Mirage (Mousseau)/Chapitre I

C. A. Marchand (p. 1-10).
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CHAPITRE PREMIER



Les appels matinaux des oiseaux des forêts des Laurentides se faisaient entendre dans les arbres des côteaux auxquels s’accrochaient des écharpes d’une brume transparente, dorée par les premiers rayons du soleil ; des vallées encore pleines d’ombre montaient des rumeurs confuses, faites des meuglements sourds des bestiaux qui secouaient la torpeur de la nuit, du cliquetis des ruisseaux coulant sur les pentes rocheuses et du bruissement des feuilles qu’agitait doucement la brise du matin. Un à un les sommets s’estompaient, prenaient des contours lumineux ou sombres, selon qu’ils portaient des moissons aux teintes dorées ou des sapins verts. De la terre en travail et des arbres résineux s’exhalaient d’âcres parfums qui se mariaient en une enivrante odeur, à la fois agréable et vivifiante.

Des toits se dessinèrent, un clocher s’allongea démesurément dans le ciel parfaitement pur et tout le coquet village de Saint-Augustin se révéla, encore endormi, mais pleins des couleurs riantes et gaies du jour.

Un angélus tinta joyeusement dans l’air froid des montagnes ; et pendant que le malheureux sacristain, tout grelottant, faisait envoler les vibrations sonores et mesurées du clocher d’où fuyaient des hirondelles effarouchées qui tournoyaient gracieusement, aveuglées par le soleil levant ; pendant que les voix claironnantes des coqs se répondaient, à quelques instants d’intervalle, d’une ferme à l’autre ; pendant que se faisaient entendre les aboiements solitaires d’un chien affolé par les sons qui avaient succédé au silence de la nuit, le village continuait de dormir.

Peu à peu cependant des portes s’ouvrirent et se refermèrent, la campagne se peupla, bêtes et gens se réveillèrent.

Bientôt le village lui-même s’anima et les trottoirs de bois, couverts d’une légère couche de givre, craquèrent sous les pieds des premiers passants.

Sur la ferme de Gustave Duverger, à l’extrémité du village, on ne donnait encore nul signe de vie et tout demeurait coi. Aussi, quand une fenêtre s’ouvrit avec fracas, au deuxième étage, sous le pignon de la maison, et qu’un jeune homme allongea la tête au dehors, en éternuant bruyamment, surpris par l’air froid et les rayons du soleil qui le frappaient en plein visage, ce fut le signal d’un émoi considérable dans la basse-cour : les poules caquetèrent et sautèrent de leurs perchoirs, les coqs, se dressant sur leurs ergots, se désenrouèrent la voix, avec des accents éclatants, et le chien de garde, qui sommeillait sur le perron, accourut pour voir la cause de tout ce tintamarre et aboya joyeusement en reconnaissant dans celui qui venait d’ouvrir la fenêtre son maître, Louis Duverger, le fils du propriétaire de la ferme.

Louis était un jeune homme de vingt ans, sérieux et travailleur, que son père, cultivateur à l’aise et intelligent, désireux de faire « quelqu’un » de son garçon, avait envoyé au collège. Le jeune homme avait bien profité des leçons de ses maîtres. Au contraire de tant d’enfants qui rendent inutiles les sacrifices et les dépenses de leurs parents, il avait tenu à profiter des avantages qu’on lui offrait. Instruit de la nécessité du travail par l’exemple de la vie laborieuse de son père, il avait très jeune compris la noblesse du rôle attribué aux travailleurs, à ceux qui sont utiles à leurs semblables, à ceux qui entreprennent des tâches fécondes qu’ils mènent à bien, soit qu’ils sèment le blé dont le peuple a besoin pour sa nourriture, soit qu’ils sèment les idées dont la germination est nécessaire à l’accomplissement des destinées des individus et des peuples. Il avait compris que chacun a, ici-bas, un devoir qu’il doit remplir et que l’on doit mesurer la valeur d’un homme d’abord d’après l’idéal qu’il poursuit et ensuite d’après son utilité pour ses concitoyens et d’après l’importance de son entité dans la sphère où il est placé, si grande ou si petite soit-elle, bornée par les frontières d’un pays ou par les limites d’un canton. Ces vérités ne s’étaient naturellement fait jour que peu à peu et graduellement dans son esprit ; la ferme tendresse de son père avait aidé cette formation intellectuelle et hâté la maturité de son jugement. Loin de prendre son fils pour un personnage parce qu’il était en passe de devenir plus instruit que lui, et sans non plus le traiter durement, le père Duverger avait su éviter des deux excès contraires dans lesquels tombent trop de pères : il n’avait pas gâté, son fils en le considérant comme une des sept merveilles du monde, parce qu’il apprenait le latin, et en tolérant que tout le monde fût en admiration devant lui et que sa mère et ses sœurs devinssent ses servantes, et il ne l’avait pas non plus fatigué et ahuri en le surchargeant de travail pendant ses vacances, de crainte que l’écolier ne voulût ensuite se reposer pendant le reste de l’année. Il avait usé de modération, et de tact, et sa manière d’agir mérite d’être citée comme exemple aux fermiers qui font instruire leurs fils.

