Maison de la Bonne presse (p. 69-77).


CHAPITRE XVII


Maud n’avait réussi à s’endormir que sur le matin.

Lorsqu’elle s’éveilla, un jour gris filtrait à travers les doubles rideaux tirés.

Elle jeta d’abord autour d’elle un coup d’œil machinal.

La chambre, assez grande, était simplement meublée de noyer verni. Dans le demi-jour qui régnait, la tapisserie à fond rose semblait plutôt fanée, et douteuse la blancheur du plafond. Dans le foyer d’une petite cheminée d’angle, une bûche achevait de se consumer. Pas un bruit ne s’entendait dans la maison.

Personne dans la chambre, et la jeune femme se retrouvait seule dans le lit qu’Edith avait partagé avec elle. Miss Ligget était descendue et se trouvait probablement en bas avec Fredo.

Alors, Maud s’assit sur son lit et se mit à réfléchir.

Elle s’était rendu compte que la propriété où Fredo les avait reçues se trouvait à quelque distance d’une localité qu’on avait contournée. Mais quelle était cette localité, voilà ce qu’elle ignorait encore.

Pendant la nuit, au cours de ses heures d’insomnie, en entendant fréquemment siffler des locomotives, elle avait eu l’impression de se trouver non loin d’une gare importante. Ce détail pouvait l’aider à situer le point terminus de l’itinéraire dont elle possédait déjà quelques jalons. Mais il lui aurait fallu une carte. Or, elle n’en possédait pas.

L’important n’était d’ailleurs plus pour elle de savoir où elle se trouvait, mais de trouver, avant qu’il ne fût trop tard, un moyen de soustraire Miss Strawford au danger qui la menaçait.

Avant qu’il ne fût trop tard, c’est-à-dire avant leur départ.

Autrement dit, si elle avait la volonté réelle et sincère de sauver Miss Strawford, Maud ne devait plus compter que sur elle-même.

Car si Maud n’intervenait pas, demain, à pareille heure, les redoutables bacilles typhiques seraient déjà installés dans l’organisme de la prisonnière ; et même si l’on parvenait ensuite à arracher celle-ci à la captivité. il serait trop tard pour l’arracher à la mort. Et la jeune femme n’osait penser à ce que deviendrait sa vie, si le malheur voulait que Miss Strawford succombât.

Mais agir seule ? Braver personnellement d’inévitables risques ? S’exposer directement, en cas de surprise, à la colère et à la vengeance de ses complices ?

Et, d’ailleurs, comment agir ? Que pouvait-elle faire ? Elle aussi, en fait, était prisonnière, puisqu’il lui avait été instamment recommandé de ne sortir de sa chambre sous aucun prétexte, et même d’éviter de se montrer à la fenêtre.

Elle ne pouvait rien, et pourtant l’idée restait en elle qu’il fallait qu’elle tentât au moins quelque chose.

Un peignoir était étendu sur la chaise qui se trouvait près de son lit. Elle s’en vêtit, se leva, alla tirer les doubles rideaux, et, sans toucher aux stores, ni trop s’approcher des vitres, ainsi qu’il lui avait été recommandé, elle regarda dehors.

Le ciel était bas, le temps pluvieux. Au milieu de la vallée étroite et sinueuse, à laquelle les Crans servaient de fond de décor, le Mouzon grossi par les pluies roulait des eaux limoneuses. On voyait les arbres du jardin secoués par le vent qui, en se glissant sous les portes, gémissait lugubrement dans l’intérieur de la maison. À gauche, assez loin, quelques maisons, et plus à gauche encore, la flèche élancée d’une église.

Donc, la ville n’était pas très loin. Maud n’en pouvait voir les plus proches maisons. Mais elle estimait qu’un quart d’heure devait suffire pour les atteindre.

Attendre la nuit, s’échapper de sa chambre, non par la porte, mais par la fenêtre, courir en ville et ramener la police… Sa chambre, il est vrai, se trouvait au premier étage, mais il devait être possible d’en descendre à l’aide d’un drap de lit, par exemple.

Mais qu’adviendrait-il d’elle si on la surprenait en train de fuir ? Et si l’on s’apercevait de sa fuite avant l’arrivée de la police, qu’adviendrait- de Miss Strawford ?

Un roulement d’abord lointain s’entendit, qui se rapprocha rapidement ; et sur le pont qui, à quelque distance enjambait le Mouzon, un train passa et disparut bientôt, en laissant derrière lui de gros flocons de vapeur traînante.

