Mes pontons/Chapitre 13

Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 35-38).

XIII.

Affaire désagréable du sergent Barclay – Dénonciation – Duvert convaincu de trahison – Médiation – Supplice perpétuel – Catastrophe


Je venais de quitter à peine Robert Lange quand un prisonnier, avec qui j’étais assez lié, s’avança vivement à ma rencontre :

— Je vous cherchais partout, Garneray, dit-il ; venez vite, on a besoin de vous !

— Qui cela on ? lui demandai-je.

— Mais, les amis du faux pont, dépêchez-vous.

Le prisonnier semblait fort ému ; j’allais l’interroger, il ne m’en donna pas le temps et se dirigea avec un tel empressement vers le faux pont que je dus le suivre et remettre mes questions à plus tard. Notre entrée dans le faux pont produisit une assez grande agitation ; d’où je conclus que j’étais attendu, comme me l’avait bien dit le prisonnier, avec impatience. Que se passait-il donc d’extraordinaire ? Je ne fus pas longtemps sans le savoir.

— Interprète, me dirent plusieurs camarades en m’entourant, le sergent Barclay, l’assassin du pauvre Duboscq, a eu l’imprudence de descendre ici ; nous nous sommes jetés sur lui, nous l’avons solidement attaché, et nous vous attendons pour lui faire passer son interrogatoire. Notre envie d’en finir avec ce brigand est tellement grande, que si vous eussiez tardé davantage vous n’auriez plus trouvé qu’un cadavre !…

— Mais, mes amis !… m’écriai-je tout ému à cette nouvelle.

— Oh ! pas de réflexions, me répondit un prisonnier, notre parti est irrévocablement pris et rien ne pourrait nous en faire changer. Il s’agit tout simplement de savoir si, oui ou non, vous voulez servir d’interprète au sergent pour l’aider à présenter sa défense.

— Je suis à votre disposition. Conduisez-moi vers lui. C’était dans un des coins les plus obscurs du faux pont que se tenait, ou, pour être plus exact, que l’on tenait le sergent Barclay solidement garrotté à un barreau.

— Dites-lui, interprète, que nous allons lui retirer son bâillon et procéder à son interrogatoire, mais que s’il essaie de profiter de cela pour crier, il recevra aussitôt dix coups de poignard en pleine poitrine, me dit un prisonnier, dépêchez-vous.

Je me hâtai de traduire cette phrase au sergent, quoiqu’à vrai dire la pantomime d’un matelot placé près de lui, une lime affilée à la main, et prêt à le frapper s’il voulait tenter d’appeler à son secours, fût tout aussi claire et tout aussi expressive qu’un discours.

Cette précaution prise, on détacha le morceau de grosse toile qui servait de bâillon à Barclay ; et l’interrogatoire commença.

— Avoues-tu que tu es l’auteur de l’infâme assassinat commis sur la personne du nommé Duboscq.

— Oui, je l’avoue ; c’est la vérité.

— N’as-tu pas, pour pouvoir le frapper avec impunité, fait tomber auparavant ta victime dans un guet-apens ?

— Je conviens que j’ai été adroit…

— Ne devais-tu pas cinq shillings à Duboscq, et n’est-ce pas sous le prétexte de lui payer cette somme que tu as attiré ce malheureux dans ton piège ?

— Je n’ai jamais eu l’intention de payer ces cinq shillings.

— Est-ce à la suite d’une discussion avec Duboscq, ou bien sans qu’il t’ait donné même un prétexte pour te mettre en colère, que tu l’as frappé ?

— Je pourrais ne pas répondre à cette question, mais comme je ne vous crains pas, et que je sais parfaitement que vous ne me ferez aucun mal, je veux bien convenir que j’ai tiré sur Duboscq avant qu’il ait eu le temps de prononcer une seule parole !

Cette impudence et ce cynisme du sergent Barclay soulevèrent un long murmure d’indignation parmi l’auditoire ; je jugeai qu’il était un homme perdu.

— N’as-tu plus rien à ajouter pour ta défense ? poursuivit le prisonnier qui remplissait les fonctions de président de ce tribunal improvisé et secret.

— Je ne puis rien avoir à ajouter à ma défense, puisque je ne suis pas défendu, répondit tranquillement Barclay ; seulement, avant de me condamner, écoutez-moi un peu. D’abord, je dois vous faire remarquer que vous choisissez on ne peut plus mal votre moment pour vous défaire de moi : si vous m’eussiez tué lorsque, simple caporal, je vous martyrisais pour gagner mes galons de sergent, j’aurais compris cela ; mais m’assassiner à présent que, parvenu au but de mes désirs, je n’ai plus intérêt à vous faire souffrir cela n’est pas intelligent… — Tout ce que tu dis là est étranger à ta cause, interrompit le président, je vais prononcer ta sentence.

