Mes années d’esclavage et de liberté/2.15

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 276-290).

XV

pesé dans la balance.


Il me semble être arrivé à ce point de mon récit où, la clef de voûte insérée dans l’arc et les échafaudages retirés, l’œuvre, avec ses mérites et ses défauts, apparaît telle quelle devant le public.

Cette dernière décade (1871 à 1881) chargée d’incidents que je vais mettre sous les yeux du lecteur, couronne, on le dirait, l’édifice ; et me laisse confondu, lorsque, par la pensée, j’en compare les sombres bases au faîte lumineux.

Délégué du gouvernement, et à Saint-Domingue, et dans le district de Columbia ; Elector at large pour l’État de New-York ; orateur désigné en maintes cérémonies nationales ; honoré de missions de confiance ; nommé Marshal (district de Columbia), est-ce bien moi ? Est-ce bien le malheureux, sans père, sans patrie, qui ne possédait pas même son corps ?


Grant, élu président, une nouvelle affaire : l’annexion de Saint-Domingue, vint préoccuper les esprits.

Sumner combattait le projet ; Grant l’appuyait. Mes amis s’étonnèrent de me voir abandonner la position que tenait Sumner : notre protecteur, notre défenseur ; l’homme à la puissante intelligence, au large cœur, celui que depuis si longtemps j’aimais ; pour me joindre à Grant, sur le terrain de l’annexion !

En toute question douteuse, l’opinion de Sumner faisait loi pour moi. Ici, rien d’obscur. J’y voyais clair. Et c’est parce que j’y voyais clair, que je choisis hardiment mon chemin.

— Nous annexer Saint-Domingue ! s’écriait M. Sumner : C’est abaisser, c’est engloutir, c’est annihiler une nation de couleur ! Cela, par des moyens déloyaux, par des motifs intéressés.

L’annexion, aux yeux de M. Grant et aux miens, c’était l’alliance, généreuse, chevaleresque, avec un peuple sans défense, sans instruction, sans fermeté ; incapable d’établir l’ordre chez lui, hors d’état de se faire respecter ailleurs ! C’était la main que tend l’homme fort à l’enfant, pour le mettre debout, lui apprendre à marcher, et l’élever à son niveau.

Autre chose, d’accorder à Saint-Domingue, la place que sollicitait Saint-Domingue dans notre Union ; autre chose, d’autoriser le coup de main, sur l’Amérique centrale ou sur Cuba. D’un côté, une tractation paisible, spontanément proposée, librement discutée ; de l’autre, une expédition violente, conçue et perpétrée pour satisfaire les fantaisies d’une troupe d’aventuriers !

Quand le pouvoir esclavagiste menait tout, je votais le rétrécissement de nos limites. Depuis que régnaient la justice et la liberté, je voyais le bonheur des peuples et leurs progrès, dans l’extension de nos frontières.

Dégradation, déshonneur ! — Y en avait-il plus pour Saint-Domingue, à devenir un des États de la République américaine, qu’il n’y en avait eu pour le Kansas et la Nebraska, à entrer dans notre Fédération ?

Malgré la divergence de vues qui me séparait de M. Sumner, nos relations restèrent intimes. — Lorsque, après son grand discours au Sénat : discours qui, durant six heures, malmena le président aussi rudement que l’annexion ; je fus droit à Sumner et lui dis : — Vous avez été injuste envers Grant ! — Ma franchise n’ôta rien à l’amitié que me témoignait l’orateur.

— Hé bien ! — me demanda quelques jours plus tard M. Grant : — Que pensez-vous de votre ami Sumner ?

— Qu’il a parlé selon sa conscience, mais que son jugement s’est mépris. Et Votre Excellence, demandai-je à mon tour, qu’en pense-t-elle ?

— Qu’il est fou.

Divisés sur la question de Saint-Domingue, les deux hommes s’éloignèrent l’un de l’autre, également sincères, réciproquement injustes, sans que rien, à mon profond regret, les rapprochât plus jamais.


La Commission officielle, cependant — j’en faisais partie — naviguait vers Saint-Domingue. Un vaisseau de guerre nous y transportait. Il ne s’agissait plus pour le nègre, ni du tillac, ni de quelque recoin dans l’entrepont. Gaillard d’arrière, salon du capitaine, tout m’était ouvert. Et mon front se relevait, sous les brises de mer qui faisaient ondoyer le drapeau national : mon drapeau ! Et je contemplais avec fierté notre navire : mon brave man of war[1] ! Et je comptais, le cœur palpitant, ses cent matelots, ses cinq cents soldats : mes concitoyens ! Et mon esprit se dilatait en la compagnie de mes co-délégués, tous gentlemen, savants, politiques : individualités d’élite, société choisie, que présidait le capitaine Temple — maintenant Commodore — avec une dignité qu’égalait sa courtoisie. Fils de la marine américaine — un corps que distinguent ses aristocratiques tendances — je m’attendais à quelque froideur de sa part. Il n’en fut rien. Commandant, officiers, supérieurs, inférieurs, tous rivalisaient d’urbanité.