Alors, quittant la fenêtre, Maud fit sa toilette, se coiffa, se vêtit. Et lorsque Miss Ligget remonta, elle la trouva assise près de la cheminée, en train de tisonner pensivement le feu mourant.

— Si j’avais su vous trouver levée, dit Edith, je serais montée plus tôt. Vous dormiez si bien tout à l’heure que je n’ai pas voulu vous éveiller… crut-elle devoir ajouter.

— Quelle heure est-il ? s’informa Maud.

— Près de 11 heures. Le déjeuner doit être prêt. Je vais aller le chercher et nous mangerons ensemble, comme convenu. Puis, vous attendrez. Tout à l’heure, Miss Strawford sortira avec sa gardienne pour faire dans le jardin sa promenade quotidienne. Vous pourrez la voir et l’observer à loisir de cette fenêtre, sans vous montrer, naturellement, par un interstice ménagé entre les rideaux.

— Et ensuite ?

— Vous devrez rester ici, ma pauvre chère, à vous morfondre. Mais je vous tiendrai un peu compagnie, et puis on vous donnera des livres. La nuit venue, Fredo vous mettra à même d’observer de nouveau Miss Strawford, mais cette fois chez elle, dans l’intimité.

— Après ? demanda encore Maud.

— Après, dîner et départ.

— À quelle heure, le départ ?

— Entre 9 et 10 heures du soir.

Intérieurement, Maud calcula qu’en mettant les choses au mieux, l’on ne serait pas de retour à Paris avant 4 heures du matin. Courir immédiatement — si elle le pouvait — rue Portalis, mettre les trois amis au courant, fréter une auto, tout cela demanderait bien une heure. Un minimum de six heures de trajet. Lorsqu’on arriverait, il y aurait trois ou quatre heures que Miss Strawford aurait absorbé la tasse de chocolat transformée, suivant l’expression de Fredo, en bouillon de culture…

S’adresser en arrivant à la police parisienne, qui mettrait à son tour téléphoniquement au courant la police de l’endroit ? Cette intervention risquerait, elle aussi, d’être tardive. Et, par ailleurs, il était impossible de prévoir ce qu’il adviendrait de Miss Strawford entre le moment où la police se présenterait à la porte de la propriété, et celui où il lui serait possible d’y pénétrer.


Les deux jeunes femmes déjeunèrent donc dans leur chambre.

Ce fut Edith qui se chargea du service, assez fatigant, en somme, car elle dut descendre et remonter plusieurs fois, chargée de victuailles ou de vaisselle. Du reste, la belle Américaine semblait de bonne humeur et prenait la chose gaiement.

Tout en mangeant, et sans prononcer le nom de Mouzonville, ni même celui de Mon-Espoir, elle expliqua que toutes deux étaient censées être les cousines de Fredo, habitant Paris, et venues passer plusieurs jours à la campagne.

Je m’appelle Elisabeth, et vous Pauline. Malheureusement, vous vous sentez de plus en plus souffrante, ce qui va abréger notre séjour ici. Vous comprenez ? Il est nécessaire que les domestiques ne se doutent de rien.

Jamais, au fond, Maud n’avait aimé la complice qu’on avait mise près d’elle à la fois pour la guider et pour la surveiller, et qui, maintenant, lui inspirait un invincible sentiment de répulsion. Mais manifester cette répulsion, c’eût été éveiller des soupçons dangereux ; et, d’un autre côté, si Maud voulait réellement tenter quelque chose, elle devait chercher à se renseigner. De là, nécessité pour la jeune femme de dissimuler, quoi qu’elle en eût, et de causer,

— Il y a donc des domestiques ? s’informa-t-elle.

— Trois, répondit Edith. D’abord, la personne qui sert de femme de chambre à Miss Strawford, puis le valet de chambre de Fredo. Ces deux-là sont surs, en ce qu’ils font partie de la catégorie de ce que Sturner appelle les complices subalternes. Ce sont, pour la plupart, des gens qui ont dans leur vie quelque tare infamante, ou une « histoire », une grosse faute, voire un crime insoupçonnés. On les tient par là, comme sous une épée de Damoclès. Du reste, le service qu’on leur demande est généralement facile, et on les paye bien.

— De sorte que les deux domestiques en question sont dans le secret ?

— Non. On ne leur dévoile que ce qu’il est absolument impossible de leur cacher. Tous deux savent, ou plutôt doivent deviner qu’il se passe ici quelque chose d’anormal, mais ils ignorent et ignoreront toujours le principe et le but de l’intrigue. Quant à la troisième domestique, une cuisinière, c’est une femme du pays, qui n’est au courant de rien, et qui se croit de bonne foi au service d’un maître parfaitement honorable. Ceci pour vous expliquer pourquoi ni l’un ni l’autre des domestiques ne doivent voir votre visage.

