Mes pontons/Chapitre 18

Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 47-51).

XVIII.


L’excellent capitaine Edwards – Règne de la justice et de l’humanité – Organisation d’un spectacle – Actrices qui n’en sont pas – Tentative de corruption – Enlèvement scandaleux


Notre nouveau capitaine qui, promu à vingt-deux ans au grade de lieutenant de vaisseau par suite d’une visite que le duc d’York avait faite à bord du navire qu’il montait, s’était marié avec la fille d’un riche intéressé dans la compagnie des Indes, et devait à cette puissante alliance de se trouver à vingt-quatre ans à peine capitaine d’un ponton.

Je suis trop heureux lorsque l’occasion se présente de constater quelque générosité de la part des Anglais, pour ne pas m’empresser de déclarer ici que l’avènement du capitaine Edwards fut pour nous un grand bonheur. M. Edwards, quoique personne ne fût plus scrupuleux que lui dans l’accomplissement de ses devoirs, comprit à merveille, en homme d’intelligence et de cœur, que le pouvoir à peu près discrétionnaire dont il était investi lui laissait une grande latitude pour faire le bien ; aussi sa constante préoccupation fut-elle d’interpréter l’esprit des règlements en notre faveur, et de nous procurer tous les adoucissements à notre sort qui étaient compatibles avec ses instructions.

Ce que c’est pourtant que l’influence d’un chef honnête ! Quoique le gouvernement anglais n’eût pas un farthing à dépenser de plus pour nous par an, notre ponton prit bientôt un tout autre aspect, et notre sort se trouva, matériellement et moralement parlant, amélioré d’une façon si extraordinaire qu’il devint tolérable, presque heureux.

Traités avec égards et humanité, nous tâchions de nous acquitter de ces bienfaits, car la justice et l’humanité étaient pour nous des bienfaits, par notre reconnaissance et par notre bonne conduite. Aidant volontiers, et sans y être forcés en rien, les matelots anglais dans l’accomplissement de certaines corvées que nous n’aurions, certes, jamais acceptées auparavant, nous vivions avec nos ennemis en parfaite intelligence.

Personne ne songeait plus, retenu par la crainte de nuire à l’avenir de notre excellent et jeune capitaine, à s’évader ; aussi la garde et la police du ponton ne causaient presque aucun dérangement aux Anglais : la force n’avait jamais rien pu sur nous, nous étions domptés par la bonté et la justice.

Je viens de dire que notre ponton avait changé d’aspect depuis l’avènement du nouveau capitaine, comme par enchantement, et le lecteur sera de mon avis lorsque je lui apprendrai que nous ne tardâmes pas à donner des bals et des concerts, que nous eûmes un théâtre. Un des plus curieux phénomènes que présente l’esprit français est cette incroyable gaieté et cette imagination si pleine d’expédients qui, dans les moments les plus difficiles, lui fait trouver des ressources pour rire et pour se divertir, lorsque des étrangers se laisseraient aller à un morne désespoir et succomberaient à leurs souffrances ! Ne paraît-il pas plaisant au lecteur, après le récit véridique quoiqu’un peu affaibli que je lui ai fait de l’horrible séjour des pontons, de penser que nous étions parvenus par notre seule industrie, sans secours étrangers, à posséder un théâtre ! Et quand je dis un théâtre, je n’entends nullement parler d’un spectacle de marionnettes, mais bien d’un vrai théâtre sur lequel des acteurs et des actrices costumés avec une rare élégance jouaient, avec décors et accompagnement d’orchestre des pièces qui, si je dois m’en rapporter au plaisir qu’elles me causèrent, ne devaient le céder en rien pour l’action et le dialogue à celles de quelques théâtres de Paris.

Or, ces acteurs si bien habillés et dont les costumes ne coûtaient que quelques sous, ces décors splendides improvisés à la détrempe sur quelques vieux morceaux de toile, parfois sur des planches, ces pièces qui nous faisaient si bien rire et tant pleurer, tout cela était le produit de cette imagination française qui sait tirer parti de tout et créer tout avec rien.

