Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 16-19).

V


Entreprise funeste – Épreuves terribles – Infamie d’un Danois – Séparation douloureuse – Mort de Bertaud – Profanation – Infamie des Anglais


Après avoir embrassé mon compagnon et lui avoir serré la main avec une émotion bien naturelle, je pris la corde et m’affalai à la rivière. Quoique mon corps fût enduit de graisse, l’impression de froid que je ressentis au contact glacial de l’eau fut tellement violente, qu’un instant elle paralysa toutes mes forces et que je craignis de me noyer. Heureusement qu’après un intervalle d’à peu près dix secondes je me remis un peu : Bertaud me rejoignit alors.

— Nage sans bruit et doucement, murmura-t-il à mon oreille.

Aux premières brasses que je fis, je m’attendais à chaque instant à voir la nuit, qui était fort sombre, s’illuminer d’un éclair et à recevoir une balle dans la tête. Je ne me rassurai que lorsqu’un bon quart d’heure plus tard mon pied sentit la vase.

— Bertaud, dis-je à demi-voix, es-tu là ?

— Oui, courage ; ne parle plus et avance.

Je voulus alors, pour conserver mes forces et ne pas me fatiguer, prendre terre ; mais ma jambe s’enfonça tout entière dans la vase, et je fus contraint de me remettre à nager. Un quart d’heure plus tard nous abordions le haut-fond de droite dont j’ai parlé.

Il nous fallut bien perdre vingt minutes avant de pouvoir nous remettre en route, d’abord pour chausser nos patins, ensuite pour nous habituer à marcher, car le sol qui nous portait était si flasque et si mouvant que nous eussions préféré avancer à la nage.

J’étais, quant à moi, complètement transi, et les efforts que j’avais faits et que je continuais encore pour me tenir debout m’avaient tellement fatigué que je fus obligé de m’arrêter un moment pour prendre un peu de repos. Une gorgée de rhum que j’avalai, la joie de penser que j’étais hors de la portée des sentinelles du Protée, et qu’un pas me séparait à peine de la liberté, me rendirent bientôt mes forces.

Après avoir traversé l’îlot de vase, nous nous retrouvâmes de nouveau dans la rivière ; celle-ci était celle de Gosport. La nuit était tellement noire que je ne distinguais pas Bertaud, quoique je marchasse à ses côtés.

— Par où faut-il nous diriger, mon ami ? lui demandai-je.

— Je crois, me répondit-il, que nous sommes parvenus à la pointe de l’îlot, et que, par conséquent, nous devons tirer sur notre droite, c’est-à-dire dans la direction de la campagne de Gosport…

— C’est aussi mon opinion. Nous nous remîmes, après avoir bu encore quelques gorgées de rhum, de nouveau à l’ouvrage, portés vers l’embouchure du port par la marée.

À mesure que nous avançions, je sentais le froid glacial qui m’avait saisi à ma sortie du ponton augmenter d’intensité ; c’était à peine si je pouvais me soutenir sur l’eau, tant il entravait mes mouvements. Je fis part de ma position à Bertaud.

— Et moi, cher ami, me répondit-il, te figures-tu donc que mon corps n’est pas composé de chair et d’os comme le tien ?.. Je ne sais pas comment je n’ai pas encore coulé à fond… Une idée ! si nous faisions la planche ?

Nous nous retournâmes sur le dos, et ce changement de position, en donnant plus de liberté à nos mouvements, nous rendit un peu de chaleur.

— Dis donc, Louis, me dit Bertaud, sais-tu bien que je commence à craindre que nous ne nous soyons trompés de direction, et qu’au lieu de nous diriger vers la terre nous soyons entrés dans le port… car enfin, si nous ne nous étions pas trompés, nous aurions dû depuis longtemps atteindre la terre.

Déjà cette idée m’était venue, mais, craignant de décourager Bertaud, je n’avais osé la lui communiquer.

Il me fut bientôt impossible de conserver le moindre doute à cet égard ; il était de toute évidence que, laissant la terre à notre droite, nous nous étions engagés dans le port.

Notre position devenait affreuse, presque désespérée ; j’eusse bien volontiers accepté en ce moment le secours des Anglais pour regagner notre ponton. La nuit, de plus en plus obscure, ne nous permettait pas d’apercevoir à plus d’une brasse devant nous ; le froid, de plus en plus vif, engourdissait nos membres et nous ôtait ou du moins m’ôtait toute énergie, car quant à Bertaud, indomptable dans sa résolution, il se préoccupait fort peu du danger qu’il courait et ne pensait qu’à conquérir et assurer sa liberté.