— Attendez, cher ami, s’écria Barclay, qui pâlit alors ; attendez, je vous prie ; car vous pourriez avoir à vous repentir de votre précipitation. Oui, j’avoue que j’ai assassiné votre camarade, que je l’ai assassiné pour me venger de lui ; que je l’ai attiré dans un guet-apens, et que j’ai gardé les cinq shillings que je lui devais… J’avoue tout ce que vous voudrez. Seulement j’ajoute que si vous me poignardez vous ne saurez jamais le nom de celui d’entre vous qui vous a trahis dernièrement, et a empêché ainsi votre grande évasion de s’effectuer, car ce nom est connu seulement de deux personnes, du capitaine R… et de moi. Or, une fois que je ne serai plus, je doute que le capitaine R… vous instruise de cette particularité.

Cette réponse de Barclay produisit une vive émotion sur l’auditoire et sur le président lui-même. La pensée que nous pourrions enfin connaître le traître qui nous avait vendus, et qui, se trouvant toujours parmi nous, restait en position de recommencer encore, était une chose trop tentante pour qu’on eût le courage de la refuser.

— Nous promets-tu, si nous te faisons grâce, reprit le président en s’adressant à Barclay après avoir rapidement recueilli les opinions de l’auditoire, de nous révéler le nom du traître ?

— Je vous le jure ! répondit le sergent.

— Et qui nous prouvera que tu ne nous trompes pas ?

— La confusion du coupable…

— Tu consens donc à ce que l’espion soit confronté avec toi ?

— Si vous devez le tuer ensuite, oui ; sinon, non : car alors il me nuirait auprès du capitaine. Mais vous, me jurez-vous, au nom de l’honneur de la France, que dès que je vous aurai déclaré le nom du traître, vous me laisserez alors en liberté sans me faire aucun mal ?..

— Oui, nous le jurons ! nous écriâmes-nous en chœur.

— Que jamais par la suite vous ne me poursuivrez au sujet de la mort de votre camarade… que vous ne tenterez plus rien contre moi ?..

— Nous le jurons ! Voyons, parle !…

Le sergent Barclay réfléchit un moment, puis reprit :

— Que vous me vendrez vos marchandises aux mêmes prix que par le passé ?..

— Certes !… Mais parle vite !…

Le sergent Barclay parcourut nos rangs d’un regard inquiet et effaré ; puis baissant la voix :

— Le traître qui vous a vendus n’est autre que le canonnier Duvert… nous dit-il enfin…

À cette révélation si inattendue, un murmure d’indignation et d’étonnement s’éleva parmi nous : nous ne pouvions en croire nos oreilles. Duvert, notre chef, l’âme et l’auteur du complot ; Duvert, en qui nous avions une confiance si illimitée ; Duvert qui, pendant son mémorable procès, nous avait rendu de si grands services ; Duvert, un traître ! non, cela était impossible. Évidemment, Barclay nous en imposait et voulait nous tromper ! Cependant, d’un autre côté, si le canonnier n’était pas coupable, quel avantage devait retirer Barclay de sa dénonciation ? Aucun. Une simple confrontation suffisait pour le confondre.

— Moi, mes amis, nous dit un matelot normand nommé Millet, qui se trouvait depuis cinq ans à bord de la Couronne et était assez lié avec Duvert, je ne suis pas éloigné de croire à la déclaration de l’Anglais. Je connais Duvert plus que personne, je l’ai beaucoup fréquenté, eh bien ! jamais je n’ai pu arriver à me former une opinion arrêtée sur son compte… Il a l’air d’un bon garçon, mais au fond je le soupçonne d’être un pas grand-chose… En tout cas, il n’y a pas une minute à perdre, car nous ne pouvons retenir ce gredin de Barclay plus longtemps ici sans attirer les soupçons : faisons comparaître Duvert devant nous.

La proposition du matelot Millet fut accueillie à l’unanimité, et un prisonnier fut aussitôt dépêché pour aller chercher Duvert alors sur le tillac.

Deux minutes plus tard, le canonnier faisait son entrée dans le faux pont.