À l’extrémité du faux pont se trouvait un emplacement assez vaste qui jadis avait servi à établir une chapelle ; le plancher abaissé de plusieurs pieds élevait presque du double en cet endroit la hauteur du plafond : c’était là que nous avions établi notre scène.

Je me rappelle encore, et le lecteur verra tout à l’heure qu’un événement assez bizarre qui s’y produisit devait me graver profondément dans la mémoire ce souvenir, je me rappelle encore, dis-je, comme si cela ne datait que d’hier, la première représentation que nous donnâmes.

Quinze jours avant l’époque fixée pour cette grande solennité, on ne s’occupa plus d’autre chose à bord de la Vengeance. Tous les haillons, toutes les nippes furent passés en revue, et chaque nippe et chaque haillon trouva son emploi. Un élève de première classe et un commis principal de la marine, gais d’esprit tous les deux, furent chargés de composer les deux chefs-d’œuvre qui devaient être joués. Le premier composa un vaudeville en deux actes intitulé les Aventures d’une voyageuse sensible ; et le second un mélodrame en cinq actes qui s’appelait la Fiancée du corsaire.

Ces deux productions soumises aux acteurs chargés d’en remplir les rôles, et à un comité de lecture nommé ad hoc, obtinrent tout d’abord un grand succès, et furent jugées dignes à l’unanimité des honneurs de la scène.

Il fut convenu que sur le produit de la recette brute on prélèverait avant tout les frais et dépenses occasionnés par l’arrangement des costumes, par l’éclairage, les décors, etc., etc. ; que si ces payements n’absorbaient pas, ainsi qu’on l’espérait, la recette, on rémunérerait alors les artistes de leur travail : les jeunes premiers et les grands rôles furent fixés à un franc, les seconds rôles à dix sous, les comparses à quatre. L’orchestre, composé d’un violon et d’une flûte, offrit son concours gratis : on lui vota une mention d’honneur.

Quant à moi, je reçus une députation qui vint me prier au nom de tous mes camarades de vouloir bien me charger, après m’être entendu avec les auteurs à ce sujet, des décors les plus indispensables à la représentation.

Je reçus la députation avec une modestie fort convenable, et après l’avoir vivement remerciée de la bonne opinion que mes camarades, qu’elle représentait, voulaient bien avoir de mon talent, je lui promis de faire tous mes efforts pour justifier leur confiance. Je poussai même la générosité jusqu’à refuser les vingt-cinq sous par représentation que l’on m’offrit pour les cinq décors que l’on attendait de moi : je fus proclamé un héros de désintéressement et de grandeur, et à l’unanimité on me vota, comme on l’avait déjà fait pour l’orchestre, une mention honorable.

Afin que rien ne pût devenir un sujet de discussion par la suite, on s’occupa en dernier lieu de régler les droits d’auteur, car le jeune élève et le commis de la marine se trouvant dans une position assez malheureuse tous les deux, il n’était pas raisonnable de retirer le premier à sa fabrication de tissus de paille, le second aux chaussons qu’il confectionnait, sans leur offrir un dédommagement pour le temps perdu.

Deux propositions leur furent faites : la première d’être payé comptant, le vaudeville trente sous, le drame quatre francs ; la seconde de courir les chances de la représentation et de toucher ce qui resterait, toutes les dépenses et débours soldés.

Les auteurs, ils sont à peu près les mêmes partout, sur les pontons comme ailleurs, les auteurs, dis-je, pleins de confiance dans le mérite de leurs productions, préfèrent la seconde proposition à la première : toutefois, il fut stipulé qu’après le premier acte du drame les spectateurs mécontents auraient le droit de se retirer en réclamant leur argent. Les auteurs, sûrs d’eux-mêmes, n’élevèrent à cet égard aucune difficulté.

Restaient les costumes de femmes à confectionner, et comme les matériaux premiers nous manquaient, sans parler des couturières que nos tailleurs, au reste, promettaient de remplacer avec avantage, nous étions assez embarrassés. Nous résolûmes en désespoir de cause de nous adresser, par l’intermédiaire de notre bienveillant capitaine, aux femmes de Portsmouth, de Gosport et de Portsea ; à cet effet nous fîmes porter en ville un compliment assez galamment tourné dans lequel nous faisions un touchant appel à la sensibilité anglaise ; ce compliment réussit au-delà de nos espérances ; des défroques féminines nous arrivèrent de tous côtés avec une telle abondance que nous pensâmes à créer un ballet de danseuses : ce projet abandonné un moment fut repris quelques mois plus tard et obtint dans son exécution un succès tellement colossal que le souvenir doit en exister encore à Portsmouth.

