Mes pontons/Chapitre 19

Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 51-53).

XIX.


Confidence du capitaine Edwards – Digne protestation contre des ordres barbares – Rencontre d’une indigne connaissance – Ingénieux moyen de correspondance – Débarquement du capitaine Edwards


Je regagnai ma cabine en réfléchissant aux bizarreries du hasard. Quelle chose singulière que la fatalité ! pensais-je. Depuis plus de quatre années que je meurs à petit feu sur les pontons, j’ai usé mon intelligence et mon imagination à combiner des moyens d’évasion ; j’ai une première fois manqué de me noyer ; une seconde, j’ai refusé par méfiance la liberté qui s’offrait à moi ; plus tard enfin Duvert m’a trahi, et voilà qu’un jeune homme, presque un enfant, moins fort, moins déterminé, moins hardi que moi parvient sans peine, sans efforts, après quelques semaines seulement de captivité, à recouvrer sa liberté par suite du plus incroyable quiproquo qu’on puisse imaginer !

Ah ! cela ne me prouve que trop une chose, c’est que la destinée de chaque homme est écrite, et que notre volonté ne peut la changer en rien. La mienne est la souffrance, je dois m’y résigner. Je dois ajouter, car dans ces pages de ma vie intime je tiens à me montrer véritablement tel que j’ai été, je dois ajouter, dis-je, que cette fois le bonheur de Pierre Chéri ne me causa aucune envie ; au contraire, je m’applaudissais de son succès et je faisais des vœux ardents pour qu’il ne se démentît pas ! Il faut avouer aussi qu’à cette époque ma position sur les pontons s’était singulièrement améliorée et que la vie était devenue pour moi, sinon agréable, du moins assez facile et très supportable.

Jouissant, grâce à mes fonctions d’interprète, d’une bien plus grande liberté que celle accordée à mes camarades, gagnant beaucoup plus d’argent que je ne pouvais en dépenser, et par-dessus trouvant un puissant dérivatif à mes tristes pensées dans mes travaux de peinture je n’avais, à la liberté absolue près, rien à envier ! Oui, à la liberté près !… J’étais donc encore malgré mon bonheur relatif bien à plaindre, bien malheureux.

Un jour je trouvai le capitaine Edwards qui venait de me faire appeler tout triste et tout soucieux.

— Monsieur Garneray, me dit-il, les évasions se multiplient sur les pontons, et le gouvernement anglais, dans le but d’en arrêter les progrès vient de rendre une ordonnance que je reçois à l’instant. Veuillez la traduire, je vous prie, afin que je puisse la notifier aux prisonniers de la Vengeance.

Je me mis aussitôt à l’œuvre ; mais à peine eus-je jeté les yeux sur le document officiel, que, par un mouvement irréfléchi et en dehors de ma volonté, j’écrasai violemment ma plume sur la table, et que je m’écriai avec une indignation profonde :

— Lâcheté et infamie ! tous les Anglais ne sont donc que d’ignobles bourreaux !

— Vous oubliez sans doute, monsieur Garneray, devant qui vous vous trouvez en ce moment, me dit le capitaine Edwards d’un ton de doux reproche ; sans cela, bien élevé comme vous l’êtes, vous ne tiendriez pas de semblables discours.

Ces paroles amicales me firent rentrer de suite en moi-même.

— Je vous demande bien pardon, capitaine, de ce mouvement de vivacité, lui dis-je ; l’abominable et cruelle ordonnance que je viens de lire ne le justifie que trop !

— Je conviens, monsieur, et remarquez je vous prie qu’en ce moment ce n’est pas le capitaine commandant la Vengeance qui vous parle mais bien M. Edwards, simple citoyen anglais ; je conviens avec vous, dis-je, que le gouvernement britannique en rendant cette ordonnance se déshonore et viole les droits les plus sacrés et les plus imprescriptibles de la justice et de l’humanité ! Mais serait-il équitable de faire retomber sur une nation tout entière l’odieux d’un acte qui n’est après tout que l’œuvre de quelques hommes ? Je ne mets nullement en doute pour ma part que le peuple anglais ne flétrisse lui-même de son mépris une semblable monstruosité.

