Mes pontons/Chapitre 24

Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 63-66).

XXIV.


Le maudit Curtis – Je lui fais violence – Mon arrivée chez M. Smith – Il m’installe chez lui – Ses démarches – Les contrebandiers – Fatal changement de servante


Je crois avoir dit que depuis deux jours la chaleur, quoique nous fussions à cette époque vers la fin du mois de mai, avait été intense. Lorsque je descendis de voiture, une forte averse commença à tomber et balaya des rues les piétons. Cette circonstance très heureuse pour moi me permettait de gagner la maison de M. Smith, chez qui je comptais me réfugier, sans attirer l’attention de personne et sans éveiller le moindre soupçon. Malheureusement, ceci à la première vue paraîtra un détail puéril, mais hélas ! les obstacles dans la vie réelle ne se surmontent pas avec la même facilité que dans les romans, malheureusement, dis-je, si je savais l’adresse du marchand de tableaux, je ne connaissais nullement la ville de Portsmouth où je n’étais venu qu’une seule fois et sous bonne escorte, lors du procès de Duvert.

Il me fallait donc demander mon chemin ! Mais à qui m’adresser ? Je n’osais entrer dans un magasin. Je réfléchissais tout en continuant de marcher à grands pas et espérant que le hasard, me venant en aide, me conduirait dans la rue où demeurait M. Smith, lorsque j’avisai à quelques pas devant moi un homme qui, réfugié sous l’étroit auvent d’une maison, attendait la fin de l’orage. Je me dirigeai aussitôt vers lui.

— Monsieur, lui dis-je, seriez-vous assez bon pour m’indiquer…

Je n’avais pas achevé ma phrase que je m’arrêtai en poussant un cri d’effroi et de surprise. Dans l’homme à qui je demandais mon chemin je venais de reconnaître le juif Abraham Curtis !

— Ah ! ah ! me dit-il en ricanant, il paraît, mon cher Garneray, que vous êtes devenu un habitant de Portsmouth. Je ne puis vous exprimer la joie que me cause notre rencontre. J’aime à croire que nous allons renouer nos affaires. Venez, je vais vous conduire…

Je compris que si je faiblissais j’étais perdu ; que l’intention du juif était de me faire tomber dans un piège, de me livrer, sans aucun doute, à la police.

Une heureuse inspiration me vint. J’affectai de prendre bravement mon parti.

— Ma foi, mon cher Curtis, lui répondis-je, je suis tout aussi ravi que vous pouvez l’être vous-même de cette rencontre. Je me trouve dans une position réellement fort délicate, et comme je vous sais homme de ressource et de bon conseil, je suis tenté de croire que c’est ma bonne étoile qui vous envoie vers moi pour que vous m’aidiez à sortir d’embarras.

— Vous ne devez pas douter de l’intérêt que je vous porte, me répondit le juif d’un air railleur, je crois vous en avoir déjà donné assez de preuves pour que vous puissiez y compter…

— Certainement. Aussi serai-je avec vous d’une grande franchise.

— Parlez, je vous écoute, mon très cher ami.

— D’abord je vous avouerai que ma présence en ce moment à Portsmouth est tant soit peu irrégulière ; j’ai déserté le cautionnement où je me trouvais…

— Je m’en doutais !… ensuite ?..

— Ensuite ! Pardieu ! cela me semble suffisant. Ensuite !… Eh bien ! je ne sais plus ce que je dois faire ! Je compte sur votre bonne amitié pour me donner conseil.

— Je vais faire mieux que de vous donner un conseil.

— Ah ! vraiment, excellent ami, je ne m’attendais pas à moins de votre part. Et qu’allez-vous faire ?

— Vous conduire dans un endroit où vous ne craindrez plus d’être arrêté.

— Vous me comblez ! Dans un des bureaux de la police sans doute ?

— Hi, hi ! me répondit le juif en riant, je vois que vous êtes un garçon d’esprit qui savez comprendre la plaisanterie et vous soumettre aux circonstances !… Oui, cher ami, c’est justement au bureau de police voisin que je me propose de vous mener.

— Voulez-vous me permettre un mot de réponse ?

— Comment donc ! dix, vingt, autant que vous voudrez ! Il pleut à verse, nous avons du temps de reste !

— Eh bien, cher ami, voici ce mot : c’est que si vous poussez un cri, une plainte, je vous brûle la cervelle comme à un chien enragé, dis-je froidement au juif en le prenant par la gorge et en dirigeant le canon de mon arme contre son front.