Peut-être le lecteur trouvera-t-il qu’après être entré dans de si minutieux détails nous avons oublié le plus important de tous : les actrices ; nullement, nous gardons ce sujet délicat pour la fin.

Il y a une chose dont je n’ai pas encore parlé, et cela pour cause ; c’est-à-dire des femmes françaises qui se trouvaient à bord des pontons ; mais réellement elles étaient presque toutes si laides ou si communes de ton et de langage qu’il fallut se passer de leur concours.

Ces femmes, qui logeaient avec leurs amis dont elles avaient obtenu de partager le sort, occupaient dans les batteries et le faux pont des espèces de compartiments dont les murs, bâtis en vieille toile ou en papier gris, les défendaient, certes, assez contre toute entreprise criminelle, car leur vue seule suffisait pour faire reculer les plus téméraires.

Il était donc impossible de songer à tirer parti pour notre représentation de ces épouses infortunées ; outre que pas une d’entre elles ne savait probablement lire et que la plupart parlaient patois, nous tenions encore, par amour-propre national, à ne pas donner une fausse opinion et une mauvaise idée de la beauté et de la grâce des Françaises ; nous convînmes donc que nous remplacerions ces dames impossibles par les détenus les plus jeunes et les plus jolis garçons qui se trouvaient à bord.

Parmi ces actrices d’un nouveau genre, celle qui réunissait le plus grand nombre de suffrages n’était autre qu’une connaissance du lecteur que je demanderai la permission de lui présenter de nouveau ; je veux parler de ce petit corsaire qui par désespoir amoureux s’était, lors de la dernière visite du médecin, si lestement coupé la gorge, et qui, guéri depuis plus d’un mois, me servait alors de rapin dans mes travaux de peinture.

Pierre Chéri, c’était le nom de cet enfant que je m’étais promis de surveiller, avait fini grâce à sa franchise et à son bon cœur par gagner mon amitié ; trouvant en moi une personne à qui il pouvait parler pendant toute la journée de mademoiselle Angélique et de l’affreux père Mignar, il me racontait deux ou trois fois par jour l’histoire de ses amours, drame naïf et intime qui se composait d’un regard, d’un soupir et d’une poignée de main, et il prenait, grâce à ce dérivatif, son mal en patience ; seulement il était plus résolu que jamais à s’évader dès que l’occasion s’en présenterait ; Pierre Chéri, donc, avait été chargé de jouer le rôle de la fiancée du corsaire ; or, comme les auteurs, à sa sollicitation, avaient consenti à appeler cette fiancée Angélique, le petit jeune homme apprenait son rôle avec une grande ardeur.

Enfin arriva le grand jour de la représentation. Quelle fête ! Le capitaine Edwards, désirant faire assister sa femme et quelques parentes à ce curieux spectacle, nous envoya prendre des places que, malgré nos instances et le bas prix auquel elles étaient cotées, deux et quatre sous, il nous paya une livre sterling.

Comment décrire l’animation qui régnait à bord de la Vengeance deux heures avant la représentation : c’était un tohu-bohu incroyable. Les acteurs et surtout mesdames les actrices couraient çà et là d’un air effaré ; tout le monde avait perdu la tête. Enfin, vers les trois heures de l’après-midi, le chaos commença à se débrouiller et chacun finit par se trouver à son poste.

Bientôt des canots chargés de jeunes femmes, de négociants, d’officiers des pontons voisins, nous amenèrent de tous les côtés une foule nombreuse et choisie de spectateurs. Toute la fashion des villes de Portsmouth, Gosport et Portsea ne tarda pas à envahir le pont de la Vengeance. Jamais solennité dramatique ne causa peut-être une plus vive émotion.

