Mirabeau aux Champs-Elisées/Préface

Garnery (Comédie en un actep. T-xii).


MIRABEAU
AUX
CHAMPS-ÉLISÉES.
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE,
par Madame de GOUGES,
Repréſentée à Paris, par les Comédiens Italiens ordinaires du Roi, le 15 Avril 1791, avec changement, plufieurs scènes neuves.
Prix, 24 ſols.
À PARIS,
Chez Garnéry, libraire, rue Serpente,
no. 17.


PERSONNAGES


Mirabeau.
J. Jacques.
Voltaire.
Montesquieu.
Franklin.
Henri IV.
Louis XIV.
Desilles.
Fortuné, âgé de 12 ans & en habit de garde nationale.
Le cardinal d’Amboise.
Solon.
Le Destin.
Madame Deshoulières.
Sévigné.
Ninon de l’Enclos.


Une multitude d’ombres des quatre parties du monde.


Chaque acteur doit observer exactement son costume.

PRÉFACE.

Jusqu’à ce moment la littérature eut des charmes pour moi, aujourd’hui c’eſt dans les horreurs et les dégoûts de la compoſition que je dicte ſans ordre cette préface ; c’eſt à-peu-près ma manière.

J’ai donné au public, avec zèle et confiance, une pièce patriotique, il l’a reçue avec indulgence ; je la lui préſente aujourd’hui imprimée, à-peu-près avec ses mêmes défauts et le même empreſſement que j’ai toujours mis dans mes écrits ; je ſais que ce n’eſt point aſſez pour le ſatisfaire, il ne ſuffit pas de piquer ſa curioſité, il faut agacer ſon goût, et c’eſt la coquetterie littéraire qui me manque ; cette coquetterie diffère entièrement de celle des belles ; l’une n’a beſoin que de toutes les grâces de la jeuneſſe, et l’autre au contraire a beſoin de vieillir dans le travail et l’expérience de l’art.

J’ai préſenté aux Italiens, le 12 de ce mois, Mirabeau aux Champs-éliſées ; ſi l’estime et l’enthouſiaſme donnoient l’expression, je n’en trouverois pas d’aſſez forte pour témoigner à cette ſociété toute ma reconnoiſſance. Après avoir reçu ma pièce d’une voix unanime, ils m’annoncèrent qu’ils alloient la mettre, à l’étude pour la jouer vingt-quatre heures après ; j’avoue que je fus moins étonnée de leur empressement, que je ne le fus de la poſſibilité de leur mémoire ; ils n’avoient qu’une seule inquiétude, c’étoit le tems que le copiſte pouvoit exiger pour livrer les rôles ; une voix s’éleva : hé ! pourquoi ne les copierions-nous pas nous-mêmes ! Auſſi-tôt un élan patriotique embrâſa tous les cœurs, et en une demie-heure, en ma préſence, chaque acteur eut copié ſon rôle ; ils firent plus, ils m’obſervèrent pluſieurs changemens, mais le peu de tems qui nous reſtoit ne nous permettoit pas de donner à cette pièce toute la perfection que nous pouvions mutuellement déſirer. En même tems que les acteurs apprenoient la pièce, je crû qu’il étoit prudent de la ſoumettre au goût, aux connaiſſances, d’un connaiſſeur ordinaire ; car il faut que je prévienne le public, que j’ai la manie encore de ne demander des avis qu’à ceux qui n’en ſavent guères plus que moi, et comme cette remarque ne touche ni à leur probité, ni à leurs mœurs, ils ne ſauroient s’en fâcher. Ainſi donc le conſeil me fut donné de retrancher aux trois quarts, le rôle de Louis XIV, en m’aſſurant que ce caractère ſeroit mal vû dans ce moment-ci, parce que je le préſentai du côté favorable. La comédie italienne s’étant preſcrite d’apprendre cette pièce en vingt-quatre heures, fit de nouvelles coupures à ſon tour, et à la repréſentation, mon Louis le Grand étoit bien petit, bien pitoyable, et ma ſurpriſe ne fut pas moins grande que celle du public de le voir arriver là, pourquoi faire ? pour dire un mot et entendre des choſes déſobligeantes. L’improbation générale à cet égard, juſtifie pleinement l’auteur ; mais le public qui n’eſt pas inſtruit, ne l’accable pas moins en attendant ſa juſtification ; il falloit opter dans ce moment, ſe pendre ou ſe juſtifier, le dernier m’a paru plus doux, et perſuadée que les Français ne ſeront pas toujours des bourreaux pour me juger, j’en appelle aujourd’hui à leur juſtice.