Louis se rappelait toujours sa première année de collège et ce que lui avait dit son père, au début de cette année.

« Louis, » avait dit le père Duverger, « si tu veux me promettre de travailler et de te conduire comme il faut, je vais t’envoyer au collège. Tu as bien réussi dans tes classes, à venir jusqu’à maintenant, et je suis disposé à te faire instruire. J’ai des moyens, et je peux faire cela ; si je n’avais pas assez d’argent, je ne priverais pas ta mère et tes sœurs pour toi, mais je peux le faire. Quand tu seras instruit, il ne faudra pas que tu nous méprises ; un honnête homme est toujours honorable, quand il fait son devoir, qu’il soit un « habitant » ou un « avocat. »

Louis s’était jeté en pleurant de joie dans les bras de sa mère et il avait promis à son père de lui donner satisfaction.

Le père alla voir son fils, pendant l’année, veilla à ce qu’il ne manquât de rien et s’informa des professeurs s’il travaillait bien, lisant : « je ne connais pas cela, mais s’il vous donne satisfaction, c’est bien ; » puis quand les vacances arrivèrent et que l’enfant sortit, les bras chargés de prix, il lui dit, au bout de quelques jours, qu’il n’entendait pas le garder à rien faire pendant l’été, mais qu’il devait se rendre utile. Louis travailla donc comme ses frères, à des tâches proportionnées à ses forces, avec le résultat qu’il ne contracta pas d’habitudes d’oisiveté et que sa santé s’en trouva mieux.

Après dix ans de cette forte discipline, ses lèvres avaient pris un pli sérieux qui contrastait avec l’expression franche et gaie de ses yeux bruns et qui inspirait la confiance.

Il était actuellement en vacances, sorti depuis tantôt deux mois de l’université Laval, de Montréal, où il allait prochainement retourner pour continuer ses études de droit.

Pour le moment, il ne songeait guère aux études et il ne pensait qu’à une chose : ferait-il beau pour le pique-nique que donnaient la femme du docteur Ducondu et quelques autres dames et auquel elles lui avaient fait l’honneur de l’inviter ?

On a beau être sérieux et studieux, on n’est pas insensible à de telles invitations, surtout quand les vacances tirent à leur fin et qu’on n’aura peut-être plus l’occasion, une fois le pique-nique terminé, de revoir les jolies voisines et les séduisantes jeunes filles venues de la ville, qui passent en riant si gentiment dans les rues du village. Louis n’était pas romanesque, mais il avait vingt ans, et quand il avait rencontré Ernestine Ducondu et Marcelle Doré et que les deux jeunes filles lui avaient dit : « nous comptons sur vous pour le pique-nique, monsieur Duverger, » il avait tressailli de plaisir et il avait promis d’être de la partie.

Il fit part de l’invitation à son père et celui-ci, secrètement flatté de voir son fils invité tout comme ces beaux jeunes gens de la ville qui villégiaturaient à Saint-Augustin, lui dit qu’il mettrait une charrette et un cheval à sa disposition.

Louis n’eut rien de plus pressé que d’annoncer la générosité de son père à mademoiselle Ducondu, qui le remercia fort aimablement et porta à son tour la nouvelle à sa mère.

« Je te l’avais bien dit, maman, » fit-elle : « il n’est pas mal du tout, ce garçon-là. »

Madame Ducondu était à discuter avec quelques amies les derniers préparatifs à faire pour le pique-nique, assise sur le véranda de la maison d’été que le docteur Octave Ducondu, de Montréal, venait habiter tous les ans à Saint-Augustin, avec elle et leur fille. « C’était la dernière charrette qui vous manquait, » s’exclama-t-on, et toutes renchérirent sur les éloges qu’Ernestine venait de faire de Louis Duverger. Ces dames, que la fin de la saison d’été trouvait un peu désœuvrés avaient remarqué le grand garçon qui leur cédait si poliment le passage lorsqu’elles le rencontraient sur les étroits trottoirs du village et elles parurent enchantées de la perspective de faire sa connaissance.