À six heures précises le rideau, je ne dirai pas se leva, mais bien s’ouvrit devant l’avide curiosité des spectateurs. Une triple salve d’applaudissements accueillit la décoration de la scène et le travestissement des acteurs : le fait est qu’il y a encore de nos jours beaucoup de théâtres de province qui sont loin d’offrir un coup d’œil aussi satisfaisant que celui que présentait alors notre scène.

Le premier acte des Aventures d’une voyageuse sensible – le rôle de la voyageuse était rempli par un jeune novice parisien – fut joué avec un entrain remarquable et souleva d’unanimes bravos.

— Vraiment, mon cher Garneray, me dit l’auteur de ce vaudeville, le jeune élève de marine, je vous assure que nous avons tort de nous moquer sans cesse des Anglais… ces gens-là jugent fort bien et sont loin de manquer de goût…

— Ils viennent de le prouver en vous applaudissant, répondis-je en riant.

Quelques feuilles de papier noircies, dix bouts rimés qui marchaient à peu près au pas, quelques bravos avaient suffi pour éteindre dans le cœur d’un jeune officier de marine et le souvenir du passé et sa haine pour les Anglais : les auteurs sont bien partout les mêmes !

Le second acte du vaudeville ne fut pas moins bien accueilli que l’avait été le premier : des applaudissements longtemps répétés en accueillirent le dénouement ; et les dames anglaises demandèrent l’auteur qui, se rendant à leur désir, apparut bientôt en rougissant sur la scène !

Comme l’élève de marine était un tout jeune et fort joli garçon, et qu’il salua avec grâce et modestie, les ladies lui firent un véritable triomphe !

Pendant l’entr’acte qui suivit la représentation des Aventures d’une voyageuse sensible, les commissaires chargés du soin de diriger la fête reçurent une députation des rafalés demandant leur admission gratuite dans la salle : inutile d’ajouter que l’on s’empressa de refuser cette supplique impossible ; car le costume des rafalés se rapprochait tellement de l’état de nature que, malgré notre désir de leur faire oublier momentanément leurs souffrances par un peu de plaisir, nous ne pouvions pas, sans courir le risque de mettre en fuite toute la partie féminine de notre auditoire, les laisser pénétrer dans la salle.

La députation, froissée dans son amour-propre et déçue dans son espérance, se retira de mauvaise grâce et en murmurant. Enfin commença le drame de la Fiancée du corsaire.

Lorsque mon jeune protégé Pierre Chéri entra en scène, un cri d’admiration et de surprise accueillit son apparition. Le fait est qu’il eût été impossible de trouver une actrice plus fraîche, plus agaçante et plus jolie que l’était le jeune homme. L’illusion était si complète, que pas une dame anglaise et pas un spectateur ne s’arrêta un seul moment à l’idée que cette jolie personne pouvait être un jeune garçon.

Pierre Chéri, dont la voix était douce et efféminée, joua son rôle avec une telle sensibilité, pleura si bien chaque fois qu’on prononça le nom d’Angélique, qu’il finit par émouvoir profondément son auditoire, et que les ladies ne tardèrent pas à déplier leurs mouchoirs. Ce n’était partout que sanglots.

— Eh bien Garneray, me demanda à son tour l’auteur du mélodrame, le commis principal de la marine, que pensez-vous de ma fiancée ? Est-ce un triomphe !…

— Un triomphe d’autant plus grand, monsieur, lui répondis-je, que toutes ces ladies qui pleurent ne comprennent pas un seul mot de français !… Jugez, par là, si elles pouvaient suivre le dialogue, combien votre succès s’augmenterait encore !…

Le premier acte finit au bruit d’un murmure flatteur. Est-il besoin d’ajouter que pas un seul spectateur parmi les prisonniers ne songea à réclamer, ainsi que cela était convenu, dans le cas où la pièce ne plairait pas, son argent. Le deuxième acte commença bientôt au milieu d’un profond silence : le corsaire, préférant la gloire à l’amour, prenait congé de sa fiancée, et la pauvre jeune fille, lisez Pierre Chéri, faisait tout son possible pour le retenir, lorsque tout à coup, surprise à laquelle nous ne nous attendions certes pas, la pièce fut interrompue par cinquante voix qui se mirent à entonner en chœur les vêpres. C’étaient messieurs les rafalés qui, furieux de notre refus, voulaient empêcher notre représentation ; ils n’y réussissaient que trop bien, car la voix des acteurs, couverte par ce formidable chant d’église, ne pouvait plus être entendue.