Duvert voyant tous les yeux se tourner vers lui dut se douter, quoique nous eussions pris le soin de cacher le sergent anglais, qu’il allait jouer un rôle important, et il se mit à nous sourire de la façon la plus agréable du monde.

— Qu’y a-t-il, camarades ? nous dit-il d’un air protecteur, car le canonnier jouissait, je le répète, d’une grande considération à bord depuis son procès. Le capitaine R… recommence-t-il ses plaisanteries ? Projette-t-on une nouvelle évasion ? Parlez, je suis tout à vous !

— Duvert, dit Millet en sortant du cercle qui s’était formé autour de l’accusé, tu es un traître et un infâme, tu nous as vendus et nous voulons te tuer ! Pas de grimaces, ce serait inutile. Tu vois que je te parle en homme sûr de son fait ! Qu’as-tu à répondre ?

À cette accusation si énergiquement formulée et à laquelle il était si éloigné de s’attendre, Ouvert pâlit comme s’il allait perdre connaissance ; et, baissant la tête, il garda le silence.

— Ta confusion me prouve que tu n’es pas aussi canaille que je le croyais, reprit le matelot Millet, car enfin il y a des traîtres assez effrontés pour oser se défendre ! Toi, tu sais que tu as mérité la mort, et tu l’attends avec résignation… C’est mieux… Nous ne te ferons pas longtemps attendre.

En effet, un murmure significatif qui courait dans la foule des prisonniers laissait assez deviner et notre indignation furieuse et nos projets de vengeance. Duvert était déjà, avant d’avoir prononcé une seule parole, irrévocablement condamné : je compris que rien ne pouvait sauver le misérable.

Alors eut lieu à demi-voix une délibération affreuse, horrible, dont le souvenir me poursuit encore aujourd’hui, quoique je n’y aie pas pris part : on discuta la façon dont on devait tuer Duvert sans attirer les soupçons de l’autorité. Quelques prisonniers proposèrent de le poignarder, puis de couper son corps en morceaux afin de pouvoir le jeter à la mer ; d’autres demandèrent qu’on l’étouffât entre deux matelas, ce qui permettrait d’attribuer sa mort à une attaque d’apoplexie foudroyante.

Un maître tailleur d’infanterie, que la violation de la capitulation de Saint-Domingue avait conduit sur les pontons, fut celui de tous les prisonniers qui ouvrit dans ce conciliabule épouvantable l’avis qui réunit tous les suffrages.

— Camarades, s’écria-t-il, il faut que nous donnions à Duvert le moyen de se réhabiliter un peu à nos yeux. Qu’il écrive que, ne se sentant plus le courage de supporter les mauvais traitements des Anglais, et dégoûté profondément de la vie, il se pend de sa pleine et entière volonté. De cette façon il n’y aura aucune enquête, sans compter que cette lettre publiée dans les journaux pourra servir peut-être à faire améliorer notre sort.

— Je n’écrirai jamais cette lettre ! s’écria Duvert, qui jusqu’alors n’avait pas prononcé une seule parole. Quoi ! vous voulez que je sois le propre instrument de ma perte ! Mais vous êtes fous ?…

— Nous te jugeons, misérable canaille, meilleur que tu ne l’es, voilà tout, dit le maître tailleur. Puisque tu refuses de profiter de l’occasion que nous sommes assez bons de t’offrir pour te relever un peu à nos yeux, eh bien ! tant pis pour toi, ton supplice n’en sera que plus terrible, et tu regretteras bientôt la corde qui t’eût délivré de ta lâche existence sans trop de souffrance…

— Mes camarades, mes bons amis ! dit alors Duvert, qui, ayant à peu près recouvré son sang-froid, n’en comprenait que davantage toute l’horreur de sa position ; est-ce donc une raison, parce que, vaincu et brisé par une trop longue captivité, j’ai eu recours, pour obtenir ma liberté, à un moyen équivoque, pour que vous vous décidiez à descendre jusqu’au meurtre, à devenir des assassins ? Au total, à qui ma révélation a-t-elle fait tort ? À personne, pas un de vous n’a été poursuivi…

— Silence, le traître ! s’écria une voix interrompant le malheureux Duvert.

— Oui, à mort ! à mort ! hurlèrent les prisonniers. Duvert voyant qu’on était décidé à ne pas le laisser poursuivre, qu’il ne lui restait aucune chance de salut dans notre pitié, réunit toutes ses forces, et au moment où nous nous y attendions le moins, il se jeta sur nous, la tête basse, afin de se frayer un passage à travers la foule, et se mit à crier au secours.