Mon geste avait été si rapide, et Curtis s’attendait si peu à un semblable dénouement, que j’eusse pu me passer de lui adresser cette recommandation, car le misérable, ouvrant des yeux effarés, la bouche béante et en proie à la plus extrême frayeur, était tout à fait incapable de parler.

— Certes, continuai-je, comme je suis parfaitement résolu à ne plus retourner à bord d’aucun ponton, et que pour éviter ce malheur je suis décidé, s’il le faut, au sacrifice de ma vie, je vous jure sur l’honneur que si vous ne m’obéissez pas, si vous m’opposez la moindre résistance, je vous brûlerai la cervelle même devant cent témoins !… À présent que vous voilà averti, donnez-moi votre bras et conduisez-moi hors de la ville !… Tâchez surtout, si vous tenez à la vie, de ne pas vous tromper de chemin.

— Je suis prêt à vous obéir, me dit alors le juif d’une voix émue. Ne craignez rien, je ne vous trahirai pas.

Je pris alors le bras d’Abraham que je serrai fortement sous le mien, puis la main placée dans la poche de côté de ma redingote où se trouvaient mes pistolets, je me mis en chemin.

En moins d’une heure, après avoir franchi toutes les sentinelles,

nous fûmes hors de la ville, en pleins champs. Bâillonnant alors mon guide avec mon mouchoir, et lui liant les mains au moyen de ma cravate :

— Nous allons rester ici une heure sans bouger, lui dis-je. Ce temps écoulé, vous pourrez retourner en ville. Seulement, retenez bien ceci, et c’est un bon conseil que je vous donne, si jamais je suis repris grâce à votre indiscrétion, je vous promets que tôt ou tard, dussé-je m’établir une fois la paix faite en Angleterre pour ne pas vous perdre de vue, je me vengerai de vous.

Après avoir prononcé ces paroles, je laissai là le juif et m’en fus sans hâter le pas. Mais lorsqu’il m’eut perdu de vue, je pris un élan furieux et m’élançai de toute la force de mes jarrets dans la direction de la ville où j’arrivai vingt minutes plus tard. Il pouvait être alors près de onze heures.

Il n’y avait plus à hésiter. Je ne pouvais, sans courir le danger d’être arrêté comme vagabond, rester plus longtemps sur la voie publique ; tous les magasins étaient déjà fermés. Prenant mon courage à deux mains, j’entrai dans une espèce de cabaret ou public house, et m’adressant à un garçon qui dormait à moitié, la tête appuyée sur le comptoir, je le priai de m’indiquer la rue que je cherchais, c’est-à-dire celle où demeurait M. Smith.

— C’est la première à votre gauche, à un quart de minute d’ici, me répondit le garçon sans même me regarder.

En effet, quelques secondes plus tard je frappais et sonnais discrètement à la porte du marchand de tableaux, et une vieille domestique, après m’avoir fait subir un assez long interrogatoire, vu l’heure avancée de la nuit, se décidait enfin à m’introduire dans le parloir, où je trouvai M. Smith occupé à finir une pipe et un grog.

L’excellent homme s’attendait tellement peu à me voir qu’il fut quelque temps sans me reconnaître et que je dus me nommer.

— Vous ici ! s’écria-t-il enfin, mais, malheureux, avez-vous donc perdu la raison ?

— Nullement, mais j’allais perdre ma liberté !

Je racontai alors en peu de mots à M. Smith toute mon odyssée : il m’écouta sans m’interrompre.

— Je regrette que tout cela se soit passé ainsi, me dit-il après que j’eus cessé de parler, car la vie que vous meniez dans votre cautionnement était réellement supportable… Enfin, puisque l’on voulait vous renvoyer à bord des pontons… Ma foi tant pis, ce qui est fait est fait… Il faut ne plus songer maintenant qu’à vous retirer du mauvais pas où vous vous trouvez. En attendant, ma maison est à votre disposition, vous y resterez tant que vous voudrez.

M. Smith appela alors cette même vieille domestique qui était venue m’ouvrir.

— Sarah ! lui dit-il, je sais que vous n’aimez pas les Français… N’importe, vous êtes une honnête femme, comme vous me l’avez prouvé par vingt-cinq années de bons et loyaux services, et l’on peut se fier à vous. Monsieur ici présent est un prisonnier français qui s’est évadé : préparez-lui la chambre d’en haut et tâchez, car vous êtes un peu bavarde, c’est là votre plus grand défaut, de ne compromettre par aucune indiscrétion la liberté de ce jeune homme.