Quant aux spectateurs, surpris un moment par ce trop énergique plain-chant, ils se figurèrent bientôt que c’était un intermède intercalé dans la pièce, et comme ils étaient fort contents de notre drame, ils applaudirent avec enthousiasme.

On conçoit encore que ces applaudissements ne firent qu’augmenter l’audace des rafalés, qui entonnèrent à l’instant même un lugubre De profundis ! L’admiration des Anglais s’accrut alors jusqu’à l’enthousiasme. Que faire ? nous étions vaincus ! Il ne nous restait plus qu’à capituler. Il fut décidé sur-le-champ que l’on admettrait dix rafalés dans la salle, à la condition toutefois que leur mise n’offenserait pas la pudeur de notre auditoire, et je fus dépêché auprès d’eux avec le titre d’ambassadeur extraordinaire.

Après quelques pourparlers qui eurent pour effet immédiat de faire cesser le De profundis et de permettre à la représentation de continuer, les rafalés acceptèrent l’offre que j’étais chargé de leur faire. Ils convinrent entre eux qu’ils tireraient au sort le nom des dix élus, et que ceux à qui la chance ne serait pas favorable se dépouilleraient de leurs vêtements pour habiller leurs fortunés camarades. Ce qui fut dit fut fait, et un quart d’heure plus tard dix spectres, bizarrement revêtus d’incroyables haillons, faisaient leur entrée quasi-clandestine dans notre salle de spectacle, mais aux arrière loges, bien entendu.

On allait commencer le troisième acte lorsqu’un lieutenant anglais, capitaine d’un des pontons danois de la ligne de Gosport, vint s’asseoir à mes côtés.

— Mon ami, me dit-il à voix basse, l’on vient de vous désigner à moi comme étant l’interprète du bord : cela est-il vrai ?

— Très vrai, capitaine. Puis-je vous être utile ou bon à quelque chose ?

— Oui, me répondit l’Anglais, vous le pouvez ! À présent, pas un mot de plus… Ne prenez pas cet air étonné et ne me regardez pas… À la fin de cet acte, montez sur le pont ; je m y trouverai…

Fort intrigué par ce ton de mystère, j’attendis avec impatience que la chute du rideau me permît de me rendre au rendez-vous de l’Anglais.

— Mon cher, me dit le capitaine en me tirant à l’écart, je dois vous avertir avant tout que je suis riche et que j’ai pour habitude de bien payer les services que l’on peut me rendre !… Si vous répondez à mes questions d’une façon satisfaisante, je vous donnerai une livre sterling… Que pensez-vous de cette offre ?

— Je pense, capitaine, que pour me la faire, il faut que vous ayez bien besoin de moi !

— Oh ! oh ! je vois que vous êtes un drôle qui ne manquez pas de perspicacité !… Puisque je suis, moi, généreux et magnifique comme un Anglais, et vous cupide, intéressé et sans conscience comme tous vos compatriotes, notre affaire ne traînera pas en longueur !1 Écoutez-moi avec attention…

Parbleu, pensai-je, horriblement froissé par ces insultes et ces impertinences, si cet Anglais me donne l’occasion de lui nuire il peut compter que je ne la laisserai pas échapper.

Le capitaine, après un moment de réflexion, reprit la parole :

— Interprète, me dit-il, n’oubliez point que j’ai droit, pour ma livre sterling, à toute votre franchise. Répondez donc loyalement, si cela vous est possible, à ma confiance et ma question.

— Parlez, capitaine, je suis tout à vous.

— Comment se nomme la jeune fille qui joue dans le drame que vos camarades représentent en ce moment ?

— Quelle jeune fille ? répétai-je avec étonnement ; mais, devinant aussitôt l’erreur dans laquelle était tombé l’Anglais à l’égard de Pierre Chéri, je pris un air indifférent :

— Elle se nomme Clara, capitaine, répondis-je.

— J’aime beaucoup ce nom. Et, dites-moi, cette jeune femme est-elle mariée ?