Toutes les critiques, ſur cette pièce, qui m’ont été faites, étoient juſtes, mais peut-être l’ouvrage ne les méritoit pas ; qu’on examine quel a été mon but en faiſant paroître Mirabeau aux champs élifées ; c’étoit de rendre hommage à ſa mémoire, ce fut là le premier élan de mon cœur, de mon patriotiſme ; je ne mis que quatre heures pour compoſer cette pièce, et l’on a pu exiger qu’en ſi peu de tems, je fis un chef d’œuvre de la réunion de tous les grands hommes, que j’eus l’art de les faire parler chacun leur langage, non-ſeulement comme ils parloient dans leur vie privée, car on ne diſconviendra pas que nos plus grands hommes ont été toujours ſimples dans la ſociété, mais éloquens, précis, énergiques, tels qu’ils l’ont été dans leurs ouvrages. Mirabeau ſur-tout n’auroit pas mérité les éloges qui lui ſont dus, s’il s’étoit exprimé comme je l’ai fait parler. Comme s’il étoit aiſé de le faire parler ſans puiſer ſon dialogue dans ſes propres écrits, comme s’il étoit aiſé de le remplacer à l’aſſemblée nationale ; Mirabeau, on ſait, quand il n’étoit pas préparé, différoit de tout en tout avec lui-mêne et vous exigeriez, quelque ſoit le ſexe de l’auteur, qu’il eut égalé ce grand-homme dans ſes plus beaux monens. Vous ſerez ſatisfaits ; mon effort ne ſera pas bien grand, il s’agit d’adopter des morceaux de ſes ſublimes diſcours à la ſubſtance de ma pièce ; je crains le disparate, mais vous l’avez voulu. Le paſſage qui m’a paru le plus heureſement ajuſté à cette pièce, eſt l’éloge que Mirabeau a fait ſur la mort de Franklin ; c’eſt Franklin lui-même qui le préſente aux champs éliſées, et qui prononce les mêmes paroles que Mirabeau a prononcé à ſon égard à l’aſſemblée nationale ; tous ceux à qui j’ai fait part de ce changement m’ont aſſuré qu’il étoit bien conçu, j’en accepte l’augure. Mais les femmes ! les femmes ! ſi généreuſes pour leur ſexe, deſquelles on n’a pas apperçu un ſeul coup de main à la repréſentation de cette pièce : et mes amis, mes bons amis ! il faut que je leur diſe un mot puiſque me voilà en chemin. Tous attendoient mon ſuccès ou le craignoient, car l’amitié de ce tems n’exempte pas de la petite jalouſie. Les uns, je le ſais, ont applaudi à ce peu de ſuccès, les plus déſintéreſſés m’ont vu d’un autre œil : le ſentiment de la pitié couvre d’opprobre celui qui l’excite. Aucun n’a eu la noble généroſité de venir me conſoler, et comme ſi j’avois commis des crimes, tous m’ont abandonnée : ah ! quels amis ! ah ! rigoureuſe épreuve ! non, il n’y en a pas d’auſſi sûre que celle du théâtre : les ſuccès couvrent tous les défauts, même les vices ; une chute les donne tous, et les vertus diſparoiſſent.

Ma pièce loin d’échouer a été même applaudie ; elle a excitée la critique, et plus encore l’envie, ce qui m’aſſure qu’elle n’eſt pas ſi mauvaiſe ; mais je n’ai pas de prôneurs ; mais je n’ai pas la maſſe des auteurs qui ſe tiennent ordinairement enſemble pour faire réuſſir leurs ouvrages ; ſeule, iſolée, et en but à tant d’inconvéniens comment attendre même un ſuccès mérité Je ſuis d’ailleurs malheureuſe, je crois à la fatalité, auſſi l’ai-je prouvé par la transmigration des âmes.

Je me ſuis, je crois, rendue recommandable à ma patrie ; elle ne ſauroit oublier jamais que, dans le tems où elle étoit aux fers, une femme a eu le courage de prendre la plume le premier pour les briſer. J’ai attaqué le deſpotiſme, l’intrigue des ministres, les vices du gouvernement : je reſpectai la monarchie et j’embraſſai la cauſe du peuple ; toutes mes connoiſſances alors ont frémi pour moi, mais rien n’a pu ébranler ma réſolution ; le talent ſans doute ne répondoit pas à ma noble ambition, mais je me ſuis montrée ardente patriote ; j’ai ſacrifié au bien de mon pays, mon repos, mes plaiſirs, la majeure partie de ma fortune, la place même de mon fils, et je n’ai reçu d’autre récompenſe que celle qui eſt dans mon cœur ; elle doit m’être chère, elle fait mon bonheur, je n’en ambitionne pas d’autres. Peut-être avois-je droit d’attendre une marque de bienveillance de l’assemblée nationale ; elle qui doit montrer à l’univers l’exemple de l’eſtime que l’on doit à tout citoyen qui ſe conſacre au bien de ſon pays, elle ne peut ſe diffimuler qu’elle a adopté tous les projets que j’avois offerts dans mes écrits avant la convocation ; on dénonce à ſon auguſte tribunal toutes hostilités, et moi je dénonce ſon indifférence pour moi, à la poſtérité. Elle a reçu la collection de mes ouvrages, chaque membre en particulier, le ſeul qui m’a témoigné sa gratitude, eſt l’incomparable Mirabeau lui ſeul a eu la grandeur d’âme de m’encourager, de m’élever peut-être au-deſſus de mes talens ; mais cet éloge n’a fait que me convaincre qu’il rendoit juſlice à mes vues, à mon patriotiſme. Je joints ici ſa lettre pour ma juſtification.

