Mes pontons/Chapitre 12

Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 32-35).

XII.


R…, un colonel et son nègre – Impudence et cruauté – Robert et ses pays – Marché conclu – Divertissement projeté


Nous étions depuis si longtemps privés de toute distraction que le moindre événement suffisait pour exciter notre curiosité ; aussi, lorsque l’officier anglais, un colonel, mit le pied sur la galerie du passavant, tous les yeux étaient fixés sur lui.

Cependant, à peine nos regards se furent-ils portés sur le domestique nègre qui l’accompagnait que nous ne nous occupâmes plus que de ce dernier. En effet, ce nègre méritait certes bien plus que son maître d’éveiller toute notre attention.

D’une taille gigantesque, il pouvait bien avoir six pieds mesure anglaise ; il était doué d’une conformation herculéenne et qui dénotait une vigueur surhumaine. Sa tête, grosse comme celle d’un taureau, était affreuse de laideur : quant à son visage, profondément labouré par quelque maladie cutanée, il présentait un air de férocité et d’insolence réunies que je ne saurais rendre sans le secours d’un pinceau…

Stationnant sur le gaillard d’arrière et nous fixant avec une effronterie pleine de provocation, le colossal nègre ne tarda pas à s’attirer notre animadversion et à éveiller notre colère. Des interpellations et des sifflets se firent entendre de toutes parts, et le geste de souverain mépris par lequel il y répondit ne tarda pas à changer les interpellations en cris furieux.

Semblant ravi de nous avoir mis dans cet état, le noir partit bientôt d’un immense et retentissant éclat de rire qu’il accompagna d’un mouvement d’épaules des plus significatifs et des plus méprisants.

Le capitaine R… m’ayant fait appeler dans ce moment, je dus abandonner le pont et renoncer à assister à la scène qui ne pouvait manquer d’avoir lieu, pour me rendre à ses ordres.

Je le trouvai, en entrant dans la grande chambre, attablé avec le colonel anglais, devant une table couverte de bouteilles de différentes grandeurs. Les deux officiers semblaient en gaieté. Deux mots sur le colonel.

D’une des plus grandes familles d’Angleterre, ce dernier, dont le nom est fort connu, jouissait, dit-on, à cette époque, d’une fortune que l’on évaluait déjà à un million de francs de rente, et tenait, on le conçoit, une haute place dans la fashion. Célèbre pour ses paris, ses chevaux, son luxe et ses excentricités, il employait ses immenses richesses à remplacer l’esprit qui lui manquait. Un simple coup d’œil

suffisait pour le juger et pour deviner que chez cet homme un amour-propre et une fatuité immenses remplaçaient tous les autres sentiments et étaient les seuls mobiles de ses actions.

— Garçon, me dit-il en jouant avec sa canne de jonc à pomme d’or, accompagnement obligé et presque réglementaire de son grade, j’ai à vous charger d’une commission. Il y aura quelque chose pour vous si vous réussissez à l’accomplir avec un peu d’intelligence.

Je sentis la rougeur de l’indignation me monter au visage.

— Colonel, lui répondis-je, je suis un marin français, prisonnier de guerre, et non un domestique ; par conséquent, je n’ai ni ordre ni salaire à recevoir de vous.

L’Anglais haussa les épaules d’un air impertinent, et se renversant à moitié sur sa chaise :

— Vous me semblez bien gueux pour montrer tant de fierté, me répondit-il ; les guenilles qui vous couvrent prouvent assez que quelques shillings ne seraient pas à dédaigner pour vous !… N’importe, vous vous croyez, en votre qualité de Français, obligé de me répondre avec arrogance… Vous êtes un imbécile, mon garçon !

Ah ! combien ne regrettai-je pas, à cette insulte grossière, de me sentir prisonnier ! Avec quelle joie, sur le moment, n’eussé-je pas donné quelques années de ma vie pour une heure de liberté !… Hélas ! que pouvais-je dire et faire ? Rien ! j’étais sans moyen de me venger.

Ne voulant plus cependant m’exposer à subir une nouvelle humiliation, j’allais me retirer lorsque le capitaine R… me retint.

— Restez, monsieur, me dit-il, j’ai à vous parler.

