P. Brunet (p. 239-244).

XXV.


Mélite à René.
Damper coat.

Je comprends les difficultés de la position très-délicate où tu te trouves, mon cher René, et je ne saurais pas plus que toi comment en sortir. Charles Després agit indignement, mais il est le fils de madame Després, il est de Damper, il est bien dur de l’accuser, de découvrir ses lâchetés, de détruire d’un mot l’édifice de son bonheur. Attends encore, attends au dernier moment. Ce moment venu, Dieu t’inspirera, je n’en doute pas. Entre hommes vous êtes d’une susceptibilité si farouche et si orgueilleuse, et les affaires de ce genre peuvent prendre une tournure si tragique et si fatale qu’on ne voit absolument pas que vous conseiller. Charles Després serait un autre homme que je te dirais : Va le trouver, dis-lui ce que tu as appris et fais ressortir à ses yeux l’indignité de son silence. Mais un autre homme n’agirait pas ainsi. J’ai cru pouvoir confier l’affaire sous le sceau du secret à ma voisine, qui possède l’expérience du monde. Elle n’a rien trouvé de mieux que ce que je t’ai dit.

Pendant que tu es livré à des préoccupations aussi pénibles, mon cher René, on s’amuse beaucoup à Damper-Coat et à La Brise. On va, on vient, à pied, en voiture, en bateau, à cheval, oui, même à cheval. L’autre jour, pour une petite excursion dans les montagnes, j’ai accepté de me jucher sur une belle jument pécharde dont on m’avait vanté la grande douceur et l’inaltérable tranquillité.

Fanny, qui n’a pas plus d’expérience que moi de ce mode de transport, s’en tire beaucoup plus brillamment. Elle est hardie, robuste, souple. C’est la plus charmante amazone qu’on puisse imaginer et, quand elle est assise sur sa selle avec ses beaux cheveux noirs nattés, sa taille et son profil de reine, son malheureux petit cheval prend des allures tout à fait triomphantes, comme une bête de race, il s’élance impétueusement en avant, précédant le mien qui le suit la tête basse comme il convient à une brave jument bien vulgaire, sans prétention, et à laquelle celle qui la monte ne communique aucune ardeur.

Madame Anne semble s’appliquer à distraire Fanny qui, depuis ma confidence, n’est plus triste mais sérieuse. Il y a des sentiments que le mépris efface instantanément dans les cœurs généreux. Ou je me trompe ou le sien n’a pas résisté à l’épreuve.

Nous avons assisté ensemble à une distribution de prix de l’une des principales pensions de petites filles d’une ville voisine. Je ne connaissais personne et le tableau n’a cependant pas manqué d’intérêt. Les femmes en herbe étaient bien gracieuses avec leurs toilettes blanches et leurs cheveux bruns ou blonds ornés de rubans bleus flottants, elles avaient de bien drôles de petites mines naïves ou futées. Que c’est joli l’enfance ! que c’est gracieux l’adolescence et la première jeunesse. Passé, présent et avenir étaient là en présence, et les petits incidents comiques n’ont pas manqué. Les petites faisaient les vieilles et les vieilles faisaient les jeunes. J’aimais à voir les dames appuyer leur joue couverte de poudre de riz sur la joue en fleur des blondes fillettes. J’étais tout près d’une de nos élégantes dampéroises. Que c’est laid une coquette vieillie qui essaye de se rajeunir ! Elle me faisait compassion avec son faux chignon frisé, sa taille, contournée et affaissée, son œil éteint dans un réseau de rides que la pâte ne parvenait pas à effacer. Cet œil se posait avec envie sur les tailles sveltes, sur les chevelures opulentes, sur les visages purs. Il y avait un monde de regrets dans ce regard-là. Mais nous avions quelques vieillesses dignement acceptées, dignement portées. Une sous-maîtresse faite de fer et de ficelles, guindée et horriblement prétentieuse, nous a bien un peu amusées avec ses saluts, ses révérences, ses attitudes, son étrange physionomie, où luttaient l’importance qui tend à se faire jour et la gaucherie, résultat d’une timidité habituelle. Il y a des gens auxquels on serait tenté de crier : « De grâce ! soyez simples. »

Le lendemain de cette petite échappée, nos voisines ont passé la journée au presbytère. Nous avons lu à voix haute.

Madame Anne, pour faire plaisir à mon oncle Jérôme qui est un classique enragé, a déclamé avec un très-remarquable talent quelques beaux vers de Polyeucte ; on m’a demandé du René et j’ai cueilli ici et là dans mes lettres quelques phrases, quelques scènes descriptives, et l’oreille droite de mon frère a dû tinter, car on a dit beaucoup de bien de lui.

Malgré ces allées et venues, j’ai porté partout la préoccupation de l’épineuse affaire qui te chagrine et je voudrais être à un mois d’ici pour te savoir hors de cette impasse.

Ne manque pas de m’écrire aussitôt que tu auras pris ton parti. Mon oncle Jérôme, qui a dîné hier chez les Després, m’a dit qu’ils étaient tous rayonnants. On n’a parlé que du brillant mariage que fait Charles. Ils iront en bande à la noce. Leur joie m’attriste et je n’approche plus de Damper, craignant de les rencontrer les uns ou les autres. Je sais qu’il m’est inutile de te conseiller une grande prudence au moment décisif. Il est vraiment bien regrettable que tu te trouves mêlé à cela, mais je conçois que les rapports que tu as avec M. Brastard ne te permettent pas de rester neutre. La non-intervention, comme on dit en politique, serait dans ce cas une vraie lâcheté. On a beau faire, vraiment, la vie ne reste jamais un bon petit chemin bien riant, bien uni, bien facile. On a beau balayer, tailler, préparer la route, les pierres roulent, les ronces déchirent et adieu la douce sérénité de la paresse. Soyons donc forts et patients, mon cher René, et rappelons-nous que tout tourne au bien de ceux qui aiment Dieu. Mon oncle prêchait cela ce matin, je te le redis en t’embrassant bien tendrement.

Mélite.