Cette action brutale le perdit tout à fait : le lecteur sait avec quelle force sauvage et irrésistible une multitude exaspérée se livre à toute sa fureur, lorsque le premier acte de violence a lieu ; alors rien ne la retient plus ; la limite qui sépare l’homme de la bête franchie, chaque individu de la foule devient un tigre altéré de sang ; ce fut ce qui arriva pour Duvert.

À peine avait-il poussé son premier cri de détresse que vingt bras crispés par la colère s’abattaient sur lui, et qu’il roulait ensanglanté sur le plancher du faux pont.

Alors, spectacle horrible, et que je demanderai la permission de ne pas rapporter dans ses affreux détails, ce fut un tohu-bohu général, une mêlée hideuse ; chacun voulut frapper le traître, et chacun le frappa !

Rien ne répugne à ma nature et à mon organisation comme les scènes de violence ; aussi ne pouvant supporter plus longtemps la vue du malheureux canonnier étendu par terre, immobile comme un cadavre et en butte à la sauvage brutalité de chacun, je m’empressai de m’enfuir : un prisonnier me retint.

— Où allez-vous comme cela, camarade ? me demanda-t-il.

— Je vais respirer l’air sur le pont, car ici j’étouffe.

— C’est possible, mais vous ne sortirez du faux pont qu’après la punition de l’espion.

— Et qui m’empêchera de sortir ? m’écriai-je sentant la colère me monter au cerveau.

— Moi ! tout le monde ! Je ne prétends pas que vous ne soyez pas franc du collier… je ne vous soupçonne pas, et vous me faites l’effet d’un honnête garçon… mais comme par le temps de trahison qui court on ne peut plus se fier à personne et qu’il faut que Duvert meure, vous ne sortirez pas, je vous le répète, du faux pont avant que le canonnier ait rendu l’âme…

Ma discussion avec le prisonnier ayant attiré l’attention de plusieurs personnes qui s’empressèrent de se ranger à son avis, je dus renoncer, quelle que fût mon envie, à mon projet, et rester spectateur forcé de ce drame dont le dénouement, que je ne pressentais, hélas ! que trop, ne pouvait tarder à avoir lieu et devait être terrible !

L’état d’insensibilité dans lequel Duvert était tombé avait au moins pour lui cet avantage qu’il l’empêchait d’entendre discuter plus longtemps la façon dont on devait le mettre à mort.

Les prisonniers, excités par la scène de violence qui venait de se passer, avaient perdu tout sentiment d’humanité et toute mesure : les propositions les plus abominables et les plus cruelles, loin de soulever le dégoût, étaient au contraire applaudies avec fureur. Il ne s’agissait plus alors de trouver un moyen qui permît d’assassiner l’infortuné Duvert sans être atteints plus tard par les sévérités de la justice, mais seulement de le faire souffrir le plus possible ! On eût dit une troupe de cannibales en délire.

Avec quelle joie j’eusse consenti en ce moment au sacrifice de toutes mes petites économies pour ne pas être témoin du dénouement sanglant et inévitable qui se préparait ! mais, hélas ! des prisonniers armés de limes et de tronçons de fleuret aiguisés gardaient la porte de sortie, et c’eût été m’exposer à une mort certaine que de vouloir enfreindre leur consigne pour monter sur le pont.

Je voulus alors fermer les yeux et me boucher les oreilles, mais une fatale et invincible curiosité, plus forte que ma volonté, dominant mon émotion et mon dégoût, m’empêcha d’accomplir ce projet ; je restai, la poitrine oppressée et ne respirant plus qu’avec peine, aux derniers rangs des spectateurs.

L’odieuse délibération eut bientôt un terme : il fut décidé à l’unanimité que Duvert mourrait sous le bâton.

Déjà on venait, après l’avoir dépouillé de ses vêtements, de l’attacher solidement à un épontille ; déjà ses exécuteurs improvisés n’attendaient plus, leurs bâtons levés, qu’un signal, lorsqu’un prisonnier qui s’était jusqu’alors signalé par l’atrocité de ses motions sortit de la foule et vint suspendre l’exécution.

— Camarades, s’écria-t-il, lorsque Duvert nous a trahis il jouissait de toute son intelligence et de toute sa raison, tandis que notre châtiment ne s’adresse à présent, pour ainsi dire, qu’à un cadavre. Il faut, pour que justice soit faite, que la punition égale le crime ! Avant de frapper l’espion faisons-le donc revenir à la vie, rendons-lui toute sa connaissance.