Nous continuâmes encore à nager pendant environ un quart d’heure. Ce laps de temps écoulé, je sentis que mes forces me manquaient et que je ne pouvais plus avancer.

— Bertaud, murmurai-je, peux-tu me soutenir un peu sur l’eau pendant que je boirai une gorgée de rhum ?.. sans cela, je suis un homme mort… je me noie.

— Appuie-toi d’une main sur mon épaule, me répondit-il en se plaçant devant moi, tandis que de l’autre tu prendras le flacon de rhum qui se trouve hors du sac pendu à mon cou…

— Merci, Bertaud ! tu me sauves la vie.

Je fis ainsi que me le disait le Breton, mais à peine eus-je posé ma main sur son épaule que je le sentis, malgré ses efforts, s’enfoncer sous cette étreinte.

— Dépêche-toi ! me cria-t-il, le froid m’a saisi, et c’est à peine si je puis remuer faiblement mes membres ; je crois que je vais sombrer… C’est triste, j’en conviens, mais cela vaut encore mieux cependant que de tomber entre les mains de ces canailles d’Anglais.

Une forte gorgée de rhum que je parvins à avaler pendant que Bertaud parlait ainsi me rendit, je ne dirai pas toutes mes forces, mais au moins un peu de mon énergie et de mon courage.

— Appuie-toi à ton tour sur moi et imite-moi, dis-je au Breton.

— Je ne demanderais pas mieux, mais cela m’est impossible… Je ne puis plus bouger… Ma foi, c’est fini… Adieu, mon vieux ! À cette réponse que Bertaud s’efforça de me faire d’un ton calme, mais qui décelait toute une agonie, je saisis mon pauvre ami à bras-le-corps, et, frappant l’eau avec mes jambes pour me soutenir :

— Bois vite, lui dis-je… le rhum te remettra.

En effet, quelques secondes plus tard, Bertaud, momentanément hors de danger, nageait de nouveau avec vigueur à mes côtés.

Un nouveau laps de temps, que j’estimai dans le moment à trois heures et qui ne dépassa probablement pas une dizaine de minutes, s’étant écoulé, je fus repris de la même faiblesse.

— Cette fois, camarade, dis-je à Bertaud, je crois que c’est pour tout de bon que je me noie… Ne distingues-tu pas la terre ?

— Fais comme moi, me répondit-il, jette les objets qui se trouvent dans ton sac et attache-le ensuite à ton cou… tes patins en bois te soutiendront sur l’eau et te permettront de faire longtemps la planche…

— Merci de ton idée, il était temps !…

Je m’empressai de retirer les biscuits et les effets que contenait mon sac et, ainsi allégé, je me retournai sur le dos. Pendant les quelques minutes qui suivirent, je perdis pour ainsi dire, tant ma fatigue était grande et tant mon sang s’était glacé, la conscience de mon être ; un bourdonnement confus qui résonnait à mes oreilles et une poignante douleur que j’éprouvais aux tempes étaient les seules sensations qui me rattachaient, par la souffrance, au monde réel.

Cependant, quoique la mort, car je n’entrevoyais aucun événement qui pût me sauver, eût été alors pour moi un bienfait, l’idée que dans quelques heures je ne serais plus qu’un cadavre m’épouvantait. Avec quelle joie immense et quelle reconnaissance n’eus-je pas accueilli alors la proposition qui m’eût été faite d’être réintégré dans le ponton le Protée !

Je me désespérais mentalement car je n’avais même plus la force de formuler à haute voix ma douleur, lorsqu’un mot, prononcé par Bertaud, me rendit toute ma force et me fit tressaillir de bonheur.

Le Breton venait de crier : Terre !

À cette pensée que j’allais enfin sortir vivant de cette mer glaciale que je regardais déjà comme mon tombeau, mon corps retrouva toute son énergie, toute sa souplesse, et je me mis à frapper vigoureusement l’eau avec mes jambes pour prendre terre sans plus tarder.

Presque au même instant je ressentis un choc violent et il me sembla que je venais de me briser la tête. Je présumai que je m’étais jeté contre un rocher, mais je me trompais : je ne tardai pas à m’apercevoir que c’était contre les flancs d’un navire que je venais de me heurter.