— Je désire, pour l’honneur de l’Angleterre, que vous ne vous trompiez pas, capitaine ! Mais en attendant, les subordonnés du gouvernement, que cette mesure reçoive leur approbation ou éveille leur indignation, ne seront-ils pas tenus de la faire exécuter ? Alors que de crimes et que d’irréparables malheurs !

— Monsieur, me répondit le capitaine Edwards après avoir réfléchi pendant un moment, je crois pouvoir vous assurer que le commandant du ponton la Vengeance ne se rendra jamais le complice d’une pareille monstruosité, d’un tel crime de lèse-humanité !… Non, ajouta avec feu et après un nouveau silence le noble Edwards, jamais je n’obéirai à un tel ordre… je donnerai cent fois plutôt ma démission !… Quant à vous, monsieur, j’espère que vous voudrez bien garder secrète cette conversation… J’ai parlé à un homme d’honneur, mon égal, et non pas à un prisonnier placé sous ma surveillance !… À présent plus un mot sur ce sujet pénible, je vous en prie… ce serait de mauvais goût de votre part ! Veuillez terminer votre traduction au plus vite.

Je m’inclinai sans répondre en maudissant intérieurement cette invitation au silence qui m’empêchait d’exprimer au noble jeune homme toute l’admiration et toute la reconnaissance que m’inspirait sa généreuse conduite.

Cette ordonnance que venait de rendre le conseil de régence et qui m’avait à si forte raison indigné disait que pour diminuer le nombre des évasions le gouvernement anglais venait d’arrêter que « la fuite d’un prisonnier sera punie sur deux autres prisonniers, qui devront être pendus à sa place, en cas que le fugitif ne soit pas rattrapé ». Je laisse à penser l’indignation et l’émotion que produisit la publication de cette ordonnance à bord de notre ponton ! Ce ne fut partout qu’un seul cri de fureur.

Aussitôt nos officiers se réunirent en conseil et écrivirent, après une longue délibération, la lettre suivante que je reproduis ici sans en changer ni un mot ni une virgule, d’abord comme document historique et ensuite comme pièce justificative à l’appui de ce fait monstrueux qui pourrait passer aux yeux de bien du monde pour une invention faite à plaisir.

Copie de la lettre adressée au conseil de régence en réponse à son ordre du 6 mars 1810, en vertu duquel la fuite d’un prisonnier, etc., etc.

« Nous ne pouvons trouver d’expression, messieurs, pour vous peindre notre étonnement à la réception de l’ordre que vous nous avez fait l’honneur de nous adresser ; nous avons été obligés de le relire à plusieurs reprises pour nous persuader qu’il fût possible que des personnes appartenant à une nation qui se dit civilisée puissent faire des menaces aussi barbares que celles contenues dans ledit ordre, et surtout de les adresser à des officiers ; c’est un oubli de toute convenance, de tout sentiment d’honneur, auquel nous n’étions pas préparés, même par les mauvais traitements et les humiliations sans nombre dont vous nous avez abreuvés jusqu’à ce jour.

» Vous nous rendez responsables, messieurs, du départ de nos camarades ; ce ne sont donc plus ceux auxquels est confié le soin de la garde des prisonniers qui doivent en répondre : ce sont les prisonniers eux-mêmes qui doivent les garder et sous peine d’être pendus ! Quel renversement de tous les principes reçus jusqu’à ce jour chez les peuples policés !

» Est-ce ainsi que l’on parle à des militaires qui ne sont prisonniers que par la violation du droit des gens ? C’est un fait qui ne peut être ignoré de M. le président du conseil.

» Quelle nation peut offrir l’exemple d’une pareille injustice ? Les peuples que vous nommez barbares, qui ne font pas de prisonniers, mais des esclaves, ne se sont pas avisés de punir sur ceux qui restent entre leurs mains la fuite de ceux qui échappent à leur surveillance.

» Depuis quand a-t-on pu penser que l’attachement à la vie nous avilirait assez pour nous engager à être nos propres dénonciateurs ? Vous avez sans doute oublié que vous parlez à des militaires qui, dans plus d’une circonstance, ont prouvé qu’ils ne craignaient pas la mort. S’il s’en trouvait quelques-uns parmi nous qui manquassent assez d’expérience dans le métier des armes pour ne pas avoir acquis l’habitude de l’envisager de sang-froid dans les combats, ils ont eu le temps depuis qu’ils sont entre vos mains de se familiariser avec une image dont vous leur mettez journellement le tableau sous les yeux.