Puis se retournant vers le colonel, qu’il semblait traiter avec une profonde déférence, R… ajouta :

— Ne vous offensez pas, milord, de l’attitude de ce prisonnier : elle s’explique par les souffrances que ces pauvres malheureux ont eu à subir depuis quelque temps de la part des fournisseurs. Je m’en vais m’acquitter de votre commission.

Notre geôlier but alors un verre de grog, et m’adressant de nouveau la parole :

— Vous étiez tout à l’heure sur le pont ? me demanda-t-il.

— Oui, capitaine, j’y étais.

— Alors, vous avez dû voir un magnifique nègre qui accompagnait Sa Grâce lorsqu’elle nous a fait l’honneur de monter à bord ?

— Un nègre à qui je casserais volontiers les os. Oui, capitaine.

— Vous casseriez les os à mon nègre ? s’écria le colonel en éclatant de rire. Ah ! by God ! j’avoue que je voudrais bien voir cela… d’autant plus que je ne suis venu visiter votre ponton qu’avec cetteintention…

— Je ne vous comprends pas, colonel ; si vous voulez dire que vous souhaitez vous défaire de votre noir, rien de plus facile… Envoyez-le dans la batterie ou dans le faux pont, et je vous promets qu’il n’en sortira pas vivant !

— Ah bah !… Et pourquoi donc ?

— Parce que depuis que cet animal se trouve à bord, il n’a cessé d’insulter mes camarades, et que ceux-ci, s’ils n’étaient retenus par la présence des soldats, l’eussent depuis longtemps jeté à l’eau.

— Vous êtes un ignorant et un homme sans éducation, me répondit froidement le colonel, sans cela vous sauriez que la laideur, la force et l’insolence de Petit-Blanc, c’est le nom de mon nègre, en font un sujet d’un prix inestimable. Mais à quoi bon vous parler de pareilles choses, qui sont au-dessus de votre intelligence et que vous ne pouvez comprendre ? Il s’agit tout bonnement, interprète, que vous vous acquittiez de la commission dont veut vous charger le capitaine R…, rien de plus.

Le turnky s’adressant alors de nouveau à moi :

— Monsieur, me dit-il, voici le fait : l’honorable colonel s’amuse en ce moment à faire une tournée sur les pontons pour chercher des adversaires à son nègre. Demandez à vos camarades s’il se trouve parmi eux des amateurs de boxe qui consentent à se mesurer avec le glorieux Petit-Blanc. Sa Grâce, ici présente, remettra au champion qui se présentera une somme de vingt livres sterling, qui lui restera, quelle que soit l’issue du combat. Si le Français est tué, cette somme sera laissée à ses héritiers.

Indigné d’une pareille proposition, j’allais refuser avec hauteur de m’en rendre l’interprète, lorsque l’idée me vint que peut-être parmi nos fort-à-bras et nos lutteurs se trouverait un vengeur de cette insulte adressée à la France, et je changeai d’avis.

— Je m’en vais remplir votre commission, capitaine, répondis-je donc en m’en allant.

En arrivant sur le pont, je trouvai le colossal nègre fort occupé à tirer la langue aux prisonniers, dont l’exaspération avait atteint le comble.

— Je réclame le silence, mes amis, leur dis-je, j’ai une grave et importante communication à vous faire.

Les vociférations cessèrent aussitôt, et je racontai à haute voix la conversation que je sortais d’avoir avec le colonel. Un cri d’indignation et de fureur accueillit la fin de mon récit quand on entendit le nègre s’écrier, en son mauvais patois, que son maître était bien bon de se donner la peine de lui chercher un adversaire auprès des Français, ceux-ci étant trop lâches pour accepter.

Je suis persuadé que pas un seul prisonnier n’eût refusé de se mesurer avec Petit-Blanc à n’importe quelle arme, y compris le couteau et la hache, mais l’apparence athlétique de l’Africain annonçait une force si extraordinaire, si invincible, que pas un seul Français ne se présenta pour relever le gant.

— Allons, répondis-je avec un soupir, je m’en vais retourner dire au colonel que les Français, ne voulant ni se donner en spectacle ni concourir à ses plaisirs, refusent.

— Attendez un moment, camarade, me dit en ce moment un matelot dont le visage carré, les épaules larges et voûtées, la petite taille et les longs cheveux trahissaient clairement l’origine armoricaine, peut-être bien si vous vouliez venir avec moi, trouveriez-vous votre affaire.