Après s’être occupées des mondains et des mondaines venus à Saint-Augustin pour y étaler leurs toilettes et leurs belles manières, pour s’y amuser et pour se recouvrir les joues de la couche de hâle qu’il est de bon ton de posséder, à l’automne, au retour à la ville, elles voulaient se donner le plaisir nouveau de lier connaissance avec ce jeune homme, qui n’était pas de leur monde, mais qui avait l’air aussi intelligent et qui paraissait aussi bien et mieux que n’importe quel gommeux de la belle société.

« C’est un étudiant, n’est-pas, demanda l’une d’elles ?

— Oui, répondit Ernestine : il est dans la seconde année de droit, à Laval.

— Et où l’as-tu connu, petite dissimulée, demanda une autre ?

— Oh ! c’est Marcelle Doré qui me l’a présenté.

— La sœur d’Arthur Doré, qui étudie le droit à Laval ?

— Justement.

— Pourquoi Arthur n’a-t-il jamais songé à nous le présenter ?

— Il disait que monsieur Duverger était timide et que cela le gênerait.

— Comment se fait-il qu’il a accepté, s’il est si timide ?

— Je ne l’ai pas trouvé timide.

— Ah ! ah !… Tu l’as apprivoisé..

— Je ne sais pas, j’étais avec Marcelle, qu’il connaît bien, répondit Ernestine, en rougissant.

« Il faudra la surveiller, » dirent avec malice plusieurs des amies de la jeune fille, en s’adressant à madame Ducondu, et Ernestine, qui ne savait plus que répondre, s’enfuit dans la maison, pour échapper aux railleries au sujet de celui qu’on appelait sa « nouvelle conquête. »

La « nouvelle conquête » était descendu au rez-de-chaussée, après avoir fait l’inspection des quelques nuages blancs qui peuplaient l’horizon bleu et avoir dit, à haute voix, avec une satisfaction évidente : « il va faire beau. »

Il prit un déjeuner sommaire, souhaita le bonjour à son père et à sa mère, puis s’en fut atteler le meilleur cheval de l’écurie à une grande charrette à foin, — car c’est dans ces véhicules primitifs que se font les pique-niques, simples et charmantes excursions sous bois qui réunissent tout un village et au cours desquelles on s’amuse en famille, d’une manière presque patriarcale.

Saint-Augustin avait un « club », où on dansait plusieurs fois par semaine. Les mères prudentes accompagnaient au « club » leurs jeunes filles et les autres mères, — moins prudentes, — les laissaient y aller seules. Toutes dansaient et s’amusaient énormément au va-et-vient des couples de rencontre, coudoyant une foule de gens qu’elles n’auraient pas voulu recevoir dans leurs salons mais dont elles supportaient le voisinage et la promiscuité. Une pianiste quelconque jouait des valses et on tournoyait, on tournoyait, à perte d’haleine ; on revenait ensuite en proclamant qu’on avait eu beaucoup de plaisir.

Cela recommençait ainsi toutes les semaines.

D’une soirée de danse à une autre, on discutait, dans les cottages et les hôtels, le programme de la prochaine fois ; on discutait aussi la réputation des danseurs et des danseuses, qui recevait quelquefois de fâcheux accrocs.

C’était la saison mondaine transportée à la campagne, avec plus de laisser-aller, avec moins de décorum et avec le cadre champêtre des montagnes comme décors et l’exquise senteurs des fleurs et des bois pour en tempérer les ardeurs, avec tout le vide des réunions où l’on est censé s’amuser mais aussi avec une poésie et une langueur ambiantes dont le charme était indéniable et qui atténuait la futilité habituelle des réunions de ce genre.

Madame Ducondu était originaire d’une vieille paroisse où, dans sa jeunesse, on donnait, pendant l’été, un ou deux pique-niques, considérés comme les événements de la saison. Elle avait résolu de terminer l’été par une de ces fêtes antiques à la rose. Elle s’était ouverte de son projet à ses amies, qui s’étaient d’abord récriées, puis qui avaient fini par consentir, séduites par l’originalité de la proposition.

