Mes pontons/Chapitre 25

Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 66-69).

XXV.


Entrevue intéressante – Fatal coup du départ – Jeffries le contrebandier – Marché conclu – Guet-apens – Assassinat – Nous découvrons la terre de France – Retour au ponton


Une demi-heure plus tard, j’arrivais sans aucun accident à la taverne qu’habitaient Mercadier, Lebosec et Vidal, à qui je fis part de ma mésaventure.

— Vous arrivez juste à point, me répondirent-ils ; nous allions vous écrire pour vous avertir que nos contrebandiers sont prêts…

— Alors, répondis-je, nous partirons demain.

Le lendemain, vers les six heures de l’après-midi, nous étions, Mercadier, Lebosec, Vidal et moi, en train de terminer un copieux déjeuner auquel quatre smugglers, nos alliés, prenaient part.

Il faut avouer que l’échantillon que j’avais sous les yeux n’était guère propre à me faire revenir des préventions que M. Smith avait éveillées dans mon esprit contre l’honorable corporation des contrebandiers.

Doués tous les quatre de ces figures qui sentent la corde d’une lieue et qui vous permettent, rien qu’en les entrevoyant, de juger à peu près à coup sûr leurs propriétaires, nos smugglers joignaient à ce physique révélateur l’allure la plus caractéristique et le langage le plus pittoresquement cynique que l’on puisse imaginer.

Notre déjeuner, qui se prolongeait depuis le matin dix heures, avait mis ces honnêtes écumeurs en grande gaieté, et leur avait également fait perdre un peu de leur prudence habituelle. S’adressant des demi-mots, des signes d’yeux et de tête, ils échangeaient à chaque instant certains sourires mystérieux et moqueurs que je surprenais au passage. Il était évident pour moi qu’ils se réjouissaient de l’heureux hasard qui nous avait mis dans leurs mains, et que leur conduite future avec nous était déjà tracée.

Le chef de ces chenapans se nommait Jeffries ; ce fut lui qui donna à ses subordonnés le signal du départ :

— Allons, enfants, leur dit-il, il s’agit à présent de travailler. Buvons un dernier verre d’eau-de-vie à la santé de ces gentlemen et partons.

Jeffries, en parlant ainsi, remplit jusqu’au bord un de ces gobelets en plomb qui contiennent une demi-pinte et servent, dans les public-house anglais, à offrir la bière aux consommateurs ; puis, se retournant vers nous :

— Messieurs, continua-t-il, je bois à l’heureux succès de notre entreprise ! J’aime à croire que vous ne refuserez pas de me faire raison ?

Jeffries, en prononçant ces paroles, nous indiquait du doigt un énorme pot en grès que le garçon de la taverne venait d’apporter et qui était rempli de gin.

Mes amis, c’est-à-dire Mercadier, Lebosec et Vidal, déjà fortement excités par de trop copieuses libations, accueillirent ce toast avec enthousiasme, et voulant se montrer aussi vaillants que des contrebandiers anglais et soutenir dignement l’honneur de la France, se versèrent chacun une demi-pinte de gin.

— Messieurs, leur dis-je vivement, au nom du ciel, modérez-vous, et laissez là ces verres de gin !… N’oubliez donc pas que nous avons besoin de tout notre sang-froid.

— Bah ! dit Mercadier en voyant Jeffries le regarder d’un air moqueur, et soulevant son gobelet à ses lèvres, la liqueur et les corsaires, ça se connaît.

— J’ai été corsaire comme vous, Mercadier, répondis-je, et mon capitaine, qui se nommait Surcouf, voulait bien me compter parmi les hommes les plus solides de son équipage… N’affectez donc pas de me traiter en caboteur… J’ai assisté aux grandes orgies indiennes et je sais ce que peuvent des hommes de fer… Eh bien, je vous le répète, ce verre de gin, après un déjeuner qui a duré sept heures, doit à coup sûr vous faire perdre la raison…

— Ah ! vous avez servi sous les ordres du grand Surcouf ! s’écria Mercadier en m’interrompant. Eh bien, mon cher monsieur, vous ne trouverez pas mauvais que je boive à la santé de l’illustre Breton, la gloire de la marine française !