Vingt secondes plus tard je trouvai l’échelle du bord, et, suivi de Bertaud, je montai sur le pont.

— Prenez garde, me dit le Breton, peut-être ce bâtiment, et cela est même plus que probable, est-il anglais. Alors nous sommes repincés. Ne vaudrait-il pas mieux tâcher de nous orienter et nous remettre de nouveau à la mer ?

— Nous remettre à la mer ! Es-tu fou, Bertaud ? Ce serait la mort !

— Eh bien, après ? la mort n’est pas l’esclavage.

Je ne répondis pas et je me hâtai de monter le plus vite que je pus l’escalier du navire. Il pouvait être alors environ une heure, une heure et demie du matin ; aussi ne trouvâmes-nous, en mettant le pied sur le pont, pas un seul homme de garde. Un chien énorme nous reçut à notre arrivée avec des hurlements continus, et cette réception nous fut d’autant plus désagréable que, complètement nus et exténués comme nous l’étions, elle constituait pour nous un véritable danger.

Une barre d’anspect qui se trouva fort à propos sous ma main, et dont je m’armai de suite, me permit de faire face au dogue, et nous sauva peut-être, Bertaud et moi, de ses cruelles morsures.

Seulement, l’animal, rendu plus furieux encore par cette résistance, redoubla à un tel point ses aboiements qu’il ne tarda pas à réveiller l’équipage : cinq ou six matelots parurent bientôt sur le pont. Dire l’étonnement dont ils furent saisis à notre aspect me serait impossible : ils durent nous prendre pour deux fantômes.

Je remarquai quant à moi avec un vif plaisir que ces matelots parlaient une langue qui m’était étrangère. Ce fait n’échappa pas non plus à Bertaud.

— Ce ne sont pas des Anglais, me dit-il ; nous sommes sauvés !

Cinq minutes après nous étions conduits auprès du capitaine.

— Qui êtes-vous ? demanda celui-ci en mauvais anglais.

— Des Français évadés des pontons, capitaine, lui répondis-je, qui, se fiant à votre humanité et à votre honneur, viennent vous demander un refuge.

— Vous êtes des évadés des pontons, misérables ! s’écria alors le capitaine. Et vous osez venir vous réfugier à mon bord, me demander l’hospitalité, à moi, un capitaine danois !… Vous êtes fous !

— Mais, capitaine, je ne sache pas que la France et le Danemark soient en guerre, lui répondis-je ; en tout cas, l’infortune est une religion pour les gens de cœur !… Que voulez-vous donc faire et quelles sont vos intentions ? Oseriez-vous nous refuser l’hospitalité jusqu’à demain ?

— Vous donner l’hospitalité ! répéta le Danois avec ébahissement. Vraiment, il n’y a que les Français capables d’une telle imprudence ! Quoi, vous vous figurez bonnement que je vais, moi, dont la nation est l’alliée de l’Angleterre, prendre parti contre cette puissance, notre bienfaitrice, en votre faveur ! J’admire votre audace…

J’étais tellement accablé de froid et de lassitude, et par conséquent si découragé, que je n’accueillis pas cette réponse avec toute l’indignation qu’elle eût dû m’inspirer.

— Mais, capitaine, repris-je humblement, notre qualité de Français ne fait rien à cela. Ne voyez en nous que de pauvres naufragés qui implorent de votre bonté quelques secours insignifiants pour vous, et qui, pour eux, sont tout. Faites-nous donner quelques vieilles hardes de rebut, permettez-nous de nous reposer une heure et prêtez-nous une de vos embarcations pour atteindre la terre : nous ne demandons pas autre chose de votre générosité.

— Des hardes, c’est-à-dire un travestissement… Mon embarcation… c’est-à-dire encore la liberté ! Ah ! vraiment, c’est trop drôle ! dit le capitaine en riant d’un air méchant. Vous voulez faire de moi un complice. Non, messieurs, tout ce que je puis pour vous, c’est de vous renvoyer immédiatement à bord du ponton que vous avez si lâchement déserté.

Le capitaine, après ces paroles, se levait pour aller donner sans doute l’ordre de nous reconduire à bord du Protée, lorsque Bertaud, qui n’avait pas encore pris part à la conversation, s’emparant d’un couteau qui se trouvait sur la table, car cette scène se passait dans la grande chambre, se précipita sur le Danois avec une telle impétuosité que je n’eus ni le temps de deviner son action ni celui de le retenir, et le jetant violemment par terre il lui mit son genou sur la poitrine :

— Un mot, un seul, et tu es mort ! lui dit-il rapidement à voix basse. Ah ! tu trembles et tu pâlis, misérable !… En effet, les traîtres sont toujours d’ignobles lâches !… Louis, continua le Breton, passe-moi ces serviettes qui sont sur la table, que j’attache et que je bâillonne ce gredin -là !