La vieille Sarah haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur, et s’adressant assez brusquement à son maître :

— Oui, je déteste les Français, lui dit-elle, car vous savez que mon pauvre fils a été tué par eux dans une croisière qu’il faisait dans l’Inde ; oui, j’aurais voulu pour tout au monde que cet homme ne se réfugiât pas ici… Mais enfin, puisqu’il s’est confié à votre honneur et qu’il a choisi votre toit, il faut bien se soumettre. L’hospitalité est une chose sacrée.

— C’est bien, ma bonne Sarah, vous venez de parler comme une brave Écossaise que vous êtes, dit Smith : à présent, je ne crains plus rien, vous ne bavarderez pas !

Le lendemain, complètement remis de mes émotions de la veille grâce à une nuit de sommeil que je prolongeai assez tard, je me mis à envisager froidement ma position, et le résultat de ces réflexions fut que je devais tenter tous les moyens pour gagner la France. J’achevais de faire disparaître un confortable déjeuner que la vieille Sarah m’avait apporté dans ma chambre, lorsque M. Smith vint me rendre une visite.

— Je vous demande bien pardon de ne pas vous avoir prié de descendre au parloir, me dit-il, mais je crains qu’Abraham Curtis n’ait porté plainte à la police et je ne serais pas étonné que ma maison ne fût surveillée… Je crois donc qu’il est plus prudent que, jusqu’à nouvel ordre, vous ne quittiez pas votre chambre…

— Vraiment, mon cher monsieur, je ne sais comment m’y prendre pour vous remercier.

— Il s’agit bien de remerciements !… Je fais ce que je dois, pas autre chose. Voyons, causons plutôt sérieusement ! Quels sont vos projets ?…

— Je ne désire qu’une chose : trouver le moyen de passer en France.

— Dame, quoique cette résolution soit contraire à mes intérêts, je la trouve cependant, je dois l’avouer, la seule raisonnable ! Que vous faudrait-il pour pouvoir la mettre à exécution ? De l’argent ?

— Merci, grâce à vous, j’en ai de reste… Ma ceinture est pleine d’or ! Ce qu’il me faudrait, ce serait connaître d’honnêtes contrebandiers qui voulussent bien alléger le poids de ma ceinture ou, si vous aimez mieux, qui consentissent moyennant une forte gratification à hasarder avec moi, en bateau, le passage de la Manche…

— Bon ; je m’informerai adroitement, dès aujourd’hui, parmi mes nombreuses connaissances, où et comment l’on peut s’aboucher avec ces contrebandiers…

— Comme je ne sais plus quelle expression trouver pour vous témoigner ma reconnaissance, je préfère me taire et vous laisser agir. À présent, pourriez-vous me procurer ce qu’il me faut pour peindre ?.. Cela m’aidera à passer mon temps…

— Une bonne idée ! Au revoir, je vais vous faire monter un chevalet, des toiles et des couleurs… surtout cachez-vous bien, je crains que Curtis n’ait établi un espionnage autour de ma maison, car je le rencontre fréquemment assez proche de chez moi.

— C’est cela, et moi je prendrai pour sujet de mon tableau une évasion des pontons. Cela me portera peut-être bonheur.

Je travaillais depuis plus de deux heures à mon esquisse lorsque M. Smith se présenta de nouveau dans ma chambre ; il avait l’air radieux.

— Hourra et victoire ! s’écria-t-il gaiement en entrant. Le hasard m’a admirablement servi, j’ai de bonnes nouvelles…

— Parlez, mon cher monsieur Smith, lui dis-je avec une vive émotion.

— Voici la chose en peu de mots : un des ouvriers doreurs que j’emploie me raconte qu’il possède pour cousin un marin dont tout le métier ne consiste qu’à faire la contrebande et à aider aux évasions des prisonniers… Ce qu’il y a de plus curieux dans cela, c’est que mon ouvrier m’a fait ce récit à propos de rien, et sans que je l’en aie sollicité. Ce hasard est d’un bon présage ! Je n’ai pas voulu, pour la première fois, interroger cet ouvrier et me confier à lui, d’autant mieux qu’il passe pour être un assez mauvais sujet ; mais demain je reprendrai cette conversation et je verrai à me faire indiquer la demeure de son cousin le contrebandier.