Qu’on y songe : Un homme de couleur, assis à la table du capitaine ! — Jamais fait pareil, ne s’était produit dans les annales de la marine américaine ! Jamais pareil spectacle, ne s’était offert aux regards d’un équipage de man of war ! — Si quelques-uns semblaient embarrassés, presque hostiles, c’étaient deux ou trois spécimens de ma race, en service dans les cabines et les salons. Pour eux, je restais le nègre, Frédérik Douglass, soudain élevé au-dessus d’eux, par un caprice du sort. Ils ne savaient comment s’y prendre avec moi ; la même gêne me rendait gauche envers eux. — Peut-on s’étonner de leurs hésitations ? L’école avilissante de l’esclavage, ne leur avait-elle point enseigné le servile respect du blanc, l’abject mépris du noir ? Ma présence sur le Tennessee, les égards dont j’étais l’objet, leur donnaient, sans doute, une autre leçon ; mais celle-là ne s’apprend pas en un jour. Seule, l’intelligence promène le rouleau niveleur sur les boursouflures ; seule, elle remet gens et choses à leur plan ; seule, elle opère ce remaniement des places, auquel jamais cerveaux ignorants ou bornés, ne comprendront mot[2].

Ce fut au retour de Saint-Domingue[3], que mon nom s’annexa, de par ma nomination au conseil supérieur, (district of Columbia), ce titre : Honourable, dont les uns s’étonnèrent, les autres me félicitèrent, qu’on me donnait ou ne me donnait pas, que je n’entendais point sans un certain malaise, et qui, toujours, me sembla bien gros pour les deux petits mots : Frédérik Douglass, auxquels ils servaient d’anse. Titre et nomination, avaient ce caractère néanmoins et cette valeur, qu’ils montraient l’impartialité du président. Grant le premier, accorda trois représentants aux citoyens de couleur, qui, formant les trois quarts de la population du district, avaient été jusqu’alors, gouvernés par un conseil exclusivement blanc.

Mais, je l’ai dit, ni loisir ni repos n’étaient faits pour moi.

Avril 1872 me retrouva sur le champ de bataille électoral, dans la National of Coloured Citizens (Nouvelle-Orléans), qui allait, si elle n’y maintenait pas Grant, pousser à la présidence, ou Greeley, ou Sumner.

Intrigues et divisions nous perdaient. Il nous fallait la stabilité. Nous avions besoin du jugement, de l’énergie, du bon sens de Grant, de son inflexible décision. Partout où se livrait un combat, je luttais à l’avant-garde. Plus d’une idée fausse, plus d’une prévention funeste, jonchèrent le sol.

Les républicains de l’État de New-York, écrasant sous leurs pieds le préjugé populaire, placèrent mon nom, comme Elector at large[4], en tête des bulletins présidentiels ! Acte viril, digne du plus vif éloge, lorsqu’on considère cette haine contre le nègre, profondément enracinée au cœur des masses — surtout des nouveaux citoyens empruntés à l’Irlande — que bravait, au risque de l’exaspérer, pareille manifestation. Si la mesure était généreuse, elle était non moins sage ; les cinquante mille voix de majorité, qui assurèrent à Grant la présidence, se chargèrent de le prouver.

Une autre surprise attendait nos citoyens retardataires. Le collége électoral (Albany) me confia, avec mission de la porter à Washington, l’enveloppe scellée, qui contenait les votes de l’État de New-York.

Naguère, transmettre d’un relais au relais prochain le sac aux lettres ; effleurer du bout des doigts le cuir sacré que protégeait triple serrure ; constituait deux priviléges, légalement interdits à tout homme de couleur.

Et maintenant, c’était à un membre de la race conspuée, c’était à l’ex-esclave, que l’État de New-York remettait, non la sacoche aux correspondances, mais le document qui allait décider de l’avenir du pays !

Grant président, sauvait les États de la ruine, notre race de l’oppression de la destruction peut-être. Voilà pourquoi, je consacrai tout ce que j’avais d’énergie, à faire renommer Grant.