Mercadier, en parlant ainsi, et avant que je pusse m’opposer à son action, porta vivement son gobelet à ses lèvres et en vida d’un seul trait le contenu.

— À la santé de Surcouf ! répétèrent Vidal et Lebosec en imitant Mercadier.

— Et vous, monsieur, vous ne buvez pas ? me demanda Jeffries d’un ton singulier.

— Merci, répondis-je en affectant de chanceler sur mes jambes, je n’en puis déjà plus.

— Vous n’êtes pas habitué, à ce qu’il paraît, aux liqueurs ?

— C’est la vérité… Je me sens très mal à mon aise.

Il me parut que ma réponse faisait plaisir au smuggler, et je crus remarquer entre ses compagnons et lui un signe d’intelligence.

— Au revoir, messieurs, nous dit-il, nous allons nous occuper des préparatifs de l’embarquement ; quant à vous, il est bien convenu que vous partirez d’ici à la nuit tombante, de façon à arriver vers les dix ou onze heures au lieu fixé pour notre rendez-vous général.

— C’est convenul répondit Mercadier.

— Vous n’avez pas oublié, au moins, les indications que je vous ai données, et le chemin que vous devez suivre ?

— Je me le rappelle parfaitement, répondis-je, ne craignez rien, nous sommes exacts.

Une fois les smugglers partis, je reprochai vivement à mes associés leur intempérance, et leur fis part des observations que j’avais faites : observations qui me donnaient la conviction qu’un complot formé contre nous existait parmi les contrebandiers.

Mon ton de conviction parut faire une assez vive impression sur mes camarades qui m’assurèrent que dorénavant ils agiraient avec la plus extrême circonspection.

— Au reste, mon cher ami, me dit Mercadier, qu’avons-nous à craindre, armés comme nous le sommes, c’est-à-dire ayant chacun une paire de pistolets et un coutelas ?

— Pardieu ! je crains que votre ivresse ne vous empêche justement, si l’occasion s’en présente, de faire usage de ces armes !

— Oh ! quant à cela, soyez tranquille !… N’est-ce pas, Vidal, et toi, Lebosec, que vous avez toute votre raison ?

— Je crois bien ! balbutièrent Vidal et Lebosec avec une langue embarrassée qui donnait un complet démenti à leurs paroles.

Le rendez-vous que les smugglers nous avaient assigné était une espèce de petite crique située à environ trois lieues de Portsmouth.

— Allons, mes amis, dis-je une heure plus tard à mes associés, voici la nuit venue, partons…

Après avoir soldé nos dépenses à l’hôtelier de la taverne, qui, soit dit en passant, nous fit payer horriblement cher sa douteuse hospitalité, nous examinâmes avec soin si les amorces de nos pistolets étaient en bon état ; puis nous nous mîmes en route.

J’espérais que le grand air et surtout la marche calmeraient l’effervescence de mes compagnons. Il n’en fut rien. À mesure que nous avancions, leur ivresse, d’abord peu sensible, prenait des proportions inquiétantes : à peine étions-nous hors de la ville que Mercadier se mit à entonner à tue-tête la Marseillaise.

— Mais taisez-vous donc, misérable, lui dis-je avec fureur, vous voulez donc nous livrer aux Anglais ?

— Les Anglais ! répéta Mercadier, je me moque pas mal d’eux. Qu’ils viennent un peu, les Anglais, et ils verront… j’ai donc pas des pistolets ?.. Les lâches, ils ne se montreront pas…

Vidal et Lebosec n’étaient guère dans un meilleur état ; ils parlaient de se diriger sur Londres, de surprendre la Tour, puis, une fois maîtres de cette citadelle, de bombarder la capitale de la Grande-Bretagne jusqu’à ce qu’elle se rendît à discrétion.

