Maison de la Bonne presse (p. 77-82).


CHAPITRE XVIII


Maud avait bien entendu :

— Laissez cette clé sur la porte, il faudra que je remonte tout à l’heure…

Et la gardienne de Miss Strawford n’était plus là. Plus personne dans pièce qui servait de corps de garde à la prison de la véritable Mary. Le chemin qui permettait de communiquer avec la prisonnière était libre. Une occasion d’agir inespérée, et pourtant obscurément attendue, se présentait inopinément à Maud, qui, à cet instant psychologique, eut une suprême hésitation.

Tout ce qu’il y avait en elle de bon et de compatissant la portait à agir, conjointement avec son amour pour Raibaud, et le désir passionné de sa réhabiliter aux yeux de celui qu’elle aimait. Mais, en même temps, d’autres sentiments la retenaient, la faiblesse de sa nature, la crainte de ses complices, et aussi l’égoïsme, le regret bien humain de l’existence fastueuse qui lui était promise, dont elle avait commencé à goûter les joies, et à laquelle elle allait renoncer, en désertant définitivement le parti de Sturner pour passer dans celui des défenseurs de Miss Strawford.

Mais elle crut voir devant ses yeux le grave visage de Raibaud qui la regardait d’un air de tristesse et de reproche, et, aussitôt, elle eut honte de sa lâche hésitation.

Déjà, elle s’approchait de la porte, lorsqu’une pensée l’arrêta : l’heure du dîner approchait, Miss Ligget allait certainement monter. Et il ne serait pas prudent de tenter quoi que ce fût auparavant.

Maud alla donc se rasseoir près de la cheminée. Elle ranima le feu et attendit, en mettant intérieurement au point le plan qu’elle venait de concevoir, et d’où allait dépendre non seulement le salut de Miss Strawford, mais aussi le sien ; car, dès que tout à l’heure elle aurait franchi le seuil de sa chambre, son sort serait définitivement lié à celui de la prisonnière.

Les instants s’écoulaient, et Edith n’apparaissait pas.

Maud commençait à s’impatienter et à devenir nerveuse. Si Miss Ligget ne montait qu’au tout dernier moment ? Et si, dans l’intervalle, Fredo installait quelqu’un, ou s’installait lui-même dans la pièce que venait de quitter Julie ?

Dehors, il pleuvait. On distinguait le ruissellement de l’eau au milieu du bruit des arbres agités par le vent dont en pénétrant dans la maison les grondements se transformaient en plaintes lugubres.

Maud frissonna, soudain oppressée par elle ne savait quelle angoisse imprécise. Elle se leva, fit quelques pas dans la chambre, puis alla regarder dehors à travers les vitres de la fenêtre, ce qui lui permit de constater que malgré le ciel bas et la pluie, la nuit restait claire.

Puis, l’idée vint à la jeune femme de prier.

Alors, elle s’agenouilla devant son lit, et, le front dans ses mains, chercha dans sa mémoire des bribes de ces prières qu’alors qu’elle était enfant sa mère lui avait apprises, et que depuis elle avait à peu près oubliées. Mais si imparfaite que fût dans la forme sa prière, elle pria du moins d’un cœur sincère, adjurant Dieu de lui prêter son appui, en lui promettant de redevenir croyante, et de se contenter sagement et chrétiennement de l’existence modeste qui allait redevenir la sienne.

Peu à peu, un calme intérieur apaisait sa fièvre et ses angoisses. Elle avait l’impression d’une aube se levant doucement en elle et éclairant le seuil d’une existence nouvelle.

Et comme, après avoir longuement prié, elle évoquait les chers souvenirs d’une enfance qu’elle n’avait jamais tant regrettée, elle crut voir lui apparaître le doux fantôme de sa mère qui murmurait :

— Courage, chérie je suis avec toi…

Puis, ce fut de nouveau l’image de Raibaud, dont il sembla à la jeune femme entendre la voix grave :

— C’est bien, Maud, ce que vous avez fait là…

Alors, après un dernier signe de croix, elle se releva, plus forte, et définitivement résolue à l’action.


Miss Ligget se présenta presque aussitôt après :

— Vous ne m’en voulez pas, chère, de vous avoir laissée seule si longtemps ? J’étais avec Fredo, qui me faisait les honneurs de son laboratoire et de sa collection de microbes. Un type épatant, décidément, ce Fredo, vous savez ? Un vrai savant, sous les apparences d’un dilettante désabusé. Mais, dites-moi, désirez-vous dîner tout de suite ?