La pensée que bientôt peut-être je pourrais revoir ma patrie et embrasser ma famille me causa une des plus vives émotions que j’aie jamais ressenties ; je ne pus dormir de toute la nuit.

J’attendais le lendemain avec impatience que M. Smith vînt me rendre visite, mais la journée s’écoulait et il ne paraissait pas.

Ce ne fut que vers les trois heures que j’entendis l’escalier gémir sous son pas lourd et pesant ; jamais le frôlement d’une robe de soie ne causa une plus vive émotion à un adolescent, que celle que me fit éprouver le bruit produit par le craquement des bottes de mon hôte.

— Eh bien ! m’écriai-je sans lui donner le temps de refermer la porte derrière lui.

— Eh bien ! me répondit-il, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Hier j’avais de bonnes nouvelles, aujourd’hui j’en apporte de mauvaises.

— Vous avez vu le contrebandier, et il a refusé ?

— Je me serais bien gardé de le voir ! Quant à lui, il ne m’eût certes pas refusé.

— Expliquez-vous, je vous en conjure… parlez…

— Cela ne sera pas long ! Je me rendais chez mon ouvrier doreur lorsque j’ai fait la rencontre d’un de mes amis, capitaine de la marine marchande, que je n’avais pas vu depuis longtemps. Vous pensez que j’ai de suite amené la conversation sur le terrain des contrebandiers. Seulement, pour ne pas éveiller les soupçons du capitaine qui déteste les Français, je me suis mis à déplorer la cupidité des smugglers qui les conduisait à écouter les propositions des Français et permettait à tant de prisonniers de s’enfuir des pontons.

« – Rassurez-vous, m’a répondu le capitaine en riant ; le nombre des évadés qui regagnent leur patrie est loin d’être aussi considérable que vous semblez le croire, et les smugglers délivrent l’Angleterre de plus d’ennemis qu’ils ne lui en mettent sur les bras.

« J’ai affecté à ces mots la plus grande surprise, et mon ami m’a raconté ce que j’ai en ce moment la douleur de vous répéter, c’est-à-dire que les smugglers sont les plus abominables gredins du monde, et que l’on ne peut se fier à leur loyauté.

« La peine de mort qu’ils encourent et que l’on ne manque jamais de leur infliger lorsqu’on les surprend en mer avec des évadés qu’ils conduisent en France fait que dès qu’ils se voient un peu vivement poursuivis, et je ne parle ici que des smugglers les plus honnêtes, ils se hâtent de jeter par-dessus bord les preuves de conviction qui pourraient les perdre, c’est-à-dire les Français qui se sont fiés à leur bonne foi. D’autres, plus indélicats encore, une fois qu’ils ont touché la forte somme d’argent qui a été convenue pour l’évasion, assassinent les malheureux qu’ils s’étaient engagés à conduire en France…

— Horreur et infamie ! m’écriai-je.

— Oh ! ce n’est pas tout, poursuivit M. Smith, il y a encore une troisième classe de smugglers qui pour être moins sanguinaires n’en sont pas moins d’ignobles chenapans… Ce sont les smugglers-espions attachés au Transport-Board !…

— Les smugglers-espions, dites-vous ?

— Et je dis bien. Ceux-ci, je vous le répète, d’accord avec le Transport-Board, n’assassinent ou ne noient pas les prisonniers : ils se contentent d’abord d’exiger d’eux une assez jolie somme comme avance, ensuite ils les dépouillent de leurs effets, s’emparent de leurs personnes et les livrent au Transport-Board qui leur paye encore une prime de cinq livres sterling par tête ! Ces smugglers, dont la classe est fort nombreuse, car ils courent peu de dangers, réalisent de très beaux bénéfices. Ce qui peut arriver encore de moins malheureux à un Français qui veut s’évader, c’est de tomber entre leurs mains.

Je restai un moment atterré et abattu, mais reprenant bientôt courage :

— Mon cher monsieur, dis-je au bon Smith, j’avoue que les détails que vous venez de me donner, en supposant toutefois qu’ils soient exacts, sont assez faits pour décourager quelqu’un, cependant je persiste plus que jamais dans mon projet.

— Vous persistez dans votre projet ? Êtes-vous devenu fou ?…

— Seulement, continuai-je, je modifierai ce projet de façon à ne pas m’engager dans mon entreprise sans chance de succès…

— Que ferez-vous ? J’avoue que je ne le devine pas le moins du monde.