» Messieurs, vous connaissez très peu le caractère de notre nation, si vous n’avez pas prévu que des mesures aussi avilissantes, loin de diminuer en nous le désir de vous fuir, doivent au contraire ajouter à celui que nous éprouvons de rejoindre nos frères d’armes, celui plus puissant, s’il est possible, de nous éloigner d’un peuple capable d’exercer des cruautés aussi inouïes.

» Vous voulez, messieurs, nous n’en pouvons douter, nous réduire au désespoir ; mais nous jurons tous que, quel que soit le sort que vous nous réserviez, nous le subirons avec la noblesse qui convient à la grande nation à laquelle nous avons l’honneur d’appartenir. Nous préférons la mort à l’ignominie, et nous la subirons, quand il en sera temps, de manière à laisser après nous un exemple de courage et de sang-froid, comme vous en laisserez un d’injustice et de cruauté.

» Signé : Lachapelle, Petiet, de Lespée, etc., etc., etc., tous officiers français, réduits à la captivité par la violation de la capitulation de Saint-Domingue. »

Cette lettre dont, soit dit en passant, la rédaction me paraît, aujourd’hui que le hasard a fait de moi un auteur, laisser quelque peu à désirer, fut suivie d’innombrables pétitions adressées de tous les pontons, et l’atroce mesure ordonnée par le gouvernement anglais ne fut jamais mise à exécution.

Je fis à cette époque à bord de la Vengeance une rencontre singulière et que je ne puis passer sous silence. Les Anglais venaient, avec cette déloyauté politique qui les rend si redoutables à leurs alliés et amis, de confisquer à Copenhague la flotte danoise ; les équipages de cette flotte, retenus prisonniers dans leurs propres vaisseaux alors métamorphosés en pontons partageaient, à quelques encâblures de nous dans la rivière de Gosport notre malheureux sort, lorsqu’un matin on envoya à bord de la Vengeance un Danois qui, ayant dénoncé la désertion de quelques-uns de ses camarades, était menacé par eux de la peine de mort. Je me trouvais sur le pont lorsque le Danois arriva et il me parut que je l’avais déjà vu quelque part : de son côté, le traître en m’apercevant parut un moment tout décontenancé et se détourna de moi avec un embarras si visible qu’il changea aussitôt mes soupçons en certitude. Je me creusais en vain la tête pour tâcher de me souvenir où, en quelles circonstances et comment j’avais déjà dû me trouver avec cet homme, lorsque tout à coup la mémoire me revint. M’approchant aussitôt de lui et le regardant bien en face :

— Misérable ! lui dis-je, te souviens-tu de moi ?

— Non, monsieur, me répondit-il en balbutiant un mauvais français.

— Tu mens ! Il y a de cela aujourd’hui à peu près cinq ans, tu commandais un navire marchand qui se trouvait ancré à cette époque dans le port de Portsmouth…

— Je vous jure, monsieur, que vous vous trompez !

— Tu mens encore ! Tais-toi et écoute. Une nuit, deux prisonniers français qui étaient parvenus à s’évader à la nage de leur ponton se réfugièrent, mourant de fatigue, de faim et de froid, à bord de ton navire !… Ah ! tu pâlis à présent et tu gardes le silence ! tu vois bien que tu me reconnais ! Inutile alors de continuer cette histoire, inutile d’ajouter que sur ces deux prisonniers, l’un, le bon et brave Bertaud, fut obligé, pour éviter de se voir livrer comme tu l’en menaçais aux Anglais, de se jeter de nouveau à la mer et qu’il périt victime de ton impitoyable cruauté ; que l’autre, garrotté par tes ordres, fut ramené par ton équipage et dans ton canot à son ponton où depuis cinq ans il maudit ton souvenir !

— Oui, monsieur, je vous reconnais, me dit alors en tremblant le Danois ; mais de grâce ne parlez pas si haut… vous allez me perdre… j’ai quelque argent…

— Misérable, tu veux m’acheter ma vengeance !… Me crois-tu donc un lâche comme toi ?.. Tu es un traître et je te proclamerai partout comme tel… Ô mon bon et brave Bertaud, tu seras vengé !