Ce raffinement de cruauté enleva la presque unanimité des suffrages, et ces mêmes hommes, qui naguère se ruaient avec un acharnement de bête brute sur Duvert, s’empressèrent aussitôt de le combler de soins. Hélas ! ces soins ne réussirent que trop bien !

Étirant d’abord avec peine ses bras meurtris et soulevant péniblement ses paupières gonflées, l’infortuné nous regarda pendant quelques instants d’un air hébété et hagard ; peu à peu la mémoire lui revint, et poussant un cri terrible d’effroi, car on lui avait ôté son bâillon, il se couvrit vivement les yeux avec les mains.

— Grâce, mes amis, nous dit-il d’une voix suppliante, grâce !… Au nom de votre honneur… ne soyez pas des assassins…

— On n’assassine pas un traître, on le punit ! s’écria un prisonnier.

— Oui, mes amis, reprit Duvert en proie à une terreur qui tenait du délire, je sais que je suis un misérable, un traître, un lâche… que je ne suis plus digne de toucher votre main… que je mérite la mort !… Eh bien ! accordez-moi un répit et je me ferai justice moi-même… je me tuerai plus tard… je vous le promets… je vous le jure… mais avant, voyez-vous, je voudrais pouvoir écrire à ma pauvre vieille mère, la préparer à la nouvelle de ma mort !…

— Une mère ne peut regretter son fils, quand ce fils est devenu un espion ! répondit un prisonnier.

— Duvert veut nous en imposer, camarades, interrompit le matelot Millet, en invoquant le nom de sa mère qui est morte depuis dix ans !

À cette révélation, un hurlement de rage retentit d’un bout à l’autre du faux pont ; et je sentis un frisson courir le long de mon corps, car ce hurlement sauvage et spontané ne me laissait plus aucun espoir.

— Eh bien oui, mes amis, je vous mentais… je n’ai plus de mère, reprit Duvert en se hâtant de reprendre la parole pour gagner du temps ; que voulez-vous ? j’ai peur…

Ce fut un effroyable concert d’injures : les mots les plus méprisants et les plus ignobles se croisèrent de tous les côtés.

Comment expliquer ou comprendre ce phénomène ou ce mystère moral ? Duvert, qui jusqu’alors écrasé par un indicible effroi avait courbé honteusement la tête, sembla retrouver tout à coup et son énergie et sa dignité.

— Messieurs, nous dit-il en nous fixant d’un regard assuré et en changeant complètement et comme par enchantement de contenance, j’ai eu tort et je me repens amèrement d’être descendu jusqu’à la prière… Oui, je suis un traître… Oui, l’amour de la liberté m’a fait oublier tous mes devoirs… Mais je ne suis pas un lâche !… Plusieurs de mes anciens camarades, prisonniers ici en ce moment comme moi, m’ont vu devant l’ennemi et savent que je n’ai jamais été indigne de l’uniforme que je portais ; que, devant le feu, je n’ai jamais ni fermé les yeux, ni courbé la tête ; que, quand le point d’honneur m’a mis l’épée à la main, je n’ai jamais reculé d’une semelle, et suis sorti vainqueur de tous mes duels ! Prenez l’homme le plus brave, le plus intrépide, et mettez-le face à face, au moment où il s’y attend le moins, avec cinq cents furieux qui tous demandent à grands cris sa mort, vous verrez que cet homme faiblira comme j’ai faiblit… Ne vous impatientez pas… Je finis… Un dernier mot. Vous avez une vengeance à accomplir et un exemple à donner, soit ; je me soumets à votre justice… Seulement je trouve que lorsque cinq cents hommes s’acharnent contre un seul, ils deviennent des lâches et restent des assassins ! Ne vous déshonorez donc pas en voulant tous me frapper ! Vous m’avez condamné avec raison, ne gâtez pas votre cause : que l’un de vous me poignarde, et tout sera dit.

Duvert, après avoir prononcé ces paroles avec une énergie et, ma foi, je dois l’avouer, une dignité singulières, se croisa les bras et relevant la tête :

— J’attends, je suis prêt, messieurs, nous dit-il d’une voix calme et assurée.

Un grand silence régnait alors dans le faux pont… Le changement si inattendu et si extraordinaire qui s’était opéré chez Duvert avait causé une telle impression à la foule qu’un moment j’espérai que son audace le sauverait.

— Que pensez-vous, Garneray, de ce misérable ? me demanda un lieutement de vaisseau, M. S…, qui se trouvait près de moi.