— Oui et non, capitaine… selon que cela vous fera plaisir.

— Moi je préfère qu’elle soit libre. Mais expliquez-vous plus clairement, je ne vous comprends pas.

— Oh ! c’est que cela est toute une histoire, capitaine.

— Eh bien, racontez-moi cette histoire.

— Mais si vous alliez nous trahir, continuai-je d’un air d’embarras…

— Je vous donne ma parole de gentleman que vous n’avez rien à craindre à ce sujet.

— Je vous crois, capitaine, et je commence. Mademoiselle Clara, car définitivement, je puis vous l’avouer à présent, cette jeune personne n’est pas mariée ; mademoiselle Clara, dis-je, fiancée à un officier de la marine impériale, était sur le point d’épouser son futur, lorsque ce dernier fut obligé, sur un ordre du ministre Decrès, de prendre la mer et le mariage ne put s’accomplir. Cela se passait il y a à peu près un an. Or, il y a aujourd’hui six mois que la frégate que montait cet officier fut prise par les Anglais… Vous jugez du désespoir de mademoiselle Clara !… Elle croyait adorer son fiancé, elle n’hésita pas à se rendre en Angleterre et à venir le rejoindre sur son ponton…

Indeed ! Cela prouve en faveur de son bon cœur… Continuez.

— Elle fit donc fabriquer une espèce de contrat de mariage puis, munie de cette pièce, elle se présenta au capitaine Edwards et le supplia de lui permettre de partager la captivité de son mari. Vous connaissez sans doute, au moins par ouï-dire, l’extrême bonté de notre capitaine. La demande de mademoiselle Clara fut donc favorablement accueillie. Et voilà comment il se fait qu’une jeune personne, appartenant à l’une des meilleures familles de France, douée de la plus brillante éducation et d’une grande vertu, se trouve en ce moment obligée de jouer la comédie sur un ponton anglais.

Indeed ! indeed ! indeed ! répéta le capitaine anglais sur trois tons différents. Voilà qui est extraordinaire… Oui, extraordinaire, c’est le mot… Mais, dites-moi, pourriez-vous me montrer le prétendu mari de cette jeune lady ?

— Cela me serait impossible, capitaine ; car ayant voulu s’évader dernièrement, il est pour le moment au cachot…

— Comment ! il a voulu s’évader ? Et sa fiancée…

— Ils se détestent à présent tous les deux, capitaine. C’était justement pour la fuir qu’il voulait s’évader…

— Que m’apprenez-vous là !… Voilà qui devient de plus en plus extraordinaire. Comment ! cette jeune fille abandonne sa famille, renonce au luxe, s’embarque à travers mille dangers, tout cela pour rejoindre son amant, et ce dernier répond à tant de bontés et à tant de preuves de dévouement par la plus noire ingratitude !… Ne me cachez-vous pas la vérité ?…

— Capitaine, j’en suis incapable, je vous dis les choses telles qu’elles sont ! Seulement il me reste à disculper le jeune homme du reproche d’ingratitude que vous lui adressez si à tort. Ce n’est pas lui qui a cessé d’aimer sa fiancée, mais c’est elle, au contraire, qui la première lui a déclaré qu’elle ne l’aimait plus.

— Ah ! ah ! et pourquoi ne l’aimait-elle plus ?

— Mon Dieu, capitaine, si je vous réponds la vérité vous ne me croirez pas… je préfère me taire.

— Voyons, dites toujours… je le veux.

— Si vous m’ordonnez, c’est différent, je dois obéir. Figurez-vous que mademoiselle Clara, habituée à voir à terre son fiancé toujours frisé, pommadé et revêtu d’un brillant uniforme, l’a pris en aversion depuis que sur notre ponton elle l’a vu couvert de haillons, la barbe et les cheveux incultes… et n’ayant pas de souliers… Cela n’est vraiment pas croyable…

— Cela s’explique, au contraire, fort aisément et prouve en faveur de la délicatesse de mademoiselle Clara. Mais encore une question… Pourquoi, depuis que cette jeune et intéressante demoiselle n’aime plus son fiancé, n’a-t-elle pas quitté la Vengeance ?

— Parce qu’elle n’ose retourner dans sa famille.