Que l’on juge combien je devais souffrir ! Un moment je fus tenté de rebrousser chemin et de retourner chez M. Smith ; sans la crainte de Ducket, il est certain que j’eusse mis ce projet a exécution.

Les indications que nous avaient données les contrebandiers étaient si exactes et si précises que je n’hésitai pas une minute sur la route que nous devions suivre. À onze heures nous arrivâmes au lieu fixé pour notre rendez-vous.

C’était au pied d’une falaise, dans une des anfractuosités de la côte, que se trouvait caché le bateau non ponté sur lequel nous devions traverser la Manche.

— Allons, messieurs, nous dit Jeffries, la nuit est obscure, la mer excellente, le vent favorable ; ne perdons point de temps et embarquons.

— Oh ! oh ! continua le smuggler en remarquant quelle difficulté mes compagnons, alourdis par l’ivresse, éprouvaient à entrer dans l’embarcation, il paraît que le gin n’est pas votre boisson habituelle !… Au reste, peu importe, quelques heures de sommeil et l’air frais de la mer vous remettront dans votre état normal ! Étendez-vous au fond de la barque…

Cinq minutes plus tard, la proue de notre canot, poussé par un joli vent du sud-ouest, fendait vaillamment la lame. Je ne puis dire l’appréhension terrible qui s’était emparée de moi ; à chaque instant je m’attendais à une attaque ; et la main sur mes pistolets tout armés, j’essayais de saisir au vol un mot ou une intonation de voix qui me permît de prendre l’offensive ; mais les smugglers causaient si bas, si toutefois ils causaient, qu’aucun bruit, si ce n’est celui de la vague que coupait notre sillage, ne parvenait jusqu’à moi.

Une heure se passa ainsi, et déjà mes appréhensions commençaient à se calmer, lorsqu’il me sembla entendre un chuchotement étouffé qui venait de l’avant : peu après j’entendis un smuggler qui escaladait doucement un des bancs de l’embarcation, car nous allions alors à la voile, et semblait se diriger de notre côté.

— Qui vive ? m’écriai-je en levant mes pistolets.

— Parbleu ! n’ayez pas peur, ce n’est pas, à coup sûr, la police ! me répondit une voix que je reconnus pour être celle de Jeffries.

— Je ne crains rien, lui répondis-je ; mais n’avancez pas, je vous prie : vous pourriez en marchant dessus blesser mes camarades. Jeffries ne me répondit que par un juron, et regagna sa place. Un dialogue animé ne tarda pas à s’engager entre ses compagnons et lui ; seulement, il avait lieu d’une voix tellement basse qu’il m’était impossible d’en saisir un seul mot.

Ma foi, pensai-je, je suis bien bon de m’affecter pour si peu de chose. Au total, qu’ai-je à craindre ? Une attaque ? Mais n’ai-je pas mes pistolets et mon coutelas ! Oui ; mais ces bandits sont au nombre de quatre, tandis que je ne dispose, moi, que de deux coups de feu… Pardi eu, une idée !… je m’en vais prendre les pistolets de cet ivrogne de Lebosec qui ronfle à mes côtés : de cette façon, je me trouverai à même de répondre à chacun d’eux.

Une nouvelle heure se passa sans amener aucun incident si ce n’est, toutefois, que la lune jusqu’alors voilée par des nuages commença à se montrer de temps à autre, c’est-à-dire chaque fois que le vent nettoyait l’horizon.

— Eh ! l’ami, me dit pendant une de ces éclaircies le patron Jeffries, vous savez que nous n’avons pas besoin de vous pour le quart !… Si vous avez sommeil, ne vous gênez pas et dormez tout à votre aise…

— Merci, lui répondis-je d’un ton sec, je préfère veiller.

