P. Brunet (p. 232-239).

XXIV


René à Mélite
Paris.

Je me porte bien, rien n’est changé dans ma situation, ma chère Mélite, mais l’affaire dont je t’ai parlé me bouleverse. J’ai du temps, je viens te la raconter, tu me conseilleras, ma sœur, je ne sais vraiment comment faire.

Je t’ai annoncé la mort de madame Brastard. Cet événement m’a fait sortir de mes bureaux. M. l’Ingénieur, tout à sa douleur et à celle de ses filles, qui aimaient leur grand’mère comme une mère, m’a donné plusieurs missions importantes, délicates, dont je me suis tiré à mon honneur. Mes courses touchaient à leur fin. J’étais, un de ces matins, dans le bureau d’un des principaux industriels, occupé à classer certains papiers, quand un bruit de voix est parvenu à mes oreilles. Plusieurs de ces messieurs venaient d’entrer dans le cabinet de M. Vincent, qui est jusqu’à un certain point l’ami de M. Brastard, et j’ai parfaitement entendu leur conversation qui n’avait rien de confidentiel ni de très-extraordinaire, mais qui, pourtant, m’a terrifié. Après avoir parlé de l’absence forcée de l’ingénieur et de ses motifs, ils ont ajouté que le malheur qui le frappait arrivait peut-être à temps pour empêcher la conclusion du mariage de sa fille avec Charles Després. Et sais-tu pourquoi ils semblaient désirer que ce mariage n’eût pas lieu ? parce que Charles Després est ruiné, du moins ils l’affirmaient, et que M. Brastard est le seul qui ignore ses désastres à la Bourse.

Je suis resté tout étourdi. Je connais Charles, il est parfaitement capable de dissimuler sa situation présente pour en arriver à ses fins. Ce sujet de conversation n’a pas duré longtemps, comme tu le penses, ces messieurs ont causé d’affaires et, pour moi, j’ai patiemment attendu qu’ils quittassent le cabinet particulier les uns après les autres et je me suis représenté devant M. Vincent. J’étais très-ému, je lui ai cependant dit d’un air très-calme que j’avais bien involontairement entendu une partie de sa conversation et que je désirais savoir s’il était vrai que Charles méritât la mauvaise réputation qu’on venait de lui donner.

— On le dit coulé et même fortement compromis dans des affaires véreuses, m’a-t-il répondu d’un air indifférent.

— Mais alors il ne peut épouser mademoiselle Brastard ? me suis-je écrié.

— Ceci regarde M. Brastard, jeune homme, m’a-t-il répondu d’un ton sec.

— Mais, M. Després le trompe sans doute ? »

Il m’a répondu :

— On ne doit pas se laisser tromper. »

J’ai insisté, je lui ai demandé s’il n’éveillerait pas au moins les soupçons du père, qui, une fois à demi prévenu, saurait bien arriver à connaître la vérité.

— Je m’en garderai bien, m’a-t-il dit. Ce jeune homme est agréé, il est d’un caractère audacieux ; il joue, il peut se relever, et, d’ailleurs, ce ne sont pas mes affaires. »

Tu ne peux imaginer, ma chère Mélite, une physionomie plus parfaitement indifférente, plus sèche, plus égoïste que n’était en ce moment celle de cet homme qui se dit l’ami de M. Brastard.

— Se taire serait d’un égoïsme révoltant, ai-je repris.

— C’est de la prudence, m’a-t-il répondu.

— Au moins, me permettez-vous de prévenir M. l’ingénieur du bruit qui court et dont on vient d’affirmer devant vous la vérité ? lui ai-je demandé.

Il m’a regardé, hoché la tête et souri.