Maud profita de ce que Miss Ligget semblait disposée à causer pour obtenir d’elle certains renseignements concernant notamment le d’existence de la prisonnière et la topographie des lieux. Elle apprit ainsi que la chambre de Miss Strawford se trouvait au premier étage, juste en face de celle où l’on déjeunait, dont elle n’était séparée que par la largeur du couloir. Mais l’on n’y accédait pas directement. Pour y pénétrer, on devait passer dans une autre pièce où se trouvait habituellement de jour et où couchait la nuit la femme attachée au service de la prisonnière. D’autre part, la fenêtre de la chambre de Miss Strawford était munie de persiennes métalliques que l’on cadenassait solidement pour la nuit, de sorte qu’en fait cette chambre constituait une véritable prison.

Donc, il ne fallait pas songer à entrer en communication avec la prisonnière, pas plus qu’à profiter de la nuit pour faire évader celle-ci par la fenêtre de sa chambre. Devant Maud, les difficultés s’accumulaient ; et néanmoins la jeune femme s’obstinait dans sa volonté de tenter quelque chose. Mais quoi ?

— Et… vous l’avez vue ? finit-elle par interroger.

— Qui ?

— Miss Strawford.

— Plusieurs fois déjà… répondit la belle Américaine, dont le visage se durcit.

— Vous lui avez parlé ?

— Je l’ai vue sans qu’elle s’en doutât, comme vous la verrez vous-même. Elle est changée, mais pas autant que je l’aurais cru ni que je l’aurais désiré… ajouta sourdement Edith.

Et elle se remit à manger en silence.


Il n’était guère plus d’une heure quand, aux aguets derrière les rideaux de la fenêtre de leur chambre, Maud et Edith virent apparaître dans le jardin Miss Strawford, suivie à une certaine distance par Julie qui portait un parapluie, car le ciel restait bas, et le temps menaçant.

Mary était nu-tête. L’on voyait parfois les boucles de ses cheveux blonds voltiger sous le souffle du vent. Du reste, on ne distinguait qu’imparfaitement son visage. Elle avait un manteau bordeaux et une légère étole de nuance grise. Elle portait des bas clairs et était chaussée de souliers à triple barrette.

Maud la regardait ardemment, le cœur oppressé d’angoisse et de remords.

Celle qu’on aurait pu appeler la captive volontaire allait lentement, le front penché, relevant la tête et s’arrêtant parfois pour regarder devant elle dans la vallée, d’un air pensif. Puis elle se remettait à marcher.

Bientôt, elle disparut derrière un bouquet d’arbres, toujours suivie de loin par Julie.

Nous allons la revoir, dit Edith. Elle fait ainsi plusieurs fois le tour de la propriété, et par conséquent de la maison.

En effet, quatre ou cinq minutes plus tard, Miss Strawford reparut, pour, au bout de quelques instants, disparaître de nouveau aux yeux des deux observatrices.

Il en fut ainsi plusieurs fois, puis la jeune fille ne reparut plus.

— Elle rentre chez elle… dit encore Edith. Écoutez plutôt.

En effet, à l’intérieur de la maison, tout près, on entendait distinctement les pas de quelqu’un montant lentement un escalier. Une voix prononça quelques paroles qu’on ne comprit pas, une porte s’ouvrit, se referma ; puis ce fut le silence.

— Encore demain, et peut-être encore après-demain… prononça alors lentement Miss Ligget. Et ce sera fini, elle ne sortira plus de sa chambre que dans un cercueil…



Maud resta seule dans sa chambre jusqu’à 5 heures, assise près de la petite cheminée où elle s’amusait distraitement à entretenir le feu.

La vue de Miss Strawford se promenant avec une sorte de morne lassitude dans ce jardin désert, où elle tournait sans fin comme le captif dans le préau d’une prison, avait déjà impressionné la jeune femme. Les paroles de Miss Ligget achevèrent de la bouleverser :

— Encore demain, et peut-être encore après-demain, et elle ne sortira plus de sa chambre que dans un cercueil…

Ainsi, rien n’était changé au plan qu’elle avait entendu communiquer par Fredo à sa complice. Et si l’on voulait agir utilement, il fallait agir avant le lendemain matin, c’est-à-dire avant leur départ pour Paris. En fait, Maud n’avait donc plus que quelques heures devant elle, et elle ne trouvait toujours rien. Elle sentait seulement que c’était dans le sens d’une évasion qu’il fallait chercher à agir. Une évasion était la seule solution réellement efficace ; l’évasion, non plus seulement de Maud, mais de Mary.