Je m’empressai de me rendre au désir du matelot, et je le suivis sur l’arrière du faux pont auprès de la rambade percée de meurtrières qui se trouvait à bord du ponton et qui servait de rempart aux soldats anglais.

Tels étaient les hommes parmi lesquels venait de me conduire le matelot breton.

Lorsque j’arrivai au carré armoricain, je trouvai ses hôtes, les uns fumant leur pipe, les autres couchés ou assis sur des bancs étroits qu’ils s’étaient fabriqués eux-mêmes, tous parfaitement calmes et tranquilles.

— Robert Lange, dit mon introducteur en s’adressant à un jeune homme de vingt-sept à trente ans, qui, les bras croisés et la pipe à la bouche, se promenait de long en large sans prononcer un mot, les Anglais disent que nous sommes des lâches.

— Les Anglais savent bien qu’ils mentent en parlant ainsi, répondit tranquillement celui que l’on venait de nommer Robert Lange. Nous les avons tapés assez souvent et assez dru pour qu’ils sachent à quoi s’en tenir là-dessus.

— Camarade, me dit alors le matelot breton, pourriez-vous raconter un peu aux pays ce que vous venez de dégoiser tout à l’heure à l’équipage ?

— Volontiers, camarade, répondis-je, et je m’empressai de rapporter la proposition du colonel anglais.

— Eh bien ! Robert, dit enfin un des amis du jeune homme, que penses-tu de cela ?

— Je pense que les gens riches ont des façons de s’amuser qui ne me font pas envier leurs richesses.

— Ça, c’est vrai ; mais par rapport au nègre, hein ?

— Quoi, par rapport au nègre ?

— Est-ce que tu nous laisseras comme ça blaguer par un moricaud, toi, le plus fameux gars qui ait jamais assisté à un pardon ? Faut soutenir l’honneur de la paroisse, camarade, et ficher une danse à l’Africain !… Ça fera plaisir aux amis de là-bas, quand nous leur raconterons la chose.

Cette proposition sembla surprendre beaucoup le jeune Breton.

— Mais je n’ai jamais vu ce nègre, répondit-il, pourquoi donc lui ferais-je du mal ?

— Ma foi, si vous l’aviez vu, camarade, lui dis-je, vous n’éprouveriez pas une semblable crainte… Il est taillé de façon à pouvoir vous briser sur son genou… À cette réponse, tous les Bretons présents se mirent à rire.

— Ah ! briser Robert Lange ! c’est pas possible, ça !

— Eh bien, Robert, continuai-je, réfléchissez ; mais songez que le capitaine m’attend, et moi j’attends votre réponse.

— Dites à turnky qu’il me fiche la paix, voilà tout.

Je m’éloignais content que le Breton n’eût pas accepté le défi du nègre, car Robert, quoique ses camarades eussent l’air de le considérer comme un athlète redoutable, ne me paraissait nullement taillé de façon à pouvoir résister à l’Africain, lorsque je me sentis arrêté par le bras : je me retournai, et je vis Robert.

— Quoi, mon ami, lui dis-je, vous seriez-vous ravisé ?

— Ce n’est pas moi, me répondit-il, ce sont mes pays qui prétendent que l’honneur de la Bretagne est compromis si on laisse partir ce négrillon et qui veulent que je lutte avec lui…

— Mais, vous, acceptez-vous ?

— Puisque les pays le veulent, il faut bien que ça soit.

— Alors, venez avec moi chez le capitaine…

— Capitaine, dis-je une minute après en me présentant devant notre geôlier avec Robert, voici un homme qui accepte le défi porté par le colonel.

Le colonel, à cette nouvelle, ne put dissimuler un sourire de contentement et de triomphe, et il se mit à examiner avec la minutieuse attention d’un connaisseur le champion qui se présentait pour combattre avec son Petit-Blanc. Un mouvement d’épaules presque imperceptible me prouva que cet examen n’était pas en faveur de Robert.

— Avez-vous vu mon nègre ? demanda le colonel au Breton.

— Ma foi non, colonel, mais ça m’est égal.

— Du tout, il faut que vous fassiez connaissance. Suivez-moi.

Nous passâmes alors de la dunette sur le gaillard d’arrière, où notre apparition produisit un vrai coup de théâtre.