— Mon idée est pourtant bien simple : je m’adjoindrai deux ou trois compagnons de fuite.

— C’est-à-dire que vous serez trois victimes ?

— Nullement, nous sommes trois hommes déterminés à tout, bien armés, et ayant l’œil ouvert. Or, vous m’accorderez qu’ayant pour nous la force et la prudence il nous sera possible d’utiliser le bon bateau des smugglers…

— Oui, vous avez raison. Je conviens que comme cela vous arriverez peut-être à un bon résultat. Seulement une chose m’embarrasse : comment ferez-vous pour vous procurer, sans sortir de votre chambre, deux compagnons d’aventure ? Avec cela que la ville de Portsmouth ne regorge pas précisément d’évadés !

— Hélas ! j’avoue que cela me paraît difficile. Mais j’ai des amis dans divers cautionnements, je leur écrirai à ce sujet.

— C’est égal, ce sera toujours difficile, pour ne pas dire impossible ; mais n’importe, ajouta M. Smith d’un air déterminé, ne vous découragez pas encore ! Pendant que vous travaillerez à vos tableaux et à votre correspondance, je m’occuperai, moi, de vous chercher vos hommes, soit comme contrebandiers, soit comme compagnons de fuite. Cela me demandera peut-être du temps. N’importe, j’ai jusqu’ici toujours réussi quand j’ai bien fermement voulu une chose, et que je n’ai pas reculé devant la peine ou la fatigue ! Cette fois, je veux, et vous verrez, prenez bon courage… Je réussirai.

Jusqu’au mois d’avril de l’année 1813, c’est-à-dire pendant près d’un an, je restai caché chez Smith sans qu’aucun événement vînt rompre la monotonie de cette existence uniforme. J’avais un excellent ordinaire, un appartement confortable, rien, en un mot, de ce qui constitue le bonheur de la vie matérielle ne me manquait, et cependant j’étais presque aussi malheureux, plus encore peut-être que sur les pontons.

Entendre le bruit de la rue, voir à travers un coin de mon rideau discrètement soulevé tout ce monde libre et affairé qui sillonnait sans cesse la voie publique me rendait intolérable ma réclusion volontaire. À peine pendant cette année eus-je le courage de sortir deux ou trois fois en voiture. Le travail, et un travail acharné, apportait seul un peu de soulagement à mon esprit : tant qu’il faisait jour je ne quittais jamais mon chevalet.

M. Smith était toujours excellent pour moi ; mais comme la souffrance rend injuste, j’en étais venu à me figurer que mon esclavage lui étant profitable, non seulement il ne faisait rien pour y mettre un terme, mais qu’au contraire il agissait en sous-main de façon à le prolonger le plus longtemps possible. Sarah, la vieille Écossaise qui m’avait avoué dès le premier moment avec tant de franchise l’aversion qu’elle éprouvait pour les Français, avait fini, en présence de ma douceur et de ma captivité, par me prendre en grande amitié, et elle se montrait pleine de zèle et d’attention pour moi : c’était réellement une excellente femme.

Au commencement du printemps de 1813, j’en étais arrivé à un tel état de découragement que je commençai à négliger ma peinture ; bientôt mon manque absolu d’appétit et de sommeil me causa une assez forte indisposition qui me força de garder le lit pendant quelques jours.

— Voyons, mon cher ami, ne vous laissez pas abattre ainsi, me disait chaque soir avant de s’éloigner le bon Smith, croyez que je m’occupe de vous, que je ne négligerai aucun moyen pour vous faire revoir la France…

— Le moyen, lui répondais-je, vous le savez… c’est de me trouver des compagnons de fortune…

— Avec cela que c’est chose aisée, n’est-ce pas, que de déterrer dans une grande ville comme Portsmouth, en supposant toutefois qu’il s’en trouve, des Français évadés des pontons et qui se cachent… Je ne suis pas de la police, moi !

— Cependant vous vous êtes vanté à moi que vous réussissez toujours dans tout ce que vous voulez entreprendre. Or voilà une année entière que j’attends.

— Ma foi, me répondit-il un jour, je crois qu’il m’est venu une bonne idée… Je m’en vais prier mon ouvrier doreur de m’aboucher avec son cousin le contrebandier.

