisante,
» Nous ne sommes pas à bout de ressources et de moyens ;
» Nous pouvons encore nous venger,
» Si contre les infidèles il est bon et louable,
» Quand la force ne vaut, d’employer la ruse.

» Allez-vous-en donc, du courroux papal
» Belles messagères, préparer notre vengeance ;
» L’éclat obscurci de la tiare
» De vous, et non en vain, de vous seules se recommande :
» Par les villes, par les bourgs, par les villages
» Allez, et levez-moi le cotillon.


» Il n’y a pas d’autre moyen pour que vous puissiez
» Nous venger de ces gens, qui, au mépris
» Des lois édictées par un Souverain Pontife,
» Ont l’audace de dévisser leurs engins.
» Ces engins, tâchez de mettre la main dessus,
» Et, sans tarder, expédiez-les au Vatican.

» Mettez en œuvre vos puissants attraits,
» Et ces grâces dont le ciel vous a comblées
» Précisément pour que vous puissiez un jour
» Montrer votre foi et votre zèle,
» En les employant à prendre la défense
» Des droits sacrés de la Sainte Église.

» Vous pouvez feindre l’amour et imiter
» En toute liberté les façons des putains ;
» Pas de scrupules là-dessus : vous savez bien
» Quels éloges mérita de la nation Juive,
» Quelle gloire retira de son entreprise
» La charmante veuve de Manassès.

» Bétulie était étroitement assiégée
» Par le sauvage et abominable Holopherne ;
» Les habitants n’avaient plus d’espoir de salut,
» Puits et citernes étaient à sec,
» Et sous les coups des rudes béliers
» Remparts et murs semblaient être de beurre.

» Elle se para et découvrit sa poitrine,
» Elle montra sa gorge blanche et ferme,
» Et, le visage resplendissant d’une beauté sans pareille,
» Elle se présenta à ce museau de chien
» Qui, lorsqu’il eut jeté sur elle un seul regard,
» Resta comme frappé de la foudre.


» La foudre, c’était l’éclair de deux beaux yeux
» Qui de l’impie guerrier pénétra le cœur
» Il renonça à son ordinaire barbarie
» Et pour la première fois brûla d’amour ;
» Cet amour eut tant de puissance,
» Qu’il voulut faire coucher Judith dans son lit.

» Ce qui se passa lors, je ne sais ; mais je sais que le sommeil,
» Produit peut-être par les fumées du vin,
» Se rendit maître des sens d’Holopherne,
» Et que, comme il ronflait couché sur le dos,
» Judith saisit son sabre, et le capitaine
» Le lendemain matin chercha vainement sa tête.

» Soyez larges en promesses ; que les serments,
» S’il le faut, ne soient épargnés :
» Serments d’amour ! autant en emporte le vent ;
» Non-seulement le parjure est toléré,
» Mais il est méritoire, croyez-le bien,
» Quand on le commet à bonne intention.

» Servez bien le Pape ; déjà il songe
» Que la peine ne va jamais sans récompense ;
» Or, cette récompense, quelle sera-t-elle ?
» Aimables dames, je veux vous le dire :
» Des indulgences plénières à pleines mains
» Vous aurez pour des mois, pour des années, tant et plus.

» Sur le total des engins que vous remettrez
» Comme je l’ai dit, en notre pouvoir,
» Quatre pour cent seront prélevés
» Pour votre part et vous seront assignés,
» Avec cette condition qu’il ne vous sera défendu
» De les choisir à la mine ou au poids.


» Étant stipulé toutefois que vous devrez seulement
» Les employer pour votre propre agrément ;
» Qu’en aucun cas vous ne pourrez les vendre,
» Les prêter, les donner, les échanger,
» Les mettre en gage ou les exposer à tout autre risque :
» Autrement ils vous seraient confisqués.

» Si dans sa bonté et sa générosité
» Notre vice-Dieu vous accorde ses grâces,
» Il vous rappelle sérieusement par ma bouche
» Qu’il faut tenir secret tout ce que je vous ai dit ;
» Et, comme il ne se fie pas trop aux femmes,
» Voici de quelles terribles peines il vous menace :

» La femme qui aura eu la langue trop longue, ou qui,
» Emportée par un téméraire et fol amour,
» Aura divulgué ce qui s’est dit ici,
» Sera anathème, et son excommunication
» Sera plus terrible que toutes celles dont l’histoire
» Rappelle aux hommes le souvenir.

» Non-seulement le pain se mettra en travers
» De son gosier, si elle a envie de manger,
» Non-seulement l’eau de son puits tarira,
» Et la soif lui fera subir de cruels tourments,
» Mais elle verra se fermer cette fissure
» Qui lui procure les plus doux plaisirs.

» Mais, que parlé-je de peines ? Ah ! je lis bien
» Dans vos jolis et brillants petits yeux
» L’ardeur et le désir ; déjà, déjà je prévois
» La honte et la tristesse de nos ennemis ;
» Déjà je chante victoire, et par vous j’espère
» Avoir les engins de l’univers entier. »


Ce discours d’une belle émulation
Enflamma les charmantes auditrices ;
Chacune au grand œuvre se prépare,
Chacune déjà se voit à chasser les engins ;
Déjà elles se figurent en expédier à Rome,
Qui un sac, qui une balle, qui une charge de mulet.

Et ce ne furent des bourgeoises seules qui pour la croisade
Volontairement donnèrent leur nom ;
Des dames de famille illustre
Sur la grande liste se firent inscrire :
Parmi elles se trouvèrent trente duchesses,
Cent marquises et quatre princesses.

Elles partirent, et dans diverses contrées
À de sots amoureux elles tendirent leurs filets ;
Beaucoup en Italie déployèrent leurs ruses,
Beaucoup en France, beaucoup en Allemagne ;
D’autres allèrent exploiter la riche terre d’Ibérie,
D’autres la Hollande et d’autres l’Angleterre.

Guères ne tarda qu’un paquet de la denrée
Par la poste arrivât au successeur de Pierre ;
Ensuite, par un courrier envoyé tout exprès,
Il en reçut une grosse valise pleine ;
Puis ce furent des barils, des tonneaux, et à la fin, des charges
Aussi grosses que des ballots de drap d’Angleterre.

Le marin et le voiturier n’apportaient plus
Que ces marchandises des contrées lointaines ;
De grosses balles à la marque papale
Partout les douanes étaient pleines,
Et les princes, pour en tirer quelque profit,
Les assujettirent aux droits de gabelle et de remisage.


Tout ustensile qui tombait dans la main
Du cardinal ci-dessus mentionné,
Il le mettait incontinent au château Saint-Ange,
Et, pour que personne ne le pût dérober,
Il entretenait là, de garde, en permanence,
Un régiment de braves soldats.

Supplications, menaces, procès, rien ne servit,
Rien ne put décider le Saint Père à rendre
Les engins ravis par ses dames ;
Personne ne put lui faire entendre raison.
Seuls quelques prélats de grande importance
Les rattrapèrent, moyennant forte rançon.

La moitié du monde presque était ainsi mutilée,
Le deuil était dans tout royaume, chez toute nation ;
Amour se repentit de sa sotte idée :
Il voyait la fin de la génération,
Le plaisir transformé en affreux chagrin,
Son sceptre brisé, son trône renversé.

Alors il dirigea son vol rapide
Vers l’endroit où il avait trouvé Nature ;
Et il lui dit : « Ma mère, tout de suite
» Remettons les engins comme ils étaient avant,
» Et désormais, pour éviter des malheurs,
» Laissons les choses comme elles sont. »