Pendant toute une semaine, on avait cuisiné et fait des préparatifs, dans maintes maisons. Des viandes rôties avaient été mises sur la glace ; des gâteaux à double étage avaient été serrés dans les dépenses ; on avait apprêté des gelées et des desserts divers et préparé tout ce qu’il fallait pour les exploits gargantuesques d’une cinquantaine de personnes.

Et maintenant, tout était prêt, la température était superbe, jeunes filles et jeunes gens trépignaient d’impatience, et on allait avoir un pique-nique.

La journée était chaude et les jeunes gens avaient pour la plupart des souliers blancs, des pantalons blancs et des chemises bouffantes ; rien de plus, pas de chapeaux : on n’en porte pas l’été, quand on est à la campagne. Les jeunes filles n’avaient pas de chapeaux non plus, préférant faire parade de leur endurance aux rayons du soleil et montrer le hâle de leurs joues ; quelques-unes cependant avaient emporté des ombrelles. Elles étaient en toilette claire et mises simplement, comme il convient quand on va passer une journée au bois et qu’on va courir dans les buissons. Les papas et les mamans, en gens pratiques, qui ne se soucient plus d’attrapper des coups de soleil, avaient mis de larges chapeaux de paille, dont le confort était la qualité dominante. Quelques messieurs avaient des panamas, mais plusieurs, sachant qu’ils risquaient de les accrocher dans les broussailles, de les salir ou de les briser, avaient tout simplement pris de grands chapeaux de la paille la plus grossière, qu’ils se proposaient bien de jeter au retour.

L’excitation était grande dans le village : les jeunes filles couraient se joindre les unes aux autres, afin de faire route avec leurs amies de choix, et les jeunes gens arpentaient précipitamment les rues, en cherchant à se rendre utiles, chargés de divers colis et aussi importants que s’il se fût agi d’une affaire d’état.

Rendez-vous avait été donné chez madame Ducondu et on devait aussi prendre plusieurs invités en route. Le pique-nique avait lieu sur la terre de Josaphat Beaulieu, à un mille et demie au nord du village.

Deux ou trois charrettes arrivèrent en même temps, à huit heures et demie, avec leur contingent de provisions et d’invités.

Les provisions occupaient le devant des charrettes ; elles étaient entassées dans de vastes paniers, d’où s’échappait une bonne odeur de viandes, de pâtisseries et de fruits mûrs. Une place était réservée pour celui qui conduisait le cheval et qui s’asseyait presque sur le timon de la charrette, les jambes pendantes. Tout le reste de l’espace disponible avait été couvert de matelats et de tapis, où les gens avaient pris place. On ne les voyait guère, car des branchages ornaient les deux côtés de la charrette, mais on entendait les rires sonores et joyeux et on apercevait les toilettes claires, au travers du feuillage qui transformait chaque véhicule en un bosquet ambulant, plein de rires et de gaieté.

Toutes ces corbeilles de verdure s’arrêtèrent dans le vaste parterre qui s’étendait devant la maison du docteur Ducondu et les jeunes filles en descendirent, comme un envol de papillons. Ce fut un joli instant. Le parterre se peupla soudainement et, pendant quelques mimoments, il faut animé d’une vie intense. On se reconnaissait, on s’exclamait, on s’embrassait, et Ernestine et sa mère avaient fort à faire pour répondre à toutes.

Les jeunes gens faisaient groupe, un peu à l’écart, et causaient entre eux.

Ernestine aperçut tout-à-coup, au milieu d’eux, Louis Duverger, qui renouait connaissance avec une couple de camarade d’université retrouvés pami les pique-niqueurs. Elle lui adressa un gracieux sourire et Louis vint à elle, content d’avoir été reconnu.

« Vous allez nous aider », lui dit-elle, en souriant, après avoir échangé quelques mots avec lui. Les autres jeunes gens approchèrent et offrirent aussi leurs services, et en peu de temps, ils avaient placé sur les charrettes, tous les bagages, les provisions, les nappes qu’on devait étaler sur l’herbe, la vaisselle, les tapis sur lesquels on devait s’asseoir.

D’autres voitures arrivèrent, et bientôt tout fut prêt et on partit.

On arrêta à plusieurs endroits et les jeunes gens coururent galamment chercher les invités. À chaque fois, c’étaient des exclamations de plaisir, des cris, des rires à n’en plus finir. On s’installait comme on pouvait dans les charrettes, où on se rapprochait forcément de plus en plus les uns des autres, surtout quand un cahot ou un heurt subit faisait sauter les voitures sans ressorts, dont tous les occupants étaient alors fortement secoues. À chaque arrêt, des provisions nouvelles s’ajoutaient aux autres, sur le devant des charrettes, car chaque ménagère contribuait sa quote-part ; on en eut bientôt assez pour deux ou trois jours, — et cela augmentait sans cesse.