God bless me ! je n’avais pas songé à cela !… Vous avez raison… Eh bien ! interprète, continua le capitaine en baissant la voix, si vous voulez, et vous le voudrez, j’en suis certain, non plus gagner une mais bien deux guinées, vous allez vous rendre de suite près de mademoiselle Clara, et vous lui direz qu’un généreux capitaine anglais, touché de sa beauté et de son infortune, consent à la retirer de l’affreuse position dans laquelle elle se trouve ; puis vous viendrez me rendre sa réponse… À présent retournons dans le faux pont, car je tiens à ne rien perdre de la pièce… Vous me retrouverez à l’entr’acte prochain ici, à cette même place sur le pont…

Je saluai profondément, afin de cacher le fou rire qui s’emparait de moi, le capitaine, et je m’enfuis pour pouvoir tout à mon aise donner cours à ma gaieté.

Cette occasion de mystifier un ennemi se présentait trop belle pour qu’il me fût permis de la négliger. Je résolus de la pousser jusqu’au bout.

Grâce à mon titre de décorateur en chef je pénétrai dans les coulisses, et prenant à part Pierre Chéri, je lui racontai et la passion qu’il avait inspirée au capitaine anglais et la proposition d’enlèvement qu’il m’avait chargé de lui faire. Je terminai en demandant à Chéri s’il voulait se prêter à cette mystification.

Le petit corsaire m’avait écouté avec la plus grande attention.

— Monsieur Garneray, me dit-il fort sérieusement lorsque j’eus cessé de parler, il ne s’agit plus à présent de plaisanter, il faut que ce jobard d’Anglais m’enlève…

— Comment, qu’il t’enlève ?..

— Eh ! oui donc. Quoi ! vous ne comprenez pas, vous qui êtes un malin, que jamais le hasard n’a offert à un prisonnier une plus belle occasion de s’évader que celle qu’il me présente en ce moment…

— Ma foi, Chéri, je t’avouerai que jusqu’à présent je n’avais vu dans tout cela que le moyen de mystifier un Anglais ; mais tu as raison…

— Si j’ai raison !… C’est-à-dire que je suis aussi sûr de filer mon câble, si vous voulez bien m’aider, que je suis certain d’aimer Angélique.

— Dame ! mon garçon, ce que tu me demandes là est une chose bien grave… me rendre complice d’une évasion…

— Après ? Vous figurez-vous que l’Anglais portera plainte contre vous ? Il sera trop humilié de son quiproquo, en supposant toutefois qu’il le découvre, pour vouloir l’apprendre à la ville entière et devenir la fable de tout le monde. Non… il se taira. Allons, je vous en supplie, monsieur, soyez bon camarade et ne me refusez pas. Que diable ! on ne peut pas refuser d’aider à l’évasion d’un ami. C’est pas une complaisance ça, c’est un devoir !

Tout en admirant la hardiesse et la présence d’esprit du jeune Corsaire, tout en reconnaissant qu’en effet ce grotesque quiproquo pouvait le rendre à la liberté, j’hésitais encore à jouer un rôle actif dans cette affaire. À force de souffrir j’étais devenu égoïste ; je craignais de compromettre l’heureuse position, relativement parlant, que j’occupais à bord de la Vengeance.

— Voilà que je dois entrer en scène, me dit vivement Pierre Chéri. Vous savez, monsieur Garneray, que quand je dis une chose, je le fais !… Eh bien, foi de marin et d’amoureux, je vous donne ma parole d’honneur que si vous ne consentez pas à m’aider, je me flanque un coup de couteau dans le cœur… Angélique ou la mort !

Le petit bonhomme entra alors en scène et me laissa plongé dans de profondes réflexions. D’après le ravissant échantillon qu’il nous avait déjà donné de sa vivacité et de sa résolution, je ne mettais nullement en doute qu’il n’accomplît sa parole.

Ma foi, pensais-je, au pis aller, que peut-il en résulter pour moi de ma complicité dans cette évasion ? Huit jours de cachot ! Devant un si faible danger, reculer et abandonner ce petit serait une vilaine action… Car il se tuerait… et le souvenir de cette mort deviendrait pour moi un remords éternel !… Eh bien voilà qui est arrêté… je l’aiderai !