— Tenez mon garçon, dit le colonel en présentant le colossal Africain à Robert Lange, voici votre adversaire… Comment le trouvez-vous ?

— Je le trouve bien laid ! répondit simplement le Breton en le regardant d’un air de profonde indifférence.

— La laideur est sa beauté ; mais je parle de son apparence, de la façon dont il est taillé. Qu’en dites-vous ?

— Je dis qu’il est bien gros, répondit le Breton toujours avec la même tranquillité.

— Et vous l’acceptez pour adversaire ?

— Il le faut bien, puisque les pays le veulent ; mais, après tout, je ne vois pas pourquoi l’on fait tant de grimaces pour une simple lutte…

— Une lutte !… Quoi ! vous croyez lutter ? Détrompez-vous, il s’agit d’une boxe en règle !

— Ah ! il s’agit d’une boxe, colonel ?

— Certainement. Ne connaîtriez-vous donc pas cet exercice ?

— Ma foi, je ne crois pas ; je n’ai jamais essayé… Mais boxer ou lutter c’est à peu près la même chose, ça n’est pas la mort d’un homme.

— Vous croyez ça, s’écria le colonel d’un air radieux, eh bien, vous êtes dans l’erreur ; Petit-Blanc a déjà tué trois Français.

— Ah bah ! vraiment ? s’écria Robert, dont les joues se teignirent d’une légère rougeur. Ah ! ce nègre a déjà tué trois Français ? Mais, ce nègre et vous, vous êtes donc deux canailles ?.. Alors, oui, j’accepte la boxe et tout le tremblement. Les pays avaient raison, l’honneur est ici en jeu.

Quoique Robert Lange eût prononcé ces paroles avec assez de modération et d’un ton calme, je compris au feu de ses yeux et aux battements de sa poitrine qu’il était vivement ému et en proie à une colère véritable.

— Et quand voulez-vous boxer ? lui demanda le colonel : car, à vrai dire, vous me semblez en ce moment bien maigre et bien affaibli pour pouvoir tenir tête à Petit-Blanc, et je ne voudrais pas profiter de cet avantage.

— Je suis tout prêt, colonel ! Votre nègre, qui tue à coups de poing et pour s’amuser des Français, me déplaît assez pour que l’indignation me rende les forces que les privations d’une captivité de cinq ans m’ont fait perdre, répondit Robert Lange.

— Non, mon garçon, ce combat ne peut avoir lieu aujourd’hui. Tenez, voici deux guinées que je vous avance sur les vingt que je dois vous remettre : restaurez-vous pendant huit jours, afin de vous trouver en état de figurer convenablement au moment fatal venu.

Le colonel remit en effet les deux pièces d’or annoncées à Robert Lange, qui les prit sans le remercier, et les mettant dans sa poche, murmura d’un air joyeux :

— Ça sera pour les pays.

— Capitaine, dit le colonel en prenant congé de notre geôlier, d’aujourd’hui en huit je vous amènerai, si vous le permettez, les plus jolies femmes de Portsmouth, et nous donnerons une grande solennité au combat.

— Comment donc, milord, ce jour sera pour moi et pour l’Angleterre, car je ne puis mettre en doute la victoire de votre Petit-Blanc, un véritable triomphe. Vous trouverez le pont orné, préparé et disposé pour la lutte, lorsque vous reviendrez.

Après avoir échangé plusieurs plaisanteries sur la défaite présumée du pauvre Robert Lange, les deux Anglais se séparèrent en se donnant rendez-vous pour le huitième jour suivant.

L’acceptation du défi du terrible Petit-Blanc par Robert Lange me causait à la fois et du plaisir et de la crainte. D’un côté, j’étais heureux en songeant qu’il restait à l’honneur français, si insolemment provoqué, une chance pour prendre sa revanche ; de l’autre, je craignais que les Bretons ne se fussent fait illusion sur les mérites de leur camarade et que la trop bonne opinion qu’ils avaient de lui n’aboutît à lui faire éprouver un honteux échec.

Préoccupé par ces pensées et désirant étudier davantage le Breton, je saisis le premier prétexte venu pour me rendre auprès de lui.