Je ne lui demandai, je n’en reçus aucune faveur. Il m’aurait facilement octroyé celle de représenter la République à Haïti. Je préférai appuyer la candidature de M. E. Bassett, admirablement qualifié pour le poste, qui l’a dignement occupé, et dont l’honorable Hamilton Fish, alors secrétaire d’État, disait : « — Plût à Dieu que la moitié de nos ministres à l’étranger, missent autant de zèle à remplir leur devoir, que M. Bassett à faire le sien ! »


De petits incidents marquent souvent mieux que tel grave événement, les progrès d’une nation.

Ce caillou de la grève, desséché tout à l’heure, que trempe la marée ; ce creux de rocher qu’elle emplit de son onde, racontent plus éloquemment la puissance du flux, que telle vague dont l’immense épaisseur envahit le rivage, pour se retirer, et disparaître presque aussitôt.

Célébrations, Conventions, activité politique, me mettaient constamment de niveau avec les hommes les plus distingués, les plus influents et les meilleurs. Là, se faisaient les grands pas en avant ; l’égalité s’établissait ainsi, sur le terrain où figurait le nègre, à côté des citoyens que respectait et qu’aimait le mieux la nation.

Ma nomination : Marshal des États-Unis au district de Columbia, acheva, pour moi du moins, l’œuvre du nivellement. M. Hayes, à qui je la devais (il occupait alors la Maison-Blanche), rompit par ce fait, avec les précédents usages et les saints préjugés.

Un noir Marshal ! c’était pour le district une ignominie, presque un châtiment, que rien ne justifiait. J’allais fourrer des nègres partout : sergents, messagers, huissiers, députés, jurés, on n’allait plus voir que des hommes de couleur ! Le district allait être africanisé ! Et, y pense-t-on ? un nègre au palais présidentiel ! Un nègre en gants blancs, cravate blanche, bottes vernies, habit à queue de merluche, accomplissant ce rite sacré : introduire l’aristocratie américaine, auprès du président ! — Il y en avait trop ! Où marchions-nous ? Que va devenir le monde ? Effroyable, effroyable !

Aussi, travailla-t-on des pieds et des mains, pour arracher au Sénat le rejet de ma nomination. — Le Sénat la confirma[5].

— Bah ! se dit-on : Trouvons autre chose ! Guettons le Marshal. Il fera bien quelque sottise ; nous demanderons son rappel, et cette fois nous l’obtiendrons !

L’occasion ne tarda pas à se présenter. J’avais donné, à Washington, une conférence sur la ville de Washington elle-même ; on me pria de la répéter à Baltimore, dans Douglass Hall, sorte de collège qui m’était dédié. J’y consentis. Mon discours : Notre capitale, son passé, son présent, son avenir, contenait, à l’adresse de la ville nationale, et des éloges mérités, et quelques critiques… méritées aussi. Washington l’avait écouté sans déplaisir ; il souleva des tempêtes à Baltimore : J’insultais la cité présidentielle, le siége du Congrès, le siége du Sénat, l’honneur de la République, la gloire des États-Unis ! Rien que ma destitution, ne pouvait expier semblable forfait ! — On parla, on écrivit, on publia, on intrigua, on protesta… et je demeurai Marshal.

Restait ma dignité ! Grande affaire, celle-là. — Les gens qui s’étaient efforcés de me mettre par terre, s’éprirent tout à coup de passion pour ma dignité :

— Comment ! M. Hayes ne vous a pas appelé à lui présenter les visiteurs de distinction, et vous conservez une place ainsi mutilée !

Ma réponse fut simple :

— Je conserve ma place : 1o parce que l’office de Marshal des États-Unis comporte des devoirs spéciaux, parfaitement réglés, qu’accepte ou que rejette en bloc le titulaire, selon qu’il se sent capable ou non de les remplir ; 2o parce que la loi qui fixe et définit ces devoirs, ne dit pas un mot des présentations officielles au président ; 3o parce que le président est libre de choisir qui lui convient, pour exercer auprès de sa personne, des fonctions dont l’accomplissement ne se rattache en façon que ce soit, à la charge de Marshal.

Cette fois encore, je demeurai Marshal du district de Columbia.

Je le suis toujours. J’ai, en maintes occasions, présenté à Son Excellence des visiteurs de distinction ; la réception la plus aimable m’a toujours accueilli dans les salons présidentiels ; et le président lui-même, tant qu’il est resté au pouvoir, n’a pas cessé de me défendre contre les menées du parti négrophobe, qui cherchait à me démolir.


J’aborde un tournant douloureux de mon chemin. Celui où je me séparai des hommes de ma race, qui avaient inventé l’Exode des noirs au Kansas, qui provoquaient le mouvement, et dirigeaient l’émigration.