— Je pense, monsieur, lui répondis-je, que ce n’est pas un homme ordinaire.

— Je partage votre opinion : il y avait en lui beaucoup d’étoffe ! une seule chose lui manquait : la droiture. Avec de la moralité, il eût pu aller très loin… Pauvre diable ! je lui en veux de la fermeté qu’il vient de montrer, car, en grandissant à mes yeux, il va me rendre plus pénible encore le spectacle de sa mort !

— Ne pourriez-vous pas le sauver, lieutenant ? dis-je vivement à M. S…

— Moi ! êtes-vous fou, Garneray ?

— Mais, lieutenant, que voyez-vous donc d’impossible à cela ? Votre grade et l’estime générale dont vous jouissez à bord de la Couronne vous mettent plus à même que qui que ce soit d’obtenir ce résultat ! Je ne prétends pas que vous réussirez dans cette tentative, seulement je crois que personne ne se trouve plus en position que vous de la mener à bonne fin !… Et puis, voyez, le moment est on ne peut mieux choisi !… Les cris ont cessé, nos compagnons de captivité paraissent plus honteux que colères… Duvert agenouillé prie, sans que personne songe à l’interrompre !… Lieutenant, je vous en conjure, essayez…

— C’est justement ce calme de nos compagnons qui m’épouvante pour Duvert, me répondit M. S…, car il me montre, bien plus que leurs vociférations de tout à l’heure, combien leur résolution est inébranlable et fermement arrêtée…

— Ah ! monsieur, dépêchez-vous, il ne sera bientôt plus temps… Voici Duvert qui se relève…

M. S… resta pendant quelques secondes, cela se devinait sans peine à son air grave et réfléchi, plongé dans une préoccupation profonde, puis m’adressant de nouveau la parole :

— Je n’ai pas attendu votre invitation pour songer à sauver ce misérable, me dit-il vivement ; mais, hélas ! un seul moyen s’est présenté à mon esprit, et ce moyen est pire que la mort…

— Quel est donc ce terrible moyen ?

Le lieutenant S… allait me répondre, lorsque nous vîmes un prisonnier sortir de la foule et s’avancer pâle, mais résolu, et un poignard à la main, vers Duvert : c’était un homme qui acceptait l’office de bourreau.

— Ma foi, les minutes sont comptées, et je ne puis laisser égorger froidement ce pauvre diable, me dit le lieutenant. Dieu, qui lit dans mon cœur, me pardonnera l’affreux moyen que je vais employer ; je n’en vois pas d’autre pour empêcher le crime irréparable qui va s’accomplir.

M. S…, se frayant violemment un passage à travers la foule, s’élança aussitôt entre le condamné et le bourreau.

— Pardon, lieutenant, lui dit ce dernier en essayant de le repousser, nous n’avons déjà que trop tardé, et les Anglais peuvent arriver d’un moment à l’autre…

— Une seconde suffit pour poignarder un homme, s’écria M. S… en s’adressant à la foule surprise de son action, ainsi Duvert ne peut vous échapper ; laissez-moi donc parler !

L’intervention du lieutenant, à laquelle les prisonniers ne s’attendaient pas, me parut causer à la plupart d’entre eux une impression désagréable ; heureusement que plusieurs personnes, mues comme je l’étais moi-même par la pitié, mais qui n’avaient pas osé se mettre en évidence, applaudirent à l’action de S… et crièrent de le laisser parler.

M. S… soutenu par cette minorité, reprit d’une voix claire et assurée :

— Mes amis, dit-il, les craintes que mon action semble vous faire éprouver ne sont nullement fondées ; vous devriez assez me connaître et par mon passé et depuis que nous vivons ensemble, pour savoir que je ne servirai jamais d’avocat à l’espionnage et à la trahison.

Une triple salve d’applaudissements accueillit ces paroles ; et Duvert qui, à la vue de l’intervention du lieutenant, m’avait paru renaître à l’espoir, reprit son impassibilité première.