— À quoi bon, puisque d’après vous il n’y a rien à faire avec ces misérables-là ?…

— Votre réponse me prouve, me répondit-il, qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que je n’aie pas eu plus tôt la pensée du projet qui me vient aujourd’hui, puisque vous-même ne le comprenez pas encore. Écoutez-moi et ayez un peu de patience, je serai bref. Mon opinion sur la moralité des contrebandiers n’a pu changer, et je crois toujours que se confier à eux serait commettre une folie insigne ; mais cela n’empêche pas que l’on puisse tirer parti de ces misérables, comme vous les appelez avec tant de raison. Eux seuls sont à même de m’apprendre, d’abord s’il y a des Français évadés cachés à Portsmouth, ensuite où se trouvent ces Français.

— Ah ! mon cher Smith, m’écriai-je reconnaissance les mains de mon hôte, idée vous avez là ! Oui, informez-vous auprès de ces contrebandiers.

— Et pour ne pas éveiller leurs soupçons, continua M. Smith, je leur dirai que je connais un Français qui, n’étant pas assez riche pour fréter à lui seul un bateau, désirerait se joindre à quelques compatriotes dont l’intention serait de passer en France.

— Parfait ! c’est on ne peut mieux combiné.

En effet, huit jours plus tard, Smith vint m’annoncer, d’un air moitié lugubre, moitié triomphant, qu’il avait réussi à obtenir des contrebandiers l’adresse de trois Français récemment évadés qui se préparaient à passer la Manche. Que l’on juge de la joie que me causa cette nouvelle !

Ne pouvant plus longtemps résister à mon impatience, je résolus, malgré le danger que présentait pour moi cette démarche, d’aller sans perdre de temps m’aboucher avec mes compagnons de fortune ; la nuit venue, je fis venir une voiture et je me rendis auprès d’eux.

Prévenus de mon arrivée, ils me reçurent comme si j’eusse été un de leurs amis, et nous nous mîmes sans plus tarder à parler de la grave affaire qui nous préoccupait. Ils me dirent qu’ils avaient la plus grande confiance dans les contrebandiers qui s’étaient chargés de mener à bonne fin notre entreprise, et que la seule chose qui les retenait encore à Portsmouth était le manque d’argent dans lequel ils se trouvaient, mais qu’ils comptaient recevoir des capitaux de France d’ici à quelques jours, et qu’aussitôt leurs fonds arrivés ils prendraient la mer.

— Si c’est seulement là l’obstacle qui s’oppose à votre fuite, je puis facilement le lever, mes chers camarades, leur répondis-je ; je possède beaucoup plus d’argent qu’il n’en est besoin pour satisfaire les exigences des contrebandiers. Mais là n’est pas pour moi la question. Le point délicat de notre entreprise est la moralité plus que douteuse, du moins pour moi, de ces contrebandiers que vous me semblez juger trop favorablement. Voici ce que je sais sur leur compte.

Je fis part alors à mes nouveaux amis des renseignements que le capitaine de la marine marchande avait donnés à Smith, et que ce dernier, le lecteur doit s’en souvenir, s’était empressé de me répéter.

— Après tout, messieurs, continuai-je, que nous importe que ces hommes soient des traîtres ou des assassins, à présent que nous sommes prévenus et sur nos gardes !… Ayons chacun une bonne paire de pistolets et je réponds du succès de notre entreprise…

— Vous chargez-vous de nous procurer ces armes ? me demanda un des Français.

— Rien ne m’est plus facile ; je m’en charge.

— Eh bien alors, qui vous empêche de fixer le jour de notre entreprise ?

— Pour moi, le plus tôt sera le mieux ! Avertissez-moi quelques heures à l’avance et je serai prêt. Je laissai alors mon adresse à mes associés et pris congé d’eux. Ces compatriotes qu’un heureux hasard – du moins je devais le considérer comme tel alors – mettait sur ma route et se nommaient Mercadier, Lebosec et Vidal étaient tous trois corsaires. Pris par les Anglais vers la fin d’une fructueuse croisière et après qu’ils avaient envoyé leur prise à terre, ils se trouvaient posséder tous les trois des capitaux assez considérables à Bordeaux. Je pouvais donc, sans courir de grands dangers, leur faire les avances nécessitées par notre évasion commune ; et puis, ces avances n’eussent-elles dû jamais me rentrer que cette considération, tant j’avais hâte de recouvrer ma liberté, ne m’aurait pas retenu. Le lendemain dans la matinée je reçus une lettre de mes associés qui m’apprenaient que nos contrebandiers, occupés par une expédition pressée, ne pouvaient pas se mettre à notre disposition avant une quinzaine de jours ; ce retard m’affecta vivement et me parut de mauvais présage. Sur ces entrefaites, la bonne Sarah tomba dangereusement malade ; et M. Smith se trouva obligé de prendre une autre domestique pour la remplacer provisoirement. Ce petit incident nous contraria et surtout nous gêna beaucoup, car mon hôte, ne connaissant pas assez cette femme pour oser se fier à elle, se trouva obligé de me monter lui-même mes repas.