— Je n’ai pas faim, répondit Maud ; et me sentant un peu souffrante, je m’apprêtais même à me jeter sur mon lit.

— Eh bien ! reposez-vous… fit Edith avec vivacité. Pour ne pas vous abandonner tout à fait, j’avais décliné l’offre de Fredo, qui insistait aimablement pour que je dîne en bas avec lui. Je puis donc accepter, et vous laisser seule sans remords ?

— Vous le pouvez.

— Naturellement, je remonterai tout à l’heure voir si vous avez besoin de quelque chose avant le départ. Vous ne désirez rien tout de suite ?

— Absolument rien que me reposer. Je n’ai décidément pas assez dormi la nuit dernière, il me semble qu’une heure ou deux de sommeil me feraient du bien…

— Alors je vous laisse, chère. À tout à l’heure…

Miss Ligget sortit de la chambre et redescendit.

Maud attendit encore un instant.

Puis, pâle mais résolue, laissant la lampe allumée, elle ouvrit sa porte avec précaution, la referma de même, et s’engagea silencieusement dans le couloir.


Elle s’était munie d’une boîte d’allumettes trouvée dans sa chambre.

Elle dut se servir d’une de ces allumettes pour guider sa marche dans le couloir, à l’extrémité duquel elle arriva bientôt, avec la sourde crainte de ne plus trouver sur la porte de la chambre que l’on sait la clé qu’elle avait entendu Fredo ordonner à Julie de laisser.

Elle poussa un involontaire soupir de soulagement en constatant que cette clé se trouvait toujours sur la serrure, et, avant d’aller plus loin, s’immobilisa, tendant l’oreille vers le rez-de-chaussée.

À travers les gémissements du vent, elle ne perçut, venant du bas, qu’un vague murmure de voix, puis des rires d’homme : sans doute le valet de chambre de Fredo et le chauffeur de la limousine qui devaient se trouver ensemble probablement dans la cuisine.

Alors, lentement, Maud tourna la clé dans la serrure, ouvrit la porte, entra dans le noir, referma la porte, et seulement enflamma de nouveau une allumette. Elle se vit dans une pièce dont elle ne prit pas le temps d’examiner l’ameublement. Tout de suite, marchant sur la pointe des pieds, avec d’infinies précautions, elle se dirigea vers une porte qu’elle voyait à sa droite, celle qui donnait accès à la chambre de Miss Strawford, et sous laquelle apparaissait une raie lumineuse.

Quelques secondes plus tard, elle ouvrait cette porte et se trouvait en présence de la prisonnière.


En voyant s’ouvrir silencieusement la porte de sa chambre, Miss Strawford, qui était en train de lire dans son fauteuil, se dressa instinctivement en poussant un léger cri.

— Chut ! fit doucement Maud, un doigt sur ses lèvres.

Alors, Mary la regarda, et une expression de surprise intense se peignit sur son visage. Elle tourna la tête et se regarda dans une petite glace suspendue au mur.

— Comme vous me ressemblez !… dit-elle. Qui êtes-vous ?

— Chut ! répéta Maud.

Elle referma doucement la porte et s’avança.

— Écoutez-moi, Miss… prononça-t-elle à demi-voix. Les minutes, les secondes même sont précieuses. D’un instant à l’autre, on peut monter ici, ou dans ma chambre, et tout serait perdu.

— Mais qui êtes-vous ? répéta Mary.

— Je ne sais pas si j’ai le droit le me dire votre amie, répondit Maud humblement, Dans tous les cas, je suis venue pour vous sauver, et il faut me croire, Miss. Il faut me croire sur parole, sans discuter, sans demander d’explications, car notre vie à toutes deux se joue sur des secondes en ce moment…

Miss Strawford la considérait toujours avec la même expression de surprise.

— Ecoutez-moi, Miss, reprit Maud. On vous trompe. D’une part, votre fiancé n’a jamais été prisonnier. Il est libre et se trouve présentement à Paris. D’autre part, ce n’est pas seulement à votre fortune qu’on en veut, mais aussi à votre vie. Dès à présent, vous êtes condamnée, et si vous restez ici un jour de plus, c’en est fait de vous.

Pendant que Maud parlait, Miss Strawford la regardait fixement.

