Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 19-20).

VI


Découragement – Un bonheur – Sacrifice – La peinture me console – Occupations diverses


La fin si tragique de mon pauvre ami m’avait jeté dans une sombre tristesse ; de jour en jour je voyais ma santé s’altérer et le courage m’abandonner. Pour surcroît d’ennui, le prisonnier fabricant de nécessaires qui me fournissait un peu de travail fut libéré par un échange à la mer, et je me trouvai réduit, sans aucune ressource étrangère, à la simple ration ; or, cette ration, on le sait, suffisante pour empêcher un homme de mourir de faim pendant deux ans, deux ans et demi au plus, ne l’était pas pour lui laisser sa force et son énergie.

J’étais alors tellement accablé par le malheur que je ne me sentais plus assez de courage pour songer à améliorer ma position. Au lieu de tâcher de m’industrier, d’occuper ou d’employer fructueusement mes loisirs, je passais mes journées et mes nuits plongé dans un continuel état de demi-somnolence maladive qui par moments me donnait à douter de ma raison.

Il est très probable que si le hasard ne se fût mêlé de mes affaires, j’eusse fini par succomber au dangereux découragement auquel je m’étais abandonné corps et âme ; heureusement que, comme dans la fable, la fortune me vint en dormant.

Je ne sais si j’ai déjà dit que l’introduction des journaux à bord du Protée était une chose sévèrement prohibée ; par suite, les prisonniers ne désiraient rien tant que de posséder un journal. Un plan organisé avec beaucoup d’adresse et suivi avec une rare persévérance leur permit de corrompre la fidélité d’un gardien et de se procurer la feuille publique si ardemment désirée. Ce fut un grand triomphe que le jour où elle arriva à bord ; son entrée dans nos logements produisit une véritable émotion ; chacun voulait la voir et la toucher.

Malheureusement, une découverte bien simple vint bientôt modérer cette belle joie ; le premier moment d’enthousiasme passé, on s’aperçut de deux choses : d’abord, c’est que le journal était écrit en anglais ; ensuite, que personne ne possédait à bord assez la connaissance de cette langue pour pouvoir faire la lecture de ce journal en le traduisant couramment.

Que l’on juge du désappointement que produisit cette découverte. On avait triomphé de la surveillance et de la tyrannie des geôliers, on possédait enfin, après des peines et au prix de privations communes, un objet prohibé, et voilà que cet objet ne pouvait plus servir à rien !

Ce fut dans ces circonstances qu’un prisonnier qui m’avait entendu hacher un peu d’anglais et qui savait que j’avais longtemps séjourné dans l’Inde, songea que je pourrais peut-être bien remplir l’emploi de traducteur, et vint me trouver.

J’étais tellement abruti, c’est le mot, dans une si triste position morale, que je fus assez longtemps sans comprendre ce que l’on exigeait de moi ; la répugnance que me causait tout travail d’esprit me porta d’abord à refuser. Cependant, vaincu à la fin par l’obstination des prisonniers qui me suppliaient, je finis par me rendre à leurs désirs, et je les suivis de l’air d’une victime que le bourreau conduit à la mort.

Mon arrivée au milieu de la batterie, lorsque l’on sut que je pouvais lire passablement l’anglais et que j’allais traduire à haute et intelligible voix le journal, produisit une assez vive émotion.

Je fus fêté, complimenté par tout le monde, et l’on décida séance tenante qu’il me serait alloué chaque jour une gratification de six sous ; cette gratification devait m’être payée au moyen d’une retenue commune opérée sur les rations générales. J’entrai donc immédiatement en fonctions.

Je dois avouer ici au lecteur, et j’espère que mes anciens amis du Protée me pardonneront cet aveu si ces lignes leur tombent sous les yeux, que, quoique je comprisse assez bien l’anglais et qu’il me fût facile de soutenir en cette langue une conversation ordinaire, j’étais loin de la posséder assez à fond pour pouvoir traduire couramment un journal. N’importe. Ne voulant pas m’exposer aux moqueries de mes camarades, et voyant qu’il m’était impossible de reculer, je pris bravement mon parti, et je commençai à m’acquitter, sinon avec conscience, du moins avec aplomb, de la tâche que l’on m’avait pour ainsi dire forcé d’accepter. Que ma traduction fût bien textuelle, que de temps en temps embarrassé par un texte trop difficile pour moi je ne me sois pas permis certaines licences et quelques inventions hardies, c’est ce dont je laisse le lecteur juge. Toujours est-il que pas une seule fois je ne restai court, et que la galerie qui m’écoutait fut enchantée de mon savoir.

À partir de ce jour, grâce aux six sous quotidiens que je touchais fort exactement, et qui me permirent d’augmenter un peu ma ration ; grâce, surtout, je le crois, à la distraction que cette occupation m’apporta, je me remis peu à peu de la rude secousse que j’avais éprouvée, et je finis par me retrouver bientôt dans mon état normal.

Une idée fixe et constante qui me dominait était celle de me remettre à la peinture ; seulement, comme je manquais de fonds pour me procurer le papier, les crayons et les couleurs dont j’avais besoin, je dus remettre l’accomplissement de ce projet à des temps meilleurs, c’est-à-dire jusqu’au moment où je me trouverais à même, par mes économies, de pouvoir disposer d’un petit capital.

À cet effet, sur mes six sous quotidiens, j’en dépensais quatre pour vivre, et je mettais soigneusement les deux autres de côté.

