Mes années d’esclavage et de liberté/2.14

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 270-275).

XIV

vivre, apprendre.


Être élu !

— Établissez-vous dans le Sud ! me disaient bon nombre de mes concitoyens : — Les hommes de couleur y forment la majorité, vous leur inspirez confiance, ils vous pousseront, vous arriverez au Congrès… peut-être au Sénat !

Aller vivre parmi mes frères, à cette fin de capter leurs bonnes grâces, de briguer leurs votes, de faire de leurs suffrages, les degrés de l’échelle aux ambitions : la chose blessait ma dignité.

L’atmosphère politique de Washington — j’en avais à peine respiré quelques bouffées — me laissait certaines pudeurs. Je me sentais un maigre politicien. Et quant à l’éloquence, la mienne, qui s’était exercée dans le Nord, manquait des fortes épices que requièrent les palais du Sud.

Le pouvoir venait, au surplus, de passer des vieux États esclavagistes, retardataires et rebelles, aux États libres, éclairés et loyaux. Il convenait de l’y laisser.

Et puis, n’avais-je point mes auditoires du Nord ? N’était-ce point là que se créait l’opinion ? Devant ce tribunal, les hommes de ma race n’avaient-ils pas besoin d’un avocat, autant et plus peut-être, que d’un représentant au Sénat ou au Congrès ?

Je refusai toute candidature.

Mais, il était dit que je ne me reposerais pas de longtemps, à l’ombre de ma vigne et de mes figuiers !

Notre peuple, son avenir, requérait un journal : Un journal quotidien, publié à Washington ; un journal consacré au développement intellectuel des noirs, à la défense de leurs intérêts politiques et matériels. — Mes seize années de pratique : éditeur, directeur, rédacteur du Frederick Douglass Paper ; les succès de la feuille, le bien qu’elle avait opéré ; tout, s’écriaient mes amis, s’unissait pour faire de moi l’homme, le directeur né, du New National Era !

Cette fois je cédai, et ne tardai guère à m’en repentir.

Une société anonyme devait soutenir l’entreprise. Douze mois à peine écoulés, la société anonyme — avait-elle jamais existé ? — s’évapora dans les airs. Seul à porter le faix des responsabilités morales et pécuniaires, je passai le journal, non sans y laisser une poignée de ma laine — dix mille dollars — à mes fils Frédérik et Lewis. Ils étaient jeunes, capables, imprimeurs tous deux ; la tâche leur revenait de droit. Disons-le néanmoins, le New National Era, s’il fit brèche à mon capital, accomplit sa mission, en fournissant aux hommes de couleur qui me transmettaient leurs travaux, ample moyen de se prouver devant le public.


L’expérience, dit-on, est le mieux écouté des professeurs. Ses leçons, par malheur, n’élucident pas tous les problèmes. On n’a jamais fini d’apprendre ; c’est toujours à recommencer !

J’allais en savoir quelque chose.

Chacun connaît la Freedmen’s Savings, cet établissement colossal, fondé par les hommes les mieux accrédités du monde philanthropique et religieux ! — Les créateurs avaient deux buts : fournir un placement sûr, aux économies si durement gagnées du peuple de couleur ; infiltrer dans ces âmes africaines, les principes de la sagesse, de la prévoyance, de la sobriété, de l’épargne, de l’ordre… de toutes les vertus.

Appels et circulaires s’étaient répandus comme neige en hiver, sur des milliers de têtes crépues. Succursales dans le Sud, dans l’Ouest, où que s’agitât la fourmilière noire : — Regardez à la Banque et vivez ! — tel était le cri.

Il en résulta que les dollars accoururent, que les petits ruisseaux firent des rivières, les rivières des fleuves, et que les voûtes de la Freedmen’s Savings, abritèrent millions sur millions.

De si prodigieux trésors, exigeaient un contenant digne d’eux. On vit donc s’élever un palais splendide : marbres, bois précieux et le reste.

Je ne passais point le long des grandes fenêtres, sans y glisser un regard ; et, voyant ces bataillons de jeunes clercs, tous couleur ébène, tous élégamment vêtus, tous plume derrière l’oreille et fleur à la boutonnière, je sentais mes yeux ravis… c’est peu dire : Enrichis.