Toutefois, on concevra sans peine que cacher à une domestique la présence d’un étranger dans une maison aussi peu considérable que l’était celle de Smith présentait une impossibilité absolue. Ducket, c’était le nom de la nouvelle servante, n’était pas depuis trois jours chez le marchand de tableaux qu’elle avait deviné que ce dernier donnait l’hospitalité à un Français évadé des pontons.

M. Smith fit contre mauvaise fortune bon cœur, et confia à Ducket, en essayant de lui faire valoir le prix de cette marque de confiance, ce que cette femme savait déjà.

Ducket, quoiqu’elle se montrât pour moi pleine de prévenances, me déplaisait horriblement. Pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Il est des pressentiments mystérieux que rien ne motive, qui sont inexplicables, que l’on essaie en vain de surmonter, que l’on s’en veut d’écouter, et que l’on ne devrait jamais au contraire négliger.

— Est-ce vrai, monsieur, me dit un jour Ducket en faisant ma chambre, que le gouvernement anglais accorde une récompense de cinq livres sterling à toute personne qui livre au Transport-Board un Français évadé ?

— Oui, Ducket, cela est vrai, lui répondis-je assez inquiet et assez étonné de la question. Vous n’avez qu’à me dénoncer et l’on vous remettra cette somme… Pensez-vous donc me livrer à la police ? repris-je après un moment de silence et en souriant.

— Oh ! monsieur ! s’écria la domestique en rougissant, quelle idée avez-vous donc de moi ! Ducket, après avoir terminé son service, se retira en m’adressant sa plus gracieuse révérence. Je me mis à réfléchir profondément.

— Pourquoi, me disais-je, cette femme ne me vendrait-elle pas ? Elle est Anglaise, ne peut s’intéresser à un Français, et doit être, comme la plupart de ces créatures que l’on emploie à la journée, malheureuse et cupide. Pourtant si elle songeait à me trahir elle n’eût jamais osé m’adresser la question qu’elle vient de me faire ! Bah ! pourquoi pas ? Cette femme peut être aussi inintelligente que je la suppose vile. Elle aura eu peur de se tromper, et sachant que personne ne pouvait mieux que moi lui fournir ce renseignement, elle a commis l’imprudence de me le demander.

Et puis, après tout, cela ne serait pas si maladroit de sa part. Cette espèce de franchise m’en eût en effet imposé, sans l’aversion inexplicable que j’éprouvais pour cette femme, sans ses conversations fréquentes avec le boucher d’en face, l’ami de Curtis. Il est parfois des impudences si hardies que c’est le sublime de la rouerie que de savoir s’en servir. Oui, définitivement, et plus j’y réfléchis, je ne suis resté que trop longtemps ici. J’aurais dû, le jour de l’arrivée de Ducket, abandonner la maison et me réfugier dans la taverne qu’habitent mes nouveaux amis Mercadier, Lebosec et Vidal… Dès que Smith rentrera, je mettrai ce projet à exécution.

Tout en réfléchissant ainsi, je m’étais accoudé sur le bord de ma fenêtre, et mes yeux erraient à l’aventure à travers les rideaux jusque dans la rue, lorsque tout à coup je vis Ducket sortir de la maison.

— Elle va me trahir ! pensai-je.

Et me précipitant à travers les escaliers, j’ouvris la porte de la rue et je me mis à suivre la domestique.

Je suis à me demander encore aujourd’hui comment je pus commettre une pareille imprudence, surtout après être resté pendant près d’une année sans oser sortir, pour ainsi dire.

J’étais tellement dominé par l’idée fixe que Ducket me trahissait, que je ne fus nullement surpris en l’apercevant, à l’angle de la rue, causer avec un homme que je reconnus de suite pour Abraham Curtis.

Je savais tout ce que je voulais savoir, le boucher avait parlé, et je m’empressai de rebrousser chemin. Au moment où j’arrivai devant la porte, je me trouvai face à face avec M. Smith qui rentrait de son côté et ma vue lui arracha un cri de surprise, presque d’effroi.