Dire la joie que je ressentis lorsque, trois mois après, je me trouvai à la tête d’une fortune de neuf francs, me serait chose impossible ; mais cette joie fut bien faible encore en comparaison de l’ivresse, c’est le mot, que me causa l’arrivée d’une boîte de couleurs, accompagnée de plusieurs feuilles de papier à dessin, de pinceaux et de crayons, que m’apporta un beau jour un marchand anglais. La boîte me coûtait six francs et ses couleurs étaient certes bien mauvaises : n’importe, je ne me sentais pas de bonheur.

Le premier chef-d’œuvre que j’exécutai fut un portrait. Il y avait à bord du Protée un certain soldat anglais, type du grotesque absolu, dont la vue faisait mes délices. Je débutai par lui. Je manquais certes d’expérience, quoique depuis mes compositions des hauts faits de l’Hermite, je me fusse beaucoup perfectionné à Bourbon, chez M. Montalant ; mais j’étais doué de l’heureuse faculté de saisir d’une façon frappante la ressemblance des figures. Le portrait de mon soldat anglais, encore plus laid si c’est possible que l’original, eut donc un succès prodigieux. Le fait est qu’il y avait de quoi.

— Parbleu, me dit un de mes camarades de plat, prêtemoi donc ton dessin, Garneray, je veux le montrer à ce goddam pour voir s’il se reconnaîtra.

— Merci bien, pour que, dans un moment de colère, il le déchire ; du tout. Lorsque je me serai servi du verso du papier, alors je te le donnerai si tu veux ; d’ici là, je le garde.

— Bah ! il ne le déchirera pas, le goddam ; au contraire il sera flatté ! Et puis, après tout, s’il arrive malheur à ton dessin, je m’engage à te payer ta feuille de papier… Tu sais que je suis un honnête garçon et que je gagne assez bien ma vie avec ma fabrication de chapeaux de paille pour pouvoir tenir cette promesse… Voyons, donne-moi ton dessin.

— Si c’est comme cela, le voici. Tu réponds de la feuille de papier ?

— Mais oui, mille fois oui, j’en réponds.

Cette conversation se passait pendant le déjeuner, devant tout le monde ; aussi à peine notre misérable repas fut-il terminé que les prisonniers, qui connaissaient l’intention du fabricant de chapeaux, s’empressèrent de le suivre sur le pont pour jouir de la colère du soldat anglais.

Quel ne fut pas leur étonnement lorsque notre camarade ayant exposé devant le goddam, comme il l’appelait, l’horrible portrait, ils virent celui-ci pousser un cri de joie et d’admiration.

— Oh ! oh ! my God, dit l’Anglais, voilà, indeed, une belle chose : je n’aurais jamais cru qu’un Français fût capable de faire aussi bien. Combien vendez-vous ce portrait ?

— Deux shillings, répondis-je en m’avançant.

— Deux shillings ! Indeed, cela vaut beaucoup plus ; mais, comme je n’ai pas d’argent, j’en offre six pence.

— Impossible ! je ne puis me défaire de vous à un si bas prix.

L’Anglais réfléchit un moment.

— Voulez-vous ajouter à ce portrait le beau parapluie neuf que Betzy m’a donné dernièrement, et me mettre à la bouche ma magnifique pipe en écume de mer, et je vous donne, Dieu me bénisse, les deux shillings que vous désirez…

— Volontiers… Allez me chercher votre pipe et votre parapluie.

Ce qui fut dit fut fait. J’ajoutai au dessin le parapluie, un énorme riflard, et la pipe, un vrai calorifère, ce qui compléta dignement la caricature, et je reçus mes deux shillings.

Ce portrait eut un succès fou ; les Anglais trouvèrent que j’avais si bien saisi la ressemblance de leur camarade qu’ils voulurent tous passer par mes pinceaux. Je commençai, grâce à cet heureux hasard, à faire de brillantes affaires.

Je prenais pour chaque portrait de six pence à un shilling : pour six pence je donnais une ressemblance de fantaisie ; pour un shilling je la garantissais.

Or, comme il ne se passait guère de jour que je n’eusse trois ou quatre commandes, je commençai, après un mois, à me trouver à la tête d’un assez joli capital pour me permettre d’acheter une garde-robe très confortable, des couleurs à l’huile et des toiles : j’étais au comble du bonheur.

La fin de ma première année depuis que j’étais prisonnier se passa donc d’une façon beaucoup plus agréable pour moi que ne l’avait été le commencement ; je songeais de jour en jour moins à ma liberté, et quoique mon sort, comparativement à celui des plus misérables hommes libres, fût encore affreux, je refusai sans hésiter d’entrer dans plusieurs combinaisons d’évasion qui eurent lieu. Je dois au reste ajouter que de tous ces projets, un seul réussit ; encore le prisonnier fut-il rattrapé quelques jours plus tard à terre.

Mon temps passait d’une façon assez rapide. Afin d’éloigner de mon esprit toute pensée importune, je m’étais fait une loi de ne pas perdre un seul moment de ma journée. L’étude des mathématiques, mon dessin et le sommeil m’occupaient alternativement ; je prenais aussi, pour me briser le corps, des leçons de danse et d’escrime, et quoique les maîtres d’armes que nous possédions à bord du Protée n’eussent pas encore poussé leur art jusqu’aux limites que Grisier devait atteindre plus tard, il s’en trouvait cependant parmi eux de très forts, et ils firent de moi un assez bon élève.