— Je vous répète, mes amis, continua M. S… lorsque le silence se fut rétabli, que non seulement je n’excuse pas le crime de ce misérable, mais que j’en suis encore plus indigné que vous ne l’êtes vous-mêmes ; et la preuve, c’est que je repousse, comme une peine trop douce, la mort que vous voulez lui infliger !… Une belle chose vraiment qu’un coup de poignard dans le cœur ! Comme cela va nous venger ! Une souffrance tellement rapide et passagère qu’elle n’existe pour ainsi dire pas, suivie d’un repos éternel ! Mais où voyez-vous donc là une vengeance ou un exemple ? Je n’y vois, moi, qu’un encouragement donné à la trahison !…

Des murmures isolés, bientôt couverts par une approbation énergique et bruyante, accueillirent ces derniers mots ; les murmures provenaient de quelques sous-officiers détenus à bord de la Couronne, qui ne pouvaient voir sans peine un de leurs collègues exciter les déplorables instincts de la foule et plaider en faveur de l’assassinat !

M S… ne parut remarquer ni cette improbation, ni ces encouragements, et il continua du même ton indigné :

— Ce qu’il nous faut, s’écria-t-il, c’est un châtiment terrible, épouvantable, digne du crime commis, un châtiment dont la vue et le souvenir glacent d’effroi les malheureux qui seraient tentés d’imiter Duvert ! N’est-ce pas là votre avis, camarades ?

— Oui, oui, lieutenant ! répondit la presque totalité des prisonniers que renfermait en ce moment le faux pont, vous avez raison. Que faut-il faire ?

— Il faut imiter ce qu’ont fait nos frères du ponton le Sampson, il faut marquer ce misérable Duvert du sceau de l’infamie, de façon que sa vie devienne un intolérable supplice et ne soit plus qu’un long châtiment… car je veux, moi, qu’il vive… Ah ! ne m’interrompez pas, et écoutez-moi… Nous allons écrire, au moyen du tatouage, sur le front du traître, en caractères à tout jamais ineffaçables, les mots suivants : « J’ai vendu mes frères aux Anglais, à bord du ponton la Couronne, le 10 mars 1809. » Puis, ensuite, lui appliquant cinquante coups de corde à dos nu, nous l’exposerons sur le pont, après lui avoir attaché au cou le jugement, écrit en anglais, qui le condamne, et où nos ennemis liront : « C’est ainsi que nous traiterons à l’avenir tous les espions que nous découvrirons parmi nous ! » Voilà, mes amis, ce que je vous propose !… La pâleur et l’émotion actuelles de Duvert, qui naguère, je dois lui rendre cette justice, relevait courageusement la tête devant la mort, vous prouve assez que j’ai touché juste.

En effet, soit que Duvert eût préféré le coup de poignard au tatouage, soit que, grâce à son adresse peu ordinaire et à sa rare présence d’esprit il comprît que pour seconder la généreuse proposition du lieutenant S… il devait en paraître profondément affecté, il n’en est pas moins vrai que ses traits se décolorèrent affreusement et qu’il devint d’une pâleur livide. Cette émotion acheva de décider les prisonniers.

— Oui, oui, le tatouage ! s’écrièrent-ils avec enthousiasme, et vingt bras saisissant Duvert le terrassèrent de nouveau.

— J’ai sauvé la vie de cet homme, vous le voyez, Garneray, me dit le lieutenant S… en revenant me trouver ; mais j’ai dû employer pour cela un épouvantable moyen ! Que Dieu me pardonne ! je n’ai pu éviter un grand crime qu’en le remplaçant par un grand châtiment. J’ai dû faire la part du feu !

Il est peu de lecteurs qui n’aient vu, sur les bras ou sur la poitrine d’anciens soldats ou d’ouvriers, de ces informes et naïfs dessins qui représentent en traits d’un noir ou d’un rouge sale ou même d’un bleu équivoque, soit des cœurs enflammés percés par une flèche, soit des portraits de femme, soit des emblèmes républicains : ces dessins sont produits par le tatouage.

Rien de simple comme le procédé que demande cette opération : quelques aiguilles fines liées ensemble, un peu de poudre à canon et d’indigo ou de vermillon suffisent à la confection de ces beaux chefs-d’œuvre.

Les légendes qui se lisent au bas de ces éloquentes vignettes, telles que : « Caroline, pour la vie ; – Thomas et Pierre, amitié éternelle ; – Vivre libre ou mourir », s’obtiennent à l’aide des mêmes moyens. Cette opération cause à peine au patient une légère douleur et ne demande pas une grande habileté de la part de l’artiste.

Cent prisonniers étaient à même de tatouer Duvert ; seulement il leur fallait pour cela de la poudre à canon, et nous n’en possédions pas un seul grain : ce fut Barclay qui nous procura une cartouche en échange du serment que nous lui fîmes de lui garder le plus inviolable secret sur sa dénonciation.