Verfailles, le 12 ſeptembre 1789.

Je ſuis très-ſenſible, madame, à l’envoi que vous avez bien voulu me faire de votre ouvrage ; juſqu’ici j’avois crû que les grâces ne ſe paroient que de fleurs. Mais une conception facile, une tête forte ont élevé vos idées, et votre marche auſſi rapide que la révolution eſt auſſi marquée par des ſuccès. Agréez, je vous prie, madame, tous mes remercîmens, et ſoyez perſuadée des ſentimens reſpectueux avec leſquels j’ai l’honneur d’être madame, votre très-humble et très-obéiſſant ſerviteur,

Le Comte de Mirabeau.

Les propos injurieux qu’on a répandus ſur mon compte, la noire calomnie que l’on a employée pour empoiſonner tout ce que j’ai fait de méritoire, ſeroient propres à me donner de l’orgueil, puiſqu’il eſt vrai qu’on me traite et qu’on me perſécute en grand-homme ; ſi je pouvois me le perſuader, je réaliſerois le projet que j’ai formé de me retirer entièrementde la ſociété, d’aller vivre dans la ſolitude, étudier nos auteurs, méditer un plan que j’ai conçu en faveur de mon ſexe, de mon ſexe ingrat ; je connois ſes défauts, ſes ridicules, mais je ſens auſſi qu’il peut s’élever un jour ; c’eſt à cela que je veux m’attacher. Cet ouvage eſt de longue haleine, et je ne le préſenterai pas du matin au ſoir ; je veux faire cependant mes adieux comiquement à mes concitoyens ; après avoir mis les morts au théâtre, je veux y mettre les vivans ; je veux me jouer moi-même, ne point faire grâce à mes ridicules pour ne point épargner ceux des autres ; je n’ai pas trouvé de plus vaſte plan, ni de plus original que madame de Gouges aux enfers. On ſe doute aiſément que je me trouverai là avec des perſonnages dignes de mon attention et de mon reſſentiment ; les comédiens français, par exemple… mes bons amis… les bons auteurs qui m’ont reproché impitoyablement leurs fameuſes obſervations ſur quelques ſynonimes, et qui m’ont pillé, volé groſſièrement, comme un certain Labreu qui a eu le front, après avoit eſcroqué à mon fils une pièce des vœux forcés pour le théâtre dont il ſe dit directeur, a eu l’audace de faire mettre ſur l’affiche, par madame de Gouges et monsieur Labreu. Celui-la eſt fort ; c’eſt comme ſi les comédiens italiens diſoient avoir fait une pièce, parce que j’ai conſentie aux changemens qu’ils m’ont demandés. Les petites maîtreſſes aristocrates, les démagogues, les enragés, en un mot, j’irai aux enfers, mais je n’irai pas ſeule, et quelqu’un m’y ſuivra. Je préviens cependant que je ne toucherai aux mœurs, ni à la probité de perſonne, tels font mes principes. Il ſeroit fort plaiſant que cette farce me couvrit de gloire, je n’en ſerois pas ſurpriſe : mon projet de la caiſſe patriotique, la reſponſabilité des miniſtres, les établiſſemens publics pour les pauvres, le moyen d’occuper aux terres incultes, tous les hommes oiſifs, les impôts ſur les ſpectacles, valets, voitures, chevaux, jeux, afin de les détruire par un impôt exhorbitant ; mon eſclavage des noirs, pièce qui a excité injuſtement la haine des Colons, mais qui ne prouve pas moins que j’ai écrit la première dramatiquement pour l’humanité ; trois volumes encore de mes pièces, pas moins estimée des gens de goût, ne m’ont pas attiré un regard général et favorable ; c’eſt bien là le cas de citer ces vers :

» Mon Henri quatre & ma Zaïre,
» Et mon américaine Alzire,
» Ne m’ont valu jamais un ſeul regard du roi ;
» J’avois mille ennemis avec très peu de gloire.
» Les honneurs & les biens pleuvent enfin ſur moi
» Pour une farce de la foire.

P. S. On m’a aſſuré vrai, le bienfait anonime de Mirabeau ; je n’aſſure pas que l’enfant ſoit mort, mais il m’a été indispenſable de l’égorger pour rendre le trait de bienfaiſance public.


Je n’ai pas fait ſeulement cette pièce pour la capitale, je me ſuis empreſſée de la faire imprimer pour les provinces avant ſa repriſe à Paris, perſuadée qu’elles me ſauront bon gré de cet empreſſement ; en outre, je ſupplie & charge toutes les municipalités du royaume, d’après le décret de l’aſſemblée nationale, qui rend aux auteurs leurs propriétés, de prélever ma part & de la répandre ſur les femmes qui ſe ſeront diſtinguées par quelqu’action patriotique, comme celle de Nanci, ainſi que toutes celles qui auront le noble courage de l’imiter.