Cette détermination prise, je m’en fus retrouver Chéri et je lui en fis part. Jamais je n’oublierai la folle joie et la reconnaissance profonde qu’il me témoigna ; il me promit que s’il parvenait à s’évader et à revoir Angélique, la première chose qu’il dirait à sa belle serait le nom de son libérateur : il me jura, en outre, qu’il tâcherait de me faire écrire un mot par mademoiselle Angélique. On conçoit qu’avec un tel bonheur en perspective il ne m’était plus possible d’hésiter ! Un mot écrit par la main de mademoiselle Angélique ! Pour Pierre Chéri un pareil autographe valait un million ; je suis certain qu’il croyait me promettre la plus magnifique des récompenses.

— Où est l’Anglais ? me demanda-t-il.

Et lorsque je lui eus désigné la place qu’il occupait dans la salle :

— Observez un peu, monsieur, continua-t-il, la façon dont je vais le regarder… Je vais tâcher d’imiter Angélique… Oh ! je suis certain de réussir ! Pierre Chéri, poursuivant son projet de séduction, ne cessa plus jusqu’à la fin du spectacle d’accabler le capitaine anglais de sourires et d’œillades. Le malheureux ne tarda pas à perdre complètement la raison. — Interprète, me dit-il pendant le dernier entr’acte, avez-vous rempli ma commission ?

— Certainement, capitaine, j’ai parlé !

— Et quelle est la réponse de mademoiselle Clara ?

— Mademoiselle Clara vous remercie de votre générosité et accepte votre noble protection.

— Réellement ! interprète, vous êtes un drôle qui ne manquez pas d’adresse ! Tenez, voilà les deux guinées promises ! Si la paix se conclut jamais entre l’Angleterre et la France, et que vous vouliez entrer à mon service en qualité de valet de chambre, venez me trouver…

Mon premier mouvement fut de retirer vivement ma main devant l’argent que me présentait l’Anglais. Mais, réfléchissant bientôt que cette honnêteté, en désaccord avec le rôle assez équivoque et peu délicat que j’étais censé jouer, pourrait éveiller les soupçons de l’amoureux capitaine et faire manquer l’évasion du jeune Chéri, je pris les deux guinées en le saluant d’un air humble et respectueux.

Ces deux guinées, que je distribuai le lendemain même aux rafalés, me valurent parmi ces messieurs une colossale réputation de magnificence et de générosité.

Lorsque notre représentation dramatique se termina, il était environ neuf heures du soir. La garde était doublée, et sur le pont éclairé par des torches il faisait aussi clair qu’en plein jour. J’étais quant à moi assez vivement ému et j’attendais avec une vive impatience le dénouement de ce petit drame intime que nous jouions à trois personnages.

Le capitaine anglais, que je ne perdais pas de vue, après quelques secondes d’hésitation me parut prendre enfin son parti : abordant franchement Pierre Chéri, il lui offrit son bras que le jeune et déterminé Corsaire s’empressa, je n’ai pas besoin de le dire, d’accepter, et tous les deux se dirigèrent vers l’escalier qui conduisait du ponton à la rivière. Craignant avec raison qu’un de nos camarades, prenant cette galanterie du capitaine anglais pour une facétie, ne vînt adresser la parole à Chéri, je marchais derrière eux, prêt à arrêter le premier qui tenterait de les aborder ; heureusement la foule était si compacte que personne ne fit attention à eux.

— Merci et adieu, monsieur, murmura Chéri à mon oreille au moment de passer près du premier factionnaire. Angélique et moi ne vous oublierons jamais !

Ne pouvant les suivre plus loin, je m’arrêtai, à la place où je me trouvais, pour voir le dénouement de cet épisode ; mon cœur battait avec violence.

Tout se termina de la façon la plus satisfaisante. Le capitaine anglais, tenant toujours Pierre Chéri sous son bras, s’arrêta près du factionnaire, à qui l’idée ne vint certes pas un seul instant, en voyant une jeune dame et un officier, qu’une évasion s’effectuait sous ses yeux. Le capitaine héla son canot et il disparut bientôt à mes yeux avec sa prétendue conquête.