Cinq minutes plus tard, dans un des coins les plus obscurs du ponton, on voyait s’agiter confusément comme un grand corps noir : c’étaient les prisonniers qui tatouaient Duvert ou qui assistaient à cette opération. Je m’éloignai d’eux le plus que je pus et leur tournai le dos : j’étais fort ému !

Une heure après, un immense cri de joie et de triomphe me fit deviner et m’annonça la fin de l’exécution ; en effet, presque au même instant, je vis passer près de moi l’infortuné Duvert, horriblement défiguré et que cent bras poussaient vers la porte de sortie : le tatouage qui recouvrait son front et ses joues le rendait hideux ! Au reste, il semblait comprendre toute la portée du malheur qui venait de l’atteindre, et apprécier sa triste position, car il chancelait en marchant comme si ses jambes se fussent dérobées sous le poids de son corps, et il baissait humblement la tête ; de grosses larmes s’échappaient de ses yeux : il me fit mal à voir !

À peine fut-il rendu sur le pont que le vaste écriteau attaché à son cou attira l’attention des Anglais qui l’entourèrent avec une vive curiosité et se mirent à lire le contenu du jugement et l’avertissement que nous donnions aux traîtres à venir.

On conçoit que cet événement était trop grave pour être passé sous silence ; le capitaine R… aussitôt prévenu de ce qui venait d’avoir lieu s’empressa de s’approcher de notre parc.

Jamais je n’oublierai la comique expression que présenta la figure de notre geôlier lorsqu’il eut pris connaissance des menaces mentionnées sur l’écriteau : d’un côté, furieux, exaspéré, selon sa constante habitude, contre ces chiens de Français qui avaient osé traiter ainsi son espion ; de l’autre, retenu par la crainte que s’il recommençait les hostilités nous ne l’abandonnassions dans sa querelle contre les fournisseurs, au moment solennel de l’enquête attendue, il ne savait s’il devait nous accabler d’injures ou nous sourire !… On eût dit, que l’on me pardonne cette comparaison en faveur de sa justesse, un cratère de volcan lançant de jolis petits feux de Bengale ! Nous éclatâmes de rire.

Combattu par deux sentiments aussi opposés, le capitaine R…, croyant sortir d’embarras par un moyen terme, se mit à accabler Duvert d’amitiés et de prévenances.

— Venez avec moi, lui dit-il en le prenant, honneur insigne ! par le bras, je ne doute nullement que le Transport-Office, prenant en considération ce que vous avez souffert pour le service de l’Angleterre, ne vous dédommage amplement de cette indignité… L’Angleterre n’abandonne jamais ceux qu’elle emploie.

Le capitaine, après ces paroles d’encouragement pour les espions à venir, s’éloignait avec Duvert, lorsque celui-ci s’arrachant par une brusque secousse du bras de son partner, prit son élan, et franchissant le bastingage, se précipita à la mer.

Un cri terrible, accompagné d’un craquement de planche, retentit aussitôt et nous apprit que le malheureux, au lieu de tomber à l’eau, avait été arrêté dans sa chute par la galerie extérieure qui entourait le ponton.

En effet, cinq minutes plus tard on le portait sanglant sur le pont : par un hasard merveilleux, Duvert, malgré la prodigieuse élévation dont il s’était précipité, n’était pas mort ; il avait les deux jambes cassées.

— Avis aux traîtres et aux espions futurs ! dit une voix pleine et sonore.

Tous les prisonniers battirent des mains et crièrent bravo ! Notre geôlier s’enfuit dans sa cabine. Pour en terminer avec Duvert, car dans ce récit de ma captivité je ne puis guère, et cela s’explique fort aisément, donner que des demi-dénouements, je dois ajouter qu’il guérit de ses blessures et prit du service, ainsi que nous l’apprîmes plus tard, dans l’armée anglaise : j’ignore, en supposant toutefois qu’il ne vive pas encore, ce qui ne serait nullement une chose impossible, car lorsque je le vis à bord de la Couronne il n’était pas de beaucoup plus âgé que moi ; j’ignore, dis-je, quelle fut sa fin.

Je reviens à mon récit. Nous nous attendions, après notre équipée, à un châtiment sévère, mais nos craintes ne se réalisèrent heureusement pas ; une semaine se passa sans que le farouche capitaine R… parût songer à tirer vengeance de la façon dont nous avions traité son espion ; ses hostilités avec les fournisseurs du ponton nous protégeaient, il avait besoin de notre témoignage, et il remettait prudemment à plus tard l’explosion de sa colère.