— Oui-da ! Eh bien, alors causons… Cela nous aidera à tuer le temps.

— Merci de votre proposition. Je préfère rester dans mes réflexions…

— C’est possible, mais moi je préférerais causer, car j’ai une petite affaire à terminer avec vous, et il faut absolument que vous m’écoutiez…

— Voyons alors cette affaire.

— Voici le fait en peu de mots… Mais auparavant, une question ! Savez-vous de quelle peine nous sommes passibles, nous autres contrebandiers, lorsque l’on nous surprend essayant de conduire en France des prisonniers évadés ?

— Parfaitement, vous êtes pendus !

— C’est cela même. Je vois avec plaisir que vous êtes au fait de la législation anglaise… oui, j’en suis ravi… car cela va m’aider beaucoup dans la suite de notre entretien.

— Voyons, m’écriai-je avec un commencement d’impatience, laissons de côté tout ce bavardage, et arrivons franchement au but ; car, si je ne me trompe, vous avez en ce moment un but et une arrière-pensée.

— C’est vrai ! Au fait, à quoi bon employer des détours lorsque l’on est, comme nous le sommes, mes compagnons et moi, dans le droit chemin ? Voici la chose en deux mots : nous vous avons demandé dix livres sterling par tête, c’est-à-dire quarante livres sterling pour vous conduire tous les quatre en France… Or, vous m’avouerez que cela n’est pas cher. Mes confrères exigent ordinairement le double de cette somme…

— Il fallait demander davantage. Au reste, peu importe. Oui, j’avoue que vous avez été très modérés dans vos prétentions ; après ?

— Or, si nous nous sommes montrés si doux sur le prix de votre passage, c’est que nous comptons, grâce à notre habileté et à notre prudence, aborder en France sans nous exposer au moindre danger.

— Eh bien ! tant mieux ; puissiez-vous dire vrai !

— Seulement, ce n’est pas tout que d’être prudent et expérimenté, il faut encore que ceux à qui l’on a affaire nous aident dans nos desseins et nous secondent dans nos intentions… Pouvons-nous compter sur vous ?

— Mon cher Jeffries, permettez-moi de vous avouer que je trouve toutes ces paroles bien oiseuses !… Il est, pardieu, parfaitement clair, et je ne vois pas trop quel motif a pu vous inspirer cette question, que, nos intérêts se trouvant confondus et les mêmes, vous pouvez compter entièrement sur notre concours dans tout ce qui regardera le salut commun.

— Très bien ! très bien !… Ne vous impatientez pas, j’arrive au fait. Or j’ai pensé, et mes compagnons partagent mon avis, que par surcroît de prudence vous feriez bien de changer tous les quatre de vêtements afin que les croiseurs anglais qui nous rencontreront, une fois le jour venu, ne vous reconnaissent pas pour des Français…

— Je vous avouerai que je ne comprends pas trop l’opportunité de cette mesure, car nous commencerons par nous cacher ; et si des croiseurs nous approchent d’assez près pour pouvoir remarquer la coupe et la forme de nos vêtements, je crois que nous serons pris. Enfin, si vous tenez absolument à ce déguisement, je ne vois pas trop pourquoi nous vous refuserions ce léger plaisir.

— Voilà ce qui s’appelle parler en brave et loyal garçon, me dit Jeffries : je compte sur votre parole, c’est une affaire entendue…

— Mais à propos, par quels vêtements remplacerons-nous les nôtres ?

— Je m’attendais à cette question, et je suis prêt à y répondre. Le coffret de l’embarcation qui nous sert de cabinet de toilette contient toute notre garde-robe, que nous mettons à votre disposition !… Seulement, ajouta Jeffries, je vous crois trop gentlemen pour vouloir, après surtout que nous nous sommes montrés si coulants en affaire avec vous, user nos effets sans nous payer une petite indemnité ?

— Ah ! très bien, je commence à comprendre. Et à combien estimez-vous cette indemnité ?