— Mon fiancé libre…, dit-elle sur un ton de vague incrédulité, et moi condamnée ?…

— Il faut me croire, Miss… s’écria Maud. Encore une fois, le temps me manque pour vous expliquer, mais il faut me croire. Je suis celle qui depuis des semaines, tient votre place aux yeux de tous.

Mary tressaillit.

— Aux yeux de tous ? répéta-t-elle vivement. Même aux yeux de Harry ?

— Même aux yeux de Mr Simpson, oui, Miss.

— Oh !… fit Mary.

— C’est ce qui doit vous convaincre que je dis la vérité en affirmant que votre vie est menacée. Il existe, en ce moment, sur le globe, deux Miss Strawford. Comprenez que l’une d’elles doit fatalement disparaître et que celle-là ne peut être moi.

Miss Strawford parut frappée et pâlit un peu. Son front se pencha, et un instant elle sembla réfléchir. Puis, relevant la tête :

— Et, selon vous, que faudrait-il faire pour échapper au danger qui ma menace ?

— Avoir confiance en moi, et profiter de ce que personne ne remplace encore votre gardienne pour me suivre. En un quart d’heure, nous pouvons atteindre la ville. Là, nous nous mettrons sous la protection de la police, et demain vous pourrez être à Paris, près de Mr Simpson.

— Revoir Harry… murmura Miss Strawford, dont le visage s’empourpra légèrement. Mais qui m’assure, reprit-elle d’une voix changée en regardant Maud avec méfiance, qui m’assure que vous me dites la vérité ? Qui me dit que vous ne me tendez pas un piège ?

— Elle ne me croit pas… proféra Maud avec angoisse. Oh ! mon Dieu, elle ne me croit pas…

Soudain, son regard tomba sur le crucifix suspendu au-dessus du lit de la prisonnière. Elle fit deux pas, et d’un geste presque solennel elle étendit la main vers l’emblème de la Rédemption. Et avec un accent impressionnant :

— Sur ce crucifix, dit-elle, sur les cendres de ma mère, sur ce qu’il y a de plus sacré au monde, je jure que je dis la vérité, que votre fiancé est libre, que vous êtes menacée de mort, et que si vous voulez être sauvée il faut me suivre à l’instant…

Mary regardait la jeune femme d’un air irrésolu, avec une sorte d’angoisse. Elle finit par s’approcher de Maud, et, mettant ses deux mains sur les épaules de son sosie, elle dévisagea celle-ci en silence.

Maud soutint son regard sans baisser les yeux.

Un instant, les deux charmants visages, si semblables, mais dont l’expression était bien différente, restèrent ainsi l’un près de l’autre, face à face.

Puis, Maud murmura :

— J’étais pauvre, Miss. J’aimais le plaisir, j’enviais la richesse. Alors, on m’a promis la moitié de votre fortune. Mais je me repens. Oh ! je me repens… Laissez-moi essayer de vous sauver, afin que vous puissiez me pardonner…

— C’est bien ! finit par dire Miss Strawford. Je vous crois et renonce pour l’instant à vous demander d’autres explications. Mais si vous me trompez, si vous êtes mon ennemie, souvenez-vous qu’il y a un Dieu qui punit les méchants et les traîtres.

— Je ne vous trompe pas et je vous sauverai, Miss … s’écria Maud. Je vous sauverai, dussé-je risquer ma vie…

— Encore une question, dit Mary. À deux ou trois reprises, il m’a semblé aujourd’hui entendre une voix connue. Miss Ligget ne serait-elle pas ici ?

— Si…

— Et pour elle aussi vous êtes la véritable Miss Strawford ?

Maud secoua lentement la tête :

— Je vais certainement vous faire de la peine, Miss. Mais il est nécessaire que vous connaissiez la vérité : Edith Ligget est du complot…

Mary eut un cri :

— Edith ? Edith me trahirait ?

— Depuis des mois, Miss. Et cette machination n’a pu être ourdie que grâce à sa participation. Elle est votre ennemie mortelle, et je l’ai entendue regretter devant moi qu’avant de mourir vous n’eussiez pas assez souffert.

— Mais pourquoi ? balbutia Mary. Que lui ai-je fait ?

— Un mot va tout vous faire comprendre : depuis longtemps, elle aime en secret Mr Simpson.

— Oh !… fit Miss Strawford.

— Mais venez… reprit Maud en lui prenant la main. Chaussez-vous, prenez votre manteau et venez. D’une seconde à l’autre, on peut monte et nous serions perdues.