Mon attitude les indigna : Je désertais ma cause, je reniais mon sang, je servais le parti des anciens maîtres. Moi, l’esclave évadé, j’empêchais mes frères de se soustraire à l’oppression !

L’accusation était dure. Toutefois, je ne me sentis jamais plus certain de mes convictions, plus ferme à les défendre, mieux justifié, dans la direction que je prenais.

Éblouis par les brillantes perspectives que faisaient chatoyer les meneurs à leurs yeux, des milliers de noirs quittaient le Sud, bravant neige et froidure, pour venir, dans leur pèlerinage vers le Nord, s’affaisser nus, destitués, abandonnés, sur les quais de Saint-Louis du Missouri ! — Ce qui ajoutait au caractère sinistre de l’Exode, c’est que plus d’un agent provocateur recevaient, disait-on, de plus d’une rail road Company, un dollar par misérable qu’ils jetaient dans ses wagons !

Tenter d’énergiques efforts pour arrêter la folie d’émigration, n’était pas tout ; il fallait nourrir les affamés, vêtir les corps que ne couvrait plus même une loque. Les malheureux arrivaient par centaines ; Washington en regorgeait. Aidé de mes amis — pourrais-je oublier l’ardente charité, le généreux concours de Mrs E. Thompson[6] — je parvins à faire face aux plus pressants besoins.

Et pendant ce temps je rédigeais sur l’Exode, un mémoire que reçut bientôt le Social Science Congress réuni à Saratoga.

On me permettra de citer au courant de la plume quelques-unes des idées que je développais dans mon travail.

« Les terres du Sud, prodigieuses de fécondité, disais-je, sans cesse en labeur d’enfantement, exigent une incessante culture. Sous les ardeurs de son soleil, sous les moiteurs de ses brumes, le Sud, livré à lui-même, ne serait bientôt plus que jungles et forêts. Pour dompter ces emportements de végétation, il faut un bras de fer : le bras du nègre. Ce bras, nulle machine n’en tiendra lieu. Le nègre, nul travailleur ne le suppléera. Prenez des Allemands, prenez des Irlandais, prenez des Chinois, ils ne tiendront pas. La race blanche n’est faite, ni pour ces flamboyements de rayons, ni pour ces émollientes vapeurs. Elle recule ; et si elle ne recule point, elle meurt. — La race africaine : les fils du Sud, nés dans le Sud, tiendront. Ce soleil est leur soleil ; ses embrasements ont forgé leurs muscles ; les chaudes effluves qui s’exhalent des rizières détrempées, ils les ont respirées dès le berceau.

« Le monde, a-t-on dit, veut du sucre et du coton ! Le nègre fut créé pour lui donner l’un et l’autre ! — Et il les lui donne. Et le monde a reçu du nègre affranchi, plus de sucre et plus de coton, que jamais ne lui en donna l’esclavage.

« Vous dites qu’à cette heure même, pour émancipé soit-il, le nègre a toujours le pied du maître sur la gorge !

« Et moi je vous dis que la gorge du maître, c’est la main du nègre qui l’étreint.

« Sans le travail du nègre, l’ancien maître ne mangera pas. Votre fameux système a si bien dégradé le travail au Sud, que, dût-il résister aux empoisonnements du climat, l’homme du Nord, le blanc, se gardera bien d’abandonner les États où son travail est honoré, pour affronter les humiliations qui, chez vous, flétrissent quiconque se sert de ses mains.

« Ou l’ancien maître traitera d’égal à égal avec le nègre ; ou, mettant bas l’habit, jetant ces morceaux de bois qu’il façonne si dextrement, quittant les doux fauteuils à balançoire ; il empoignera les cornes de la charrue, retournera son champ, brisera les mottes, sèmera son blé, liera ses gerbes, abattra la besogne en un mot ! — Autant lui proposer la mort.

« En pays de liberté, qui travaille est maître ; qui ne travaille pas est asservi.

« Mieux vaut le travail du nègre, pour sauvegarder son honneur et garantir sa liberté, que carabines et bulletins.

« Vous lui montrez le Nord, vous lui en décrivez les merveilles ; il y prospérera, il s’y enrichira !

« Déraciner un chêne pour le planter ailleurs, l’opération n’a jamais réussi. Rouler de lieu en lieu, c’est faire pacte avec la misère. Le temps, l’argent, les forces ainsi gaspillées, auraient suffi à créer le Home : le trésor à nul autre pareil. Des Homes se créaient, de petits domaines s’arrondissaient, sur les bords du Mississipi. L’homme de couleur bûchait, il amassait, il acquérait ; et vous lui faites quitter son nid, vendre son bien, pour le livrer aux hasards de l’inconnu ! Il écoute vos promesses, et voilà que maisonnette, poules, dindons, mules et porcs, jardins et champs, il se débarrasse de tout, à vil prix, pour suivre l’Exode !… et à mi-route il a tout dépensé ; et le voilà éperdu, sans abri, sans pain, sans rien !