— Êtes-vous donc fou, mon cher ami ? me dit-il lorsque nous fûmes rentrés.

— J’avoue que j’ai été extrêmement imprudent, lui répondis-je ; heureusement que le hasard a béni cette audace, et qu’il me sauve des pontons.

— Des pontons ! Que s’est-il donc passé ?

— Il s’est passé que votre domestique Ducket voudrait gagner la prime de cinq livres promise à toute personne qui livre un Français. Alors, en peu de mots, je fis part à M. Smith de ce que je viens de raconter au lecteur.

— Oh ! la misérable, s’écria mon excellent hôte en rougissant de colère, je veux la tuer

— La punition serait un peu forte, répondis-je en souriant ; mais, si vous voulez bien le permettre, je vais effrayer la misérable… elle mérite bien cela !

— Faites-en ce que vous voudrez ! s’écria M. Smith hors de luit Ah ! l’infâme ! la coquine ! ne la ménagez pas… Mon excellent hôte parlait encore lorsque Ducket rentra : son air calme n’indiquait nullement qu’elle venait de commettre une ignoble trahison ; seulement, sa respiration un peu oppressée prouvait que s’il lui importait peu d’être coupable, elle tenait à ce qu’on ne la soupçonnât pas. Elle était, je le compris, revenue en courant de son rendez-vous avec Abraham Curtis.

— Ducket, lui dis-je poliment, seriez-vous assez bonne pour monter une minute dans ma chambre, j’ai besoin de vous pour clouer un tableau !

— Je suis à vos ordres, monsieur, me répondit-elle en me suivant d’un air patelin.

Une fois rendus dans ma chambre où M. Smith nous avait suivis, je fermai la porte ; puis, prenant un pistolet et revenant vers Ducket, qui à la vue de l’arme pâlit affreusement :

— Ma chère fille, lui dis-je, je trouve on ne peut plus naturel que vous ayez désiré gagner cinq livres sterling que du reste je voulais vous offrir en quittant la maison… Seulement, ne vous étonnez pas non plus que je tienne à conserver ma liberté. Si vous désirez prier, dépêchez-vous, vous n’avez plus que cinq minutes à vivre.

— Oui, oui, brûlez-lui la cervelle, s’écria M. Smith, qui prit sur le moment cette comédie, tant sa colère était grande, pour une réalité ; brûlez-lui la cervelle… elle l’a bien mérité…

Ducket, je ne puis me rappeler aujourd’hui ce souvenir sans en rire, Ducket, dis-je, se croyant déjà morte, tomba à mes genoux en me demandant grâce.

— Non, point de grâce ! dit mon hôte. Tirez… tirez.

Je levai le bras, et la misérable, croyant que c’en était fait d’elle, poussa un cri sourd et perdit connaissance.

— Vite de l’eau et des sels, m’écriai-je.

— Pour faire revenir cette coquine à la vie, me dit Smith, du tout, laissez-la mourir comme elle le mérite.

— Cela ne ferait nullement mon affaire. Je n’ai pas besoin de la vie de cette misérable, tandis que ses révélations peuvent m’être précieuses… Aidez-moi, mon bon monsieur Smith, je vous en prie…

— Le fait est qu’il est important que nous sachions à quoi nous en tenir. Oui, vous avez raison, secourez-la.

Mes soins ne furent pas inutiles, cinq minutes plus tard, Ducket reprit connaissance.

— Quand la police doit-elle venir ? lui demandai-je.

— Ce soir, monsieur, à dix heures, me répondit-elle en tremblant.

— Tu ne me trompes pas ?

— À quoi bon mentir lorsque l’on va mourir ! répondit la malheureuse qui prenait de plus en plus ma comédie au sérieux.

— C’est bon, lui dis-je ; si tu as dit vrai, cela te sauvera la vie. À présent, reste dans cette chambre ; et ne t’approche pas de la fenêtre pour appeler au secours car alors c’en serait fait de toi.

— Eh bien ! dis-je à M. Smith, que faire à présent ? Quant à moi, je crois que le seul parti qu’il me reste à prendre est d’aller rejoindre au plus vite mes compagnons dans leur taverne…

— Ma foi, cela me contrarie de vous voir sortir en plein jour ; mais cependant vous ne pouvez rester, j’en conviens, plus longtemps ici… Je m’en vais vous chercher une voiture… Surveillez en attendant cette coquine de Ducket.