— Nous deux ensemble… pensait la jeune femme. Si je pouvais arriver près d’elle et lui parler sans témoins, je finirais bien par la convaincre de la nécessité de fuir. Mais comment arriver près d’elle ? Et puis, impossible de songer à s’enfuir par sa fenêtre, dont les persiennes sont cadenassées…

Malgré tout, Maud n’en alla pas moins à sa fenêtre à elle, afin d’examiner les environs, et de se rendre compte des obstacles extérieurs qui s’opposeraient à une fuite éventuelle.

Or, une fois dans le jardin, d’obstacles il n’y en avait pour ainsi dire plus, car le mur de clôture était peu élevé et devait être facile à franchir Après, c’était la prairie, au milieu de laquelle Maud distinguait par endroits, entre deux clos, le chemin qui menait à la ville, à la liberté, au salut…


La nuit était venue depuis quelque temps déjà, et, après avoir allumé une lampe, Maud s’était mise à lire, lorsqu’il lui sembla entendre marcher avec précaution dans le couloir.

Bientôt, deux coups très légers furent frappés à sa porte, qui, presque immédiatement, s’ouvrit lentement et sans bruit, et sur le seuil apparut la silhouette de Fredo — un Fredo à barbe et à binocles, c’est-à-dire mué en Govaërts, et qui, un doigt sur ses lèvres pour indiquer la nécessité du silence, fit de l’autre main signe à la jeune femme de venir le rejoindre.

Puis, laissant la porte ouverte, Fredo marchant sur la pointe des pieds traversa le couloir dans sa largeur et s’arrêta contre le mur opposé dans lequel, en cet endroit, trois pitons étaient plantés à une hauteur d’environ un mètre cinquante. Sans effort apparent, Fredo enleva deux de ces pitons, fichés dans des morceaux de bois cylindriques d’environ un centimètre de diamètre. Dans le mur apparurent alors deux petites ouvertures de même diamètre, par lesquelles on pouvait voir tout ce qui se passait de l’autre côté, c’est-à-dire dans la chambre de Miss Strawford.

Et chacun l’œil collé à l’une de ces ouvertures, Fredo et Maud regardèrent.

Miss Strawford était assise dans un fauteuil et lisait.

Sous la clarté d’une lampe à pétrole posée sur un guéridon, on la voyait presque de face, vêtue d’une robe d’intérieur foncée très simple, laissant les bras demi-nus, et dégageant légèrement le cou blanc et gracieux. Son visage était pâle et amaigri, mais, malgré tout, Maud s’attendait à a trouver plus changée.

C’était la première fois que la jeune femme voyait la véritable Mary à loisir, et d’aussi près, Jamais encore sa ressemblance avec elle n’avait encore frappé à ce point Maud, qui, en la regardant, éprouvait une impression étrange, et se demandait si elle n’était pas double, si elle ne trouvait pas à la fois et dans l’intérieur de cette chambre, et dans le couloir, en train de se regarder…

Cependant, dans la chambre, à quelques pas de Miss Strawford, Julie, cette femme qui servait à la fois de servante et de gardienne à la captive, disposait le couvert sur une petite table.

Lorsque le couvert fut mis, Julie s’informa si Madame désirait se mettre à table. Et comme Miss Strawford jetait les yeux sur une pendulette qui se trouvait sur la cheminée :

— Il n’est que 5 h. 1/2, ajouta Julie. Mais Madame sait que je vais être obligée de la quitter tout à l’heure.

— C’est vrai… fit Mary en posant son livre tout ouvert sur le guéridon. Et pour combien de temps ?

— Pour deux jours.

— Servez-moi donc… dit Miss Strawford avec une sorte de lassitude.

Du couloir, en approchant son oreille du mur, on distinguait assez bien les paroles qui s’échangeaient entre les deux femmes.

Quittant alors son fauteuil, Miss Strawford alla prendre place à table et commença à manger, servie par Julie qui allait chercher les mets dans la pièce adjacente.

Miss Strawford mangeait distraitement, et, c’était visible, sans appétit. Elle absorba quelques cuillerées de potage, fourcha à peine aux hors-d’œuvre et aux légumes, prit une bouchée de viande, grignota deux gâteaux secs, le tout arrosé d’un verre d’eau rougie. Après quoi, elle repoussa son assiette d’un air las. Son repas avait à peine duré un quart d’heure.

— Madame ne mange plus ? s’informa Julie en apparaissant.

Miss Strawford secoua