Après avoir passé la dernière maison, les charrettes partirent au petit trot, ce qui arracha quelques jolies exclamations d’une frayeur stimulée aux pique-niqueuses.

Josaphat Beaulieu, le cultivateur sur la propriété duquel devait avoir lieu le pique-nique, avait d’avance ouvert toutes les barrières, pour qu’on pût se rendre au bocage qui était l’endroit choisi. Il avait même préparé ce qu’il fallait pour faire chauffer la soupe, avec cette courtoisie et cette obligeance qui sont le propre du cultivateur canadien-français et qui ont rendu son hospitalité proverbiale.

Il était sur le pas de sa porte et on le salua joyeusement, au passage. Il salua poliment, à son tour, et regarda passer avec un plaisir évident ces messieurs et ces dames qui lui faisaient l’honneur de venir sur sa terre et qui donnaient avec tant de grâce des friandises à ses enfants, debout près de la barrière.

La descente de voiture se fit sans encombre et tous, à la demande de madame Ducondu, aidèrent aux préparatif du lunch. On étendit les nappes, on mit les couverts, on dressa les plateaux chargés de fruits, puis quelques dames demeurèrent près du feu qu’on venait d’allumer et déclarèrent qu’elles accompliraient seules les derniers rites culinaires. Les autres reçurent leur congé et s’éparpillèrent comme une bande d’écoliers en vacance.

Le bocage se peupla soudain et aux endroits où quelque lièvre se tenait généralement à couvert en réfléchissant à la dernière frayeur qu’il avait eue, où les « pique-bois » avaient coutume de nettoyer les tronc d’arbre, où les écureuils se pourchassaient avec leurs petits cris perçants, on entendait des phrases de ce genre, selon les personnages qui parlaient : « Je trouve qu’Ernestine commence à se prendre beaucoup trop au sérieux »… « et cette petite Marcelle Doré, qui se croit quelque chose, parce que son frère va à l’université »… « le docteur Ducondu a une superbe résidence, je ne sais s’il la vendrait »… « retournez-vous bientôt en ville »… « oh ? mademoiselle, je regrette que cette branche vous ait ainsi égratignée ! »… « mon Dieu, je viens de marcher sur une roche et j’ai failli me démettre le pied ! »…

On conversait ainsi dans tout le bocage, sans s’écarter trop loin, parce que madame Ducondu avait dit : « je vous appellerai bientôt. »

Au bout d’une heure, le lunch était prêt et on se mit gaiement à table, avec un appétit aiguis par l’air frais et l’exercice.

Un repas ainsi improvisé donne toujours lieu à des incidents inattendus et amusants, et ce fut bientôt un feu roulant de rires, de plaisanteries, et de bons mots. Même les plus renfrognés se déridèrent et les hommes d’affaires en villégiatures à Saint-Augustin oublièrent pendant quelques instants tous leurs soucis et leurs préoccupations, gagnés par la bonne humeur des jeunes, qui jouissaient sans arrière pensée du plaisir préparé pour eux et dont l’exubérante vitalité faisait secrètement envie à leurs aînés.

Après le repas, les jeunes gens et les jeunes filles partirent de nouveau, munis des sages recommandations des parents, pour aller cueillir des fruits et des fleurs dans les buissons, et pour faire ensemble une moisson de verdure et d’illusions.

Un attendrissement soudain monta aux yeux de quelques mères, en voyant partir les jeunes couples, attendrissement sans doute fait d’espérance et d’amour, mais aussi de souvenirs… Quelques-unes firent des allusions badines au temps où elles aussi allaient cueillir des fleurs sous la feuillée.

Les maris et les pères, qui en avaient eu assez de leur promenade sous bois de la matinée, demeurèrent auprès des dames, avec lesquelles quelques uns d’entre eux causèrent galamment. D’autres, plus prosaïques, allumèrent leur pipe ou des cigares et fumèrent tranquillement, en faisant la sieste et en causant d’affaires ou de politique.