Avec quelle aisance mes gaillards comptaient les doublons ! Avec quelle dextérité ils empilaient les dollars ! De quelle grâce ils distribuaient les bank notes ! Magnifique ! Ébouriffant ! — Je m’écriais, comme la reine de Séba, devant le trône de Salomon, ses richesses et ses gloires : « — Voici, on ne m’en avait pas dit la moitié ! »

En conséquence de quoi : Primo, je plaçai douze mille dollars dans la Freedmen’s Bank ; Secondo, j’en devins un des administrateurs.

Quelques mois plus tard, je me réveillais président, lunettes d’or sur le nez, ma respectable personne installée dans le fauteuil officiel, des montagnes de registres autour de moi ! — Et mes souvenirs rapprochaient de ce haut fonctionnaire, le pauvre garçonnet qui courait nu-pieds, un brin de chemise sur le dos, battu, désolé, affamé, parmi dindons, poules et porcs, dans les basses-cours de la plantation Lloyd.

Mais ce n’était pas pour rêver, qu’on m’avait assis dans ce fauteuil.

La banque triomphait. Très-bien ! — Avant tout, il fallait savoir, de visu, l’état vrai de sa caisse : ce qu’elle possédait, ce qu’elle devait.

J’attaquai vigoureusement la besogne ; importante, mal aisée, et ingrate.

Sur le papier, calculs faits d’après les documents placés en mes mains, l’actif de la Banque : trois millions de dollars ; balançait son passif. Si ce n’était pas brillant, ce n’était pas inquiétant.

Moyennant de sages restrictions appliquées aux dépenses, la suppression de succursales qui coûtaient gros et ne rendaient rien, la Freedmen’s Bank se trouvait de force — je le pensais — à traverser la crise financière, terrible, qu’avait amenée le conflit.

En vertu de ma confiance, aussi de mon dévouement aux intérêts noirs, j’avançai dix mille dollars à la Banque, afin de l’aider en ce passage dangereux.

Mais plus j’y regardais, plus je voyais le gouffre s’élargir.

Ces administrateurs, qui publiaient appels sur appels, à grand bruit de grosse caisse, célébrant tous à l’envi les prospérités de la Freedmen’s Savings ; en avaient, pour leur propre compte, retiré jusqu’au dernier cent ! Des agents malhonnêtes venaient, dans le Sud, de vider les caisses confiées à leur intégrité. Entre les livres et le numéraire, l’écart se chiffrait par quarante mille dollars. — Si la Banque liquidait, elle ne pourrait pas même, payer le trois quarts pour cent, aux créanciers !

Mais la Banque ne liquidait pas. MM. les clercs ne se souciaient en aucune façon d’abandonner les appartements somptueux, les comptoirs marmoréens, les costumes au dernier goût, les fleurs à la boutonnière !

Je ne suis pas très-convaincu de l’absolue perversité humaine ; ces faits-là néanmoins, force m’est d’en convenir, dénotaient plus d’égoïsme que de vertu.

Six semaines après mon élection, persuadé que la Freedmen’s Savings avait cessé d’être ce fidèle gardien de leurs économies, qu’espéraient les noirs ; j’arrêtai les dépôts, je coupai les vivres aux employés, je ne touchai plus un sou de mes émoluments, et, me rendant au comité gouvernemental des finances, je déclarai à deux de ses membres, MM. J. Sherman et Scott, tous deux sénateurs, que la Freedmen’s Bank, insolvable, n’avait qu’un parti à prendre : se fermer.

Enquête, contre-enquête, orage partout !… suivi de clôture, avec quarante pour cent de perte pour les créanciers.


La Banque se mourait, lorsqu’on m’avait appelé à la rescousse ; mon activité, pensait-on, la galvaniserait. Salons, dorures, clercs délurés, caissiers aimables, tout s’y trouvait, sauf la vie, c’est-à-dire l’argent. On m’avait marié à un cadavre.

Pas un prêt hasardeux ne fut risqué, pas une sécurité véreuse ne fut acceptée, durant ma courte administration.

Ce qui n’empêcha pas la calomnie d’aboyer. Mordre, je l’en défiais.

Nul, j’ose le déclarer ici, ne saurait m’accuser de lui avoir, en cette affaire ou en d’autres, soutiré un liard.


Quoi qu’il en soit, je répète avec l’ami Zachée : « Si j’ai fait tort de quelque chose à quelqu’un, je lui rends quatre fois autant. »