Je prononçai ces dernières paroles avec une telle exaltation, car la vue de ce misérable m’avait rappelé avec violence la fin tragique de mon pauvre et excellent Breton, que plusieurs camarades accoururent aussitôt vers moi et s’informèrent du sujet de ma colère.

Je ne fis aucune difficulté pour leur exposer mes griefs contre le Danois. À peine mon récit fut-il terminé que je compris, aux cris furieux qui s’élevèrent de toutes parts, que j’avais dépassé le but que je m’étais promis d’atteindre : il n’était plus question, comme je le voulais, de mettre cet homme en quarantaine ; on ne parlait de rien moins que de le tuer.

Ne voulant pas être la cause d’un assassinat, je m’en fus aussitôt trouver le capitaine, et après l’avoir mis au fait en peu de mots de la position des choses, je le suppliai de vouloir bien renvoyer le Danois sur un autre ponton, ajoutant que si on le laissait vingt-quatre heures de plus à bord de la Vengeance il ne me serait pas possible de répondre de sa vie. Le capitaine Edwards fit droit de suite à ma demande ; un canot emmena le Danois.

Le misérable croyait en être quitte pour cette panique ; combien il se trompait ! Le lendemain, avant onze heures du matin, toute la ligne des pontons apprenait qu’un Danois, qui avait vendu jadis deux évadés français, puis trahi tout dernièrement ses propres compatriotes, venait d’être placé par les Anglais sur nos pontons ; on le recommandait à la justice de ses compagnons d’infortune !

Le lecteur s’étonnera peut-être de cette facilité que nous avions de correspondre de ponton à ponton ; je me hâte d’ajouter que les Anglais ne soupçonnaient pas le moins du monde ces communications dont ils ne découvrirent jamais le secret, et qui avaient lieu par l’entremise d’une télégraphie fort originale.

C’était au moyen d’une table renversée, placée sur l’endroit le plus élevé du pont et qu’un charpentier faisait semblant de raccommoder, que nous entretenions nos correspondances. Chaque pied de la table, selon la façon diagonale, horizontale ou perpendiculaire dont il était placé, signifiait une lettre de l’alphabet ; le maillet passé ou appuyé de telle ou telle façon entre les pieds de la table représentait également aussi une lettre. Nous avions acquis par l’habitude une telle habileté dans la formation de ces signaux, que nous en étions arrivés à formuler en très peu de temps d’assez longues phrases.

Je termine l’histoire du Danois. Le misérable, suivi partout par l’exécration qu’il méritait si bien, partout accueilli avec mépris et défiance, partout mis en quarantaine, partout bafoué, menacé, frappé, finit à la fin par prendre la vie en tel dégoût qu’il s’empoisonna avec du vert de gris et mourut dans des souffrances atroces. J’avoue que le souvenir de sa mort n’a jamais pesé sur ma conscience.

Peut-être le lecteur me reprochera-t-il à présent de ne pas avoir parlé davantage du petit Pierre Chéri. À cela je répondrai que mes souvenirs de captivité étant de la plus scrupuleuse exactitude, et ne pouvant par conséquent ressembler à des scènes de roman, je suis forcé, lorsque le hasard ne vient pas à mon aide, et il y vient rarement, de laisser la plupart des épisodes que je raconte sans un dénouement. J’aime à croire que Pierre Chéri parvint à opérer son évasion. Toutefois je dois avouer que je ne reçus jamais de lettres de mademoiselle Angélique.

J’ai déjà dit que mon temps se passait à bord de la Vengeance d’une façon aussi heureuse que possible pour un prisonnier ; mais hélas ! cet état de choses ne dura pas toujours. Vers le milieu de l’année 1811 notre excellent capitaine, l’honorable Edwards, nommé au commandement d’une corvette, quitta notre ponton.

Son départ fut pour nous une journée de deuil. Hélas ! combien de fois nous eûmes à le regretter ! Que, si jamais, dans la haute position qu’il occupe aujourd’hui, ces lignes-ci lui tombent sous les yeux, il reçoive encore et de nouveau toute l’expression de ma profonde reconnaissance.