— Au plus juste prix. Que vous faut-il ? Des souliers : quatre paires, dix livres sterling ; des chapeaux, six livres ; des vestes, quarante livres ; des pantalons, vingt livres ; des cravates, cinq livres !… Total, quatre-vingt-une livres sterling, que, vu l’intérêt que nous inspire votre position, nous réduirons à quatre-vingts livres… Ce marché ne peut manquer de vous convenir, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous ?

— Je pense, généreux Jeffries, que vous plaisantez avec une grâce infinie. Votre histoire des croiseurs qui viendront reconnaître la coupe de nos vêtements, et le tarif des prix auxquels vous cotez nos travestissements me semblent dénoter en vous un caractère jovial et plein de ressources contre l’ennui… Merci du bon moment que vous venez de me faire passer.

— Monsieur le Français, s’écria Jeffries d’un ton menaçant, je n’aime pas la raillerie, je vous en préviens !

— Quoi ! vous voudriez me persuader que vous avez parlé sérieusement ? Mais non, vous plaisantez encore…

— J’ai parlé si sérieusement, chien de Français, s’écria le smuggler avec véhémence, que si vous ne nous comptez pas de suite, à l’instant même, les quatre-vingt-une livres que j’exige, nous vous ferons sauter par-dessus bord…

— Vous vous trompez du tout au tout, mon aimable Jeffries, répondis-je au bandit toujours avec le même sang-froid.

— C’est ce que nous allons voir. À moi, mes compagnons ! dit alors le smuggler en s’élançant vers moi. J’aperçus, à la clarté de la lune, briller une lame de couteau dans sa maIn.

Me levant alors de toute ma hauteur et présentant mes pistolets aux bandits :

— Un pas de plus et vous êtes morts ! leur dis-je.

— À la vue de mes pistolets dirigés sur eux les smugglers s’arrêtèrent brusquement.

Jeffries poussa un cri de rage.

— Ah ! vous ne vous attendiez pas à cette surprise, leur dis-je, chers et estimables assassins, sachez que comme on connaît les saints on les honore !… J’étais trop au courant de vos exploits pour m’embarquer avec vous sans prendre mes précautions… Vous êtes quatre et j’ai quatre coups à tirer ! Vous voyez que votre expédient du gin ne vous a pas réussi et que cela ne vous a servi de rien de griser mes camarades, car je suis parfaitement en état de vous tenir tête en attendant leur réveil…

— Vos chiens de camarades ne se réveilleront pas de longtemps, me dit Jeffries qui reprit presque aussitôt son sang-froid et son impudence, car j’ai fait mêler une certaine drogue à leur gin… Au reste, vous verrez…

À cet aveu, j’éprouvai une vive tentation de faire feu sur le misérable ; mais je réfléchis que si je le manquais, et cela pouvait fort bien avoir lieu par l’obscurité qui nous enveloppait et le roulis de notre embarcation, ils se jetteraient tous les quatre à la fois sur moi et parviendraient peut-être à me désarmer. Je jugeai que ce que j’avais de plus prudent à faire était de me mettre en avant de mes compagnons et d’attendre le jour.

Il paraît que Jeffries devina ma pensée ; m’adressant de nouveau la parole d’un air moqueur :

— Il faudra bien, misérable, me dit-il, que vous finissiez par succomber au sommeil à votre tour ! alors vrai, là, sur l’honneur, nous vous enverrons par-dessus bord causer avec les poissons au fond de la mer !

Sans perdre des yeux une seule seconde les smugglers placés à l’avant de l’embarcation, je me mis à frapper rudement du pied sans pouvoir parvenir à réveiller mes compagnons étendus au fond de l’embarcation. À peine pus-je leur arracher quelques paroles incohérentes.

Je me croyais, ayant mes ennemis devant moi, à l’abri de toute surprise, ne songeant pas que je tournais le dos au smuggler qui se tenait à la barre.