Saint-Augustin est un petit village situé sur la ligne du Pacifique qui va de Montréal à Sainte-Agathe et il y avait là nombre d’hommes de profession et d’hommes d’affaires de Montréal, car la proximité de la ville, jointe à l’air pur des montagnes, avait attiré à Saint-Augustin plusieurs montréalais. La région du Nord de Montréal tend de plus en plus à devenir un endroit recherché des touristes.

On discutait justement la question de villégiature et on venait de faire la remarque que la vogue des endroits de villégiature variait beaucoup. « Autrefois, » disait l’un, « c’était à Beauharnois que se rendaient les citadins fashionables, c’était aussi dans le bas du fleuve ; maintenant, c’est dans le nord ; demain ce sera ailleurs. »

— Oui, répondit Jean Larue, un avocat de Montréal, mais chaque endroit garde tout de même un peu de sa popularité. S’il y a plus d’endroits en vogue qu’autrefois, c’est que la population est plus nombreuses et que le nombre des gens à l’aise qui peuvent se payer une villégiature va en augmentant.

— En tout cas, continua Émile Savard, sténographe officiel au Palais, à Montréal, j’ai acheté une propriété ici, j’y ai construit une maison et je trouve que c’est un endroit idéal pour se reposer et pour refaire ses forces. Que la vogue demeure ou non, je reviendrai certainement ici tous les étés.

— Moi aussi, déclara le docteur Ducondu.

« Je trouve singulier que vous vous soyez contentés de vous acheter juste le terrain suffisant pour construire une maison et pour planter quelques arbres », dit Joseph Dulieu, un courtier en immeubles, à Savard et au docteur Ducondu ?

— Et pourquoi donc, firent en même temps les deux hommes.

— Parce que si vous aviez acheté plus grand de terrain, vous auriez pu construire plusieurs maisons et les revendre ensuite. Ç’eût été une excellente spéculation.

— Oh ! je n’ai pas les moyens de spéculer, dit Savard.

— Et moi, répondit le docteur, je n’ai songé à rien de semblable.

« Ce Dulieu », s’exclamèrent plusieurs hommes d’affaires, il ne songe qu’à l’argent.

— J’y pense et j’en fais, répondit le courtier, avec suffisance, en frappant sur son gousset. Je vous dis moi que ce pays de montagnes et de lacs conservera sa vogue, que celui qui construira ici de jolis cotages et les vendra à des conditions raisonnables se fera un joli magot. Il suffit d’un peu d’annonces pour créer et continuer la vogue, et une fois que plusieurs personnes auront acheté des cottages, Saint-Augustin ne fera qu’augmenter.

— Et où les construiras-tu tes cottages, demanda à Dulieu un de ses amis ?

— Ici même ; c’est le plus joli endroit.

— Le père Beaulieu ne voudra jamais vendre.

— Il ne demandera pas mieux, si je lui offre assez.

— Je serais curieux de voir ça !

— Tu verras.

L’après-midi s’achevait et il avait été convenu que le retour s’effectuerait pendant qu’il ferait encore jour.

On appela donc tout le monde pour le souper. Cette fois, les convives n’étaient plus aussi allègres et les fatigues de toute la journée avaient un peu diminué l’entrain. Il se ranima, cependant, quand on fut remontés dans les charrettes et qu’on se fut mis à chanter.

Les chanteurs entonnèrent de vieux refrains, aussi simples que rococos, chantés depuis longtemps dans les campagnes canadiennes et qui s’y chanteront probablement longtemps encore.

Ce fut d’abord :

« Auprès de ma blonde,
Qu’il fait bon de vivre… »

Puis à ces couplets vieillots et d’une langueur un peu niaise, succédèrent l’inévitable :

« Meunier tu dors,
Ton moulin, ton moulin
Va trop vite ;
Meunier tu dors,
Ton moulin, ton moulin va trop fort. »

Et l’histoire des trois canards :

« Trois canards,
Déployant leurs ailes,
Disaient à leurs canes fidèles,
Coin, coin, coin :
Quand donc finiront
Nos tourments ?
Coin, coin, coin. »

Les trois dernières imitations du cri des canards étaient scandées avec des intonations lamentables et provoquaient, à chaque fois, des éclats de fou rire.

En arrivant au village, quelqu’un suggéra l’idée de terminer la soirée par des danses et madame Ducondu offrit de mettre son salon à la disposition de la jeunesse, ce qui lui attira des félicitations et des remerciements unanimes.

Louis Duverger fut un de ceux qui demeurèrent et il prit part aux danses avec Marcelle Doré, qu’il reconduisit ensuite chez elle.