— Faites-le si cela vous plaît ; mais je vous en préviens, vous ferez là un métier de dupe, et le moins qui puisse vous arriver, c’est d’être renvoyé des bureaux. D’ailleurs, a-t-il ajouté, cette affaire a peut-être été bien exagérée et je vous engage dans tous les cas à ne pas vous servir de mon nom ; car j’ai pour principe de ne jamais me mêler de ce qui ne me regarde pas. »

En disant cela, il s’est mis à rouler une cigarette entre ses doigts et m’a tourné le dos. Je suis sorti agité, dépité, ne sachant absolument que faire. Pendant huit jours, j’ai pris en dessous des informations, j’ai tout fait pour connaître la vérité. Hier je l’ai apprise de la bouche même d’un courtier de bourse. Charles est resté sur le dernier champ de bataille, il compte parmi les morts, mais le nom de l’agent de change son associé a seul paru dans les journaux. En attendant, je le vois toujours pimpant, élégant, rieur, accueilli comme un ami dans cette maison où il apporte la trahison. Je ne puis croire que ce mariage s’accomplisse. Mépriser son mari ! Quel supplice ce doit être pour une femme qui a cru épouser un honnête homme. Or, certainement Charles Després apparaît ainsi à mademoiselle Berthe qui ne se gêne pas pour dire qu’elle a horreur de la déloyauté. L’honorabilité si antienne de sa future famille lui plaît par-dessus tout : devenir à moitié Bretonne l’honore. Quand je l’entends parler ainsi, mon sang bouillonne, et j’ai beau me mettre en présence de cet égoïsme qui permet à un homme que M. Brastard appelle son ami, de le laisser dans l’ignorance d’un fait de ce genre, je puis que le réprouver.

Comme ce secret me pèse, ma sœur ! plus j’y réfléchis, plus il me pèse. M. Brastard est plus que mon ami, il est mon bienfaiteur ; je vois presque tous les jours maintenant sa fille ; elle me laisse admirer comme à une connaissance intime la délicatesse de son âme, l’élévation de ses sentiments ; elle est à cent lieues de se douter que l’homme auquel elle va engager sa foi n’est qu’un menteur, un hypocrite. Ce luxe qu’il continue d’étaler aux regards seul est un mensonge. Enfin, j’espère toujours que la vérité se découvrira sans que je m’en mêle. Ce deuil est arrivé bien à propos, tout à fait providentiellement, je l’espère. Malgré toutes les instances de Charles et les prières de son père, mademoiselle Berthe persiste à ne pas vouloir revêtir sa robe de noce avant que les trois mois de grand deuil soient écoulées. Encore six semaines d’attente. Malheureusement, pendant ces six semaines, M. Brastard sera continuellement en voyage. Il a chargé une de ses parentes de chaperonner ses filles pendant ces absences. C’est la meilleure femme du monde ; mais Charles aura beau jeu, elle le trouve charmant et tous ses troubles lui échapperont. Il est parfois troublé, inquiet, il est même très-changé physiquement, mais il n’en paraît que plus intéressant à ces dames. Quand M. Brastard est absent de Paris, il passe sa journée rue Saint-Honoré. M. Brastard de retour, il a toujours de grandes affaires qui le retiennent à la Bourse. Parfois j’ai envie d’aller le trouver pour m’expliquer avec lui, mais ce serait peut-être une maladresse qui n’avancerait à rien. Quand on prépare de longue main une pareille infamie, on est disposé à en courir tous les risques.

Il me reste à prévenir M. Brastard lui-même, mais je recule devant cette ressource suprême. Non pas que je craigne pour moi-même, mais il y a quelque chose qui me répugne fortement dans cette dénonciation. Que ferais-tu à ma place, ma chère Mélite ? Faut-il laisser tomber cette nouvelle apprise par hasard, faut-il laisser aller les choses ? Faut-il éveiller les sollicitudes de ce père confiant qui, sur ce sol volcanique de Paris, a l’imprudence de ne plus s’occuper du gendre qu’il s’est choisi et qui appartient corps et âme à ses affaires matérielles, absolument comme s’il n’avait que cela à faire dans ce monde ? Conseille-moi, ma sœur, tire-moi de cet embarras si tu le peux et crois à l’amitié sincère de

Ton frère et ami,
René.