Ah ! combien je devais payer cher mon imprudence ! Le jour ne pouvait tarder à paraître, cette idée soutenait mon courage et me faisait envisager ma position avec une certaine résignation, lorsque je crus remarquer que Jeffries et ses compagnons quittaient leurs places sur l’avant.

— Jeffries, m’écriai-je, prenez garde à ce que vous allez faire ! Je vous rappelle que je vous surveille et que je suis prêt à tout…

— Votre position est trop bonne pour que je songe à en venir aux mains, me répondit le smuggler ; je crois que ce que nous aurions de mieux à faire serait de nous entendre. J’ai peut-être été un peu dur et exigeant dans mes prétentions… eh bien, voyons, mettons chacun du nôtre dans une nouvelle transaction, et terminons ce différend…

— Quoique je ne vous craigne nullement, je préfère cependant me résigner à un léger sacrifice pécuniaire que d’en arriver aux voies de fait… Je conviens que les dix livres sterling que nous vous payons par tête ne représentent pas une somme suffisante… Voulez-vous que nous la portions à quinze livres ?

— Voilà qui est parler en vrai gentleman, me répondit le contrebandier. J’accepte de grand cœur et je vous jure sur mon honneur qu’à partir de ce moment je renonce à toute autre exigence et vous prie de me considérer comme votre sincère ami.

— Très bien, Jeffries ; je suis charmé de n’être plus forcé d’avoir à vous brûler la cervelle ! À présent que la paix est faite, apprenez-moi donc, je vous en prie, quelle drogue vous avez mêlée au gin que mes camarades ont bu, et dites-moi comment je pourrais les faire revenir.

— C’est… une certaine qualité… d’un poivre tout particulier de Cayenne… Quant au moyen de leur rendre la connaissance, je n’en sais pas de meilleur que de les inonder d’eau fraîche.

— C’est vrai. J’aurais dû songer plus tôt à cela… Je vais essayer.

En effet, je remplis à plusieurs reprises mon chapeau goudronné d’eau de mer, et j’en versai le contenu sur le visage de mes camarades qui commencèrent aussitôt à sortir de leur sommeil léthargique.

Voyant que le conseil de Jeffries amenait d’heureux résultats, je me penchais de nouveau en dehors de l’embarcation, mon chapeau à la main pour puiser de l’eau de mer, lorsque je reçus un coup tellement violent sur la tête et sur l’épaule que je tombai au fond du canot en poussant un cri de détresse. Presque au même instant je sentis comme un poids qui m’écrasait la poitrine, et je vis passer devant mes yeux, ainsi qu’un éclair, la lame brillante d’un couteau.

J’avais par bonheur conservé un pistolet dans ma main gauche. J’appuyai instinctivement sur la gâchette de mon arme, un jet de flamme brilla dans la nuit, et le contrebandier qui m’avait frappé en traître, celui-là même qui se tenait à la barre, et auquel je ne songeais pas, tomba sur moi sans pousser un cri : il était mort, la balle de mon pistolet lui avait fracassé le crâne.

— À moi… Mercadier… Vidal… mes amis… on m’assassine ! m’écriai-je, puis je perdis connaissance. Lorsque je revins à moi il faisait grand jour.

Un lugubre spectacle s’offrit à ma vue. Dans le fond de l’embarcation inondée de sang gisaient deux cadavres, celui de Jeffries et du contrebandier sur qui j’avais tiré.

Mon compagnon Lebosec, couché à mes côtés, était d’une pâleur extrême et semblait prêt à rendre le dernier soupir ; il avait reçu un coup de coutelas qui lui avait ouvert une partie de l’épaule et de la poitrine.

— Eh bien, Garneray, me dit Mercadier qui soutenait ma tête sur ses genoux, comment vous trouvez-vous ?