— Dites-moi donc, Robert Lange, lui demandai-je après quelques minutes d’une conversation insignifiante et, pour ainsi dire, mono-syllabique, car Robert était peu parleur et répondait assez volontiers par un simple oui ou non aux questions qu’on lui adressait, est-il vrai que vous avez eu dans votre pays de grands succès aux assemblées ou pardons ?

À ce mot de pardon qui lui rappelait son Armorique, une légère rougeur colora les joues hâves et blêmes du Breton.

— Ah ! oui, me répondit-il avec un soupir, c’est vrai que je me suis bien amusé dans ma jeunesse !… J’étais alors un bon gars…

— Et, de plus, le premier lutteur de votre paroisse, n’est-ce pas ?

— Le fait est que j’aimais bien à lutter…

— Vous remportiez probablement toujours le prix ?

— Oui, j’y étais forcé… vous comprenez, il s’agissait de l’honneur de la paroisse…

— Comme il s’agit aujourd’hui de celui du ponton la Couronne… je conçois… Faut-il vous avouer une chose, Robert ?

— Ne vous gênez pas, camarade, je suis un bon garçon, pas vaniteux du tout, et qui sait entendre la vérité.

— Eh bien ! je crains que ce colossal Africain ne soit doué d’une force tellement supérieure à la vôtre que vous ne puissiez lui résister.

— Je crois que vous vous trompez, camarade, me répondit-il. Ce Petit-Blanc est un gros plein de soupe, impertinent, qui m’a l’air de faire plus de bruit que de besogne. Seulement il sait boxer, et moi je ne connais rien à cette farce-là…

— Hélas ! c’est vrai ! encore une raison de plus…

— Oui, mais il a tué lâchement trois Français, continua le Breton en m’interrompant, tandis que moi je suis un honnête homme qui n’a jamais fait exprès de mal à personne… Or, comme le bon Dieu ne doit pas protéger les canailles, je ne vois pas pourquoi je ne flanquerais pas une pile au moricaud…

— J’aime vous voir cette confiance, Robert, mais enfin, raisonnons. Si vous ne savez pas boxer, vous recevrez de Petit-Blanc vingt coups de poing contre un seul que vous lui donnerez…

— Je ne demande pas autre chose ! Que je parvienne à lui administrer un seul atout, et j’espère, Dieu aidant, qu’il en aura assez, le brigand !…

— Vous êtes donc bien fort ! m’écriai-je en examinant avec plus d’attention que je ne l’avais fait encore la personne du Breton.

— On le disait dans ma paroisse ! me répondit-il d’un air plein de bonhomie, je n’y ai jamais pris bien garde ; je crois pourtant que ce doit être.

Quoique doublement prévenu en faveur de Robert Lange, d’abord par suite de l’intérêt national que je lui portais, ensuite à cause de sa modestie, je ne pus cependant, malgré tout mon désir et toute ma bonne volonté, rien trouver dans son apparence qui justifiât une force surnaturelle.

Robert avait à peu près cinq pieds cinq pouces : ses épaules un peu voûtées étaient larges, il est vrai, mais ses membres ne présentaient aucun développement extraordinaire ; quant à ses mains, maigres et osseuses, elles étaient plutôt petites que grandes.

— Je ne prétends pas, Robert, repris-je après mon examen, que vous n’ayez aucune chance pour vous. Seulement je crois que vous feriez bien, car à la pâleur de votre visage, à votre air maladif, on devine aisément que les privations et la captivité ont cruellement pesé sur vous ; vous feriez bien, dis-je, d’employer les deux guinées que vous a remises le colonel anglais à vous procurer une meilleure nourriture…

— Le fait est que notre ordinaire est assez médiocre, camarade ; mais, voyez-vous, ce n’est pas là ce qui me rend malade… Si je pouvais seulement respirer pendant une heure l’air du pays…

— Oui, mais puisque cela n’est pas possible…

— Eh bien je songerai au moment de la lutte que Petit-Blanc a tué trois Français, et que parmi ces Français se trouvait peut-être un Breton, et ça reviendra pour moi au même.

— Allons, comme vous voudrez, au revoir et bonne chance, camarade ! n’oubliez pas qu’en qualité d’interprète, je suis à même de pouvoir vous rendre quelques petits services, et que vous me trouverez toujours à vos ordres.

Le Breton me remercia affectueusement, et nous nous séparâmes.