« Vous dites qu’au Nord — s’il y arrive — les votes du nègre fortifieront le parti libéral ; que, grâce aux bulletins des hommes de couleur, un Nord solide, fera face au Sud ambitieux ! — Mais les forces du Nord suffisent, chez lui, aux triomphes de la liberté. C’est au Sud, qu’elle a besoin de votes ; c’est au Sud, que se livre la bataille ; c’est au Sud, que la victoire est compromise ! Ne dégarnissez donc pas les maigres bataillons de la liberté dans le Sud, pour grossir les formidables régiments qu’elle a dans le Nord.

« — Les nègres, voter au Sud ! vous écriez-vous : Les nègres, y exercer leurs droits politiques ! Mais la violence des blancs, écarte le noir des urnes ; elle en défend les abords à coups de fusil ; elle impose ses listes à l’électeur ; et quand l’électeur résiste, elle lui apprend à vivre en l’égorgeant !

« Vous qui parlez ainsi, savez-vous ce que vous faites ? Vous calomniez le noir, et vous calomniez l’État.

« Quoi, l’homme de couleur ne saurait se défendre contre l’homme blanc ? Quoi, l’esclavage, sous une forme ou sous l’autre, le noir ne serait capable que de cela ? Quoi, lorsqu’on nous montre les prospérités des nègres de la Géorgie, du Mississipi, de la Louisiane, on trompe notre bonne foi ? Ces impôts, qu’ils payent sur des millions de dollars accumulés, ces terres qu’ils achètent, les maisons qu’ils bâtissent, les écoles qu’ils fondent, l’instruction qu’ils acquièrent, cette fermeté qu’ils déploient, ce respect qu’ils ont d’eux-mêmes, leur dignité qu’ils établissent et qu’ils font honorer : contes bleus ! Quoi, de tout cet échafaudage de générosités, de tous ces efforts vers l’indépendance, de tout ce grand vacarme d’émancipation, il ne resterai que fumée ! Quoi, ceux qui ont déclaré le nègre essentiellement inférieur, éternellement mineur, ceux-là ont dit vrai ! Et vous, dont les compassions mal entendues le dénigrent ainsi, dans le fait et dans l’opinion, vous prétendez le servir !

« Quant à l’État, c’est l’abaisser aux yeux du monde entier, que de le supposer impuissant, et à faire obéir la loi, et à protéger le citoyen.

« L’État a pour mission, comme il a pour devoir, de garantir les droits du citoyen où qu’il soit ; non de le transporter, là où ses droits n’ont pas besoin de garantie.

« Autrement, il faudrait admettre ceci : Que la république de États-Unis renferme une classe d’ilotes, et que le Gouvernement républicain, ou accepte, ou subit le fait.


« Laissez les noirs au Sud.

« Ils ont droit à posséder quelques lambeaux, du sol qui a si largement bu leur sang. »


  1. Littéralement : homme de guerre.
  2. Un noir préside-t-il à l’aménagement de quelque Sleeping-car, le dernier lit accommodé le soir, la dernière paire de bottes cirées le matin, c’étaient alors — ce sont parfois encore — le lit, les bottes du passager de couleur : le plus mal servi entre tous.
  3. Douglass garde un absolu silence sur les travaux de la commission à Haïti. — Trad.
  4. Quand elle a un président à élire, la république des États-Unis nomme un électeur pour chaque membre du congrès, et un électeur pour chaque membre du Sénat (autant d’électeurs que de sénateurs et de représentants). Ce sont ces électeurs, qui élisent le président. Chaque État envoie deux sénateurs à la Chambre haute. Les deux électeurs, correspondant à ces deux sénateurs, se nomment : Electors at large. (Note due à l’obligeance de M. Henry Barbey, un des hommes qui connaissent le mieux la république américaine et sa législation). — Trad.
  5. Après un discours du sénateur Conkling, dont l’éloquence a l’ardeur de Clay, la finesse de Calhoun, la puissante ampleur de Webster.
  6. Mistress Thompson avait, quelques années auparavant, offert à la nation le splendide tableau de Carpenter : Signature de la Proclamation d’affranchissement ; et sacrifié des sommes, pour découvrir les causes, et prévenir les ravages de la fièvre jaune.