Je fus quelque temps avant de pouvoir répondre, car j’étais encore tellement étourdi que je ne me rendais qu’imparfaitement compte et de ce qui se passait autour de moi et des paroles qui m’étaient adressées. Enfin, reprenant peu à peu l’usage de mes sens :

— J’ai été rudement atteint, lui dis-je ; mais je ne me crois pas dangereusement blessé.

— Oh ! ce ne sera rien ! un violent coup de bâton, une grande perte de sang, on n’en meurt pas ! Vraiment, nous sommes bien coupables, et sans vous, ajouta Mercadier en me serrant la main, nous étions escofiés. Merci monsieur ! Entre vous et moi à présent, c’est à la vie et à la mort !

— Comment cela s’est-il passé ? Et les contrebandiers ?

— Ne parlez pas, cela vous fatigue. Ça s’est passé que votre coup de feu et vos cris nous ont vivement dégrisés, qu’il y a eu une bagarre générale affreuse, et qu’à défaut de nos pistolets que nous n’avons pas même eu le temps de décharger, car les smugglers se sont jetés sur nous comme des bêtes fauves, nos coutelas nous ont permis de venir à bout de ces bandits. Jeffries a été tué… par qui ? Je l’ignore. Il faisait tellement nuit et nous étions si troublés, que notre victoire peut être tout aussi bien attribuée au hasard qu’à notre courage… Quant aux deux autres smugglers, ma foi, j’ai bien peur pour eux qu’on ne les ait fait passer par-dessus bord !… Enfin, à part votre blessure et celle de ce pauvre Lebosec, tout est pour le mieux ! Le vent continue à souffler favorable, nous possédons une excellente embarcation, nous avons fait bonne route cette nuit, et nous n’avons plus rien à craindre que la rencontre des croiseurs !… Vive la France et la liberté !

Après avoir causé encore quelques instants avec mes camarades, comme j’étais exténué par la course de trois lieues que j’avais faite la veille et affaibli par la perte de mon sang, je me rendormis d’un profond sommeil.

— Monsieur, me dit une voix à mon oreille, tandis que je me sentis secoué assez rudement par le bras, réveillez-vous !

— Qu’y a-t-il ? demandai-je en ouvrant les yeux et en m’asseyant sur un banc.

Cette question était inutile : la vue d’une corvette de guerre, qui n’était guère éloignée de nous de plus d’un demi-mille, et qui se dirigeait tout droit vers notre embarcation, m’apprit de suite ce dont il était question.

— Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je, les Anglais ! nous sommes perdus !

— Les Anglais ! c’est justement ce que nous ignorons, me répondit Mercadier. Je vous ai justement réveillé afin de vous demander votre opinion… Considérez attentivement cette corvette…

— Hélas ! je ne la vois que trop… Mais qu’aperçois-je devant nous ?

— Ce sont les côtes de France, c’est la montagne du Roule qui domine Cherbourg ! me répondit Mercadier d’une voix sourde et émue.

— La France ! cette terre est la France ! m’écriai-je avec transport. Oh ! mon Dieu, protégez-nous !…

Et j’éclatai en sanglots. Jamais, durant ma vie si accidentée et si remplie de catastrophes, je n’ai ressenti aucune émotion comparable à celle que me fit éprouver en ce moment cette espèce de nuage indécis qui se détachait à peine de la brume à l’horizon et représentait ma patrie…

— Eh bien, me dit Mercadier, et cette corvette, qu’en pensez-vous ?

J’arrachai avec peine mes yeux des côtes de France pour les reporter sur le navire en vue.

— Hélas ! c’est un Anglais ! m’écriai-je avec désespoir.

En effet, un quart d’heure plus tard, nous étions de nouveau prisonniers de guerre ! Singulier hasard ! cette corvette, le Victory, qui allait me rejeter sur un ponton, était le même navire qui quinze ans auparavant m’avait délivré, le lecteur s’en souvient peut-être encore, des pirates de l’archipel indien.

Le surlendemain, à la chute du jour, j’étais réintégré à bord de la Vengeance.