Je fis ainsi que le voulait Bertaud, et le Danois se trouva bien vite hors d’état de pousser un cri et de faire un mouvement.

— À présent, mon ami, me dit Bertaud, nous pouvons nous en aller.

— Quelle est ton intention ? lui demandai-je en remontant sur le pont.

— Peux-tu m’adresser une question semblable ? me répondit-il en s’arrêtant. Je vais me rejeter à la mer !… Mais toi ?

— Moi ! ma foi, Bertaud, je t’avouerai que les épreuves et les souffrances par lesquelles je viens de passer ont été trop fortes pour que, même au prix de ma liberté, je consente à les subir de nouveau. Moi, je reste ici et je me laisse ramener à bord du Protée.

— Au fait, tu as peut-être raison ! Que veux-tu ? Je fais probablement une bêtise, mais c’est plus fort que moi ; je ne puis supporter la pensée de me retrouver de nouveau prisonnier des Anglais.

— Écoute-moi, mon cher Bertaud, lui dis-je en lui prenant les mains au moment où il allait ouvrir la porte de la cabine et mettre le pied sur le pont, écoute-moi, je t’en conjure…

— Voyons, dépêche-toi ; que me veux-tu ?

— Te supplier de renoncer à ton projet insensé… Réfléchis donc qu’il y a mille à parier contre un que tu ne réussiras pas… Attends encore un peu… En supposant, ce qui est chose encore bien incertaine, que tu atteignes la terre, comment feras-tu, nu, sans ressource, sans vivres, sans argent ?

— Je dévaliserai le premier Anglais qui me tombera sous la main.

— Non, Bertaud, ne crois pas cela. Ce sera au contraire le premier Anglais qui te rencontrera qui s’emparera de toi ; car tu seras si épuisé et si faible qu’il te sera impossible d’opposer la moindre résistance, même à un enfant ! Tu hésites, tu réfléchis… Ah ! merci, mon Dieu !… tu ne partiras pas !…

— Tu te trompes, me répondit Bertaud d’une voix ferme et assurée, quoique le froid fît claquer ses dents, et la preuve c’est que je pars.

Le Breton, poussant alors la porte de la cabine, apparut subitement sur le gaillard d’arrière, toujours armé de son couteau, aux yeux des matelots danois, épouvantés et surpris ; puis, prenant son élan et franchissant les bastingages, il se précipita à la mer.

Un quart d’heure plus tard, le capitaine, délivré par mes soins, me faisait reconduire à bord du Protée ; mais quelles que fussent mes supplications et mes prières, il se refusa obstinément à mettre une embarcation à la mer pour tâcher de reprendre Bertaud.

— Ce bandit m’a insulté, frappé, me dit-il, pourquoi irais-je à son secours ?…

Il était près de quatre heures du matin lorsque le canot danois, après s’être fait reconnaître des sentinelles anglaises, me déposa à bord du ponton.

Ma rentrée sur le Protée fut cruelle. L’officier de quart ordonna que l’on me mît au cachot dans l’état où je me trouvais, c’est-à-dire grelottant de froid et absolument privé de vêtements.

Jamais je n’oublierai les souffrances que j’endurai le reste de cette nuit. Par bonheur le cachot avait été réparé quelques jours auparavant, et les ouvriers y avaient laissé un grand tas de copeaux dans lequel je me hâtai de me blottir. Sans cet abri tout à fait providentiel et inattendu il est pour moi incontestable que je fusse mort avant le lendemain.

Ce ne fut que dans le courant de la journée que l’on me délivra et que l’on me permit de reprendre ma place dans la batterie ; quant à me fournir de nouveaux effets, il n’en fut pas question. Sans la pitié de mes camarades d’infortune, qui, touchés de ma position et de la hardiesse que j’avais montrée dans cette évasion, me prêtèrent une vieille capote et un pantalon de toile, les Anglais m’eussent, quoique nous fussions alors dans la saison d’hiver, laissé complètement nu.

Je venais de me réveiller après un sommeil agité qui avait duré à peine une heure, lorsqu’il me sembla remarquer un mouvement inusité dans la batterie.

Les prisonniers couraient tous aux sabords de tribord et semblaient regarder avec anxiété quelque chose d’extraordinaire.

— Qu’y a-t-il donc ? demandai-je en m’avançant.

— Il n’y a rien, me répondit avec embarras le prisonnier à qui je m’adressais.

— Alors, pourquoi cet empressement général ?

— On regarde des corbeaux…

— Des corbeaux ! plaisantez-vous ? répondis-je en appuyant mon front contre les grilles d’un sabord.

Ah ! quel horrible spectacle se présenta à ma vue ; je ne sais comment, tant le serrement de cœur que j’éprouvai fut violent, je pus trouver assez de force pour le supporter sans me trouver mal.

J’aperçus, échoué sur les vases qui entouraient le Protée, et qui étaient alors à peine couvertes de quelques pouces d’eau, un cadavre complètement nu que le reflux venait d’y déposer.

— Bertaud ! m’écriai-je en proie au plus violent désespoir. Ah ! il n’est peut-être pas mort encore !…

Je me précipitai alors sur le pont, et m’adressant au master occupé à regarder avec sa lorgnette :

— Ah ! monsieur ! lui dis-je d’un ton suppliant, cet homme n’est peut-être pas encore mort… car vous savez que les noyés reviennent parfois, après quelques heures d’immersion, à la vie !… Je vous en supplie, au nom de tout ce qui vous est cher ici-bas, courez prévenir le capitaine ! — Je crois en effet qu’il remue ! me répondit le master en étendant sa lorgnette dans la direction où se trouvait le cadavre du pauvre Breton. Nous irons nous en assurer à la marée basse.

Je voulus insister, mais l’Anglais me frappa d’un violent coup de sa longue-vue sur la tête, et m’avertit que si j’osais lui adresser encore la parole il me ferait mettre au cachot. Ce que je souffris ce jour-là ne sortira jamais de ma mémoire ; je crus un moment que je devenais fou, et cette pensée, tant je me trouvais malheureux, loin de m’épouvanter me fit au contraire plaisir : la folie n’est-elle pas l’oubli ?

Ce ne fut que près de deux heures plus tard, lorsque la mer fut ce que l’on appelle étale, à son état le plus bas, que nous vîmes partir du ponton le Vétéran un canot qui se dirigea vers la dépouille mortelle du pauvre Breton.

Quoique nous n’eussions malheureusement plus de doutes sur sa mort, l’idée que l’on allait du moins soustraire le cadavre du malheureux à l’impure voracité des corbeaux atténuait notre douleur ; hélas ! il n’en fut rien !

Nous avions les yeux fixés sur les soldats et les matelots anglais qui, ayant échoué leur bateau sur les vases, se dirigeaient vers l’endroit où gisait le corps de notre infortuné camarade, et nous espérions les voir l’envelopper dans un linceul, lorsque, profanation sans nom ! ils lui attachèrent à la jambe une longue corde et se mirent à le traîner à la remorque sur la vase.

Un cri d’horreur et de vengeance retentit de l’avant à l’arrière du Protée et les prisonniers commencèrent à murmurer de ces mots menaçants et à double sens qui précèdent d’ordinaire les révoltes.

Je suis persuadé que si quelque prisonnier eût voulu diriger l’effervescence qui régnait en ce moment à bord du Protée, une révolte eût éclaté sur-le-champ. Heureusement pour nous, car les Anglais n’eussent point manqué de profiter de cet acte de folie pour se livrer à une répression sanglante, que plusieurs officiers nous démontrèrent avec énergie la folie que nous allions commettre, et parvinrent sinon à modérer notre indignation, du moins à la contenir dans les bornes de la prudence.

Cette tâche ne leur fut point facile, car le spectacle affreux que nous avions devant les yeux devait parler et parlait plus haut en nous que la raison. En effet, le cadavre de Bertaud, traîné à la remorque par l’embarcation anglaise, venait d’arriver, horriblement défiguré, le long du ponton. Nous pensions qu’on allait le monter à bord et l’inhumer : il n’en fut rien ; malgré mes représentations, malgré mes prières, il resta attaché dans l’eau le long du Protée, à la même corde qui avait servi à le remorquer, et on le laissa là jusqu’au lendemain matin où arriva l’ordre de le transporter au ponton hôpital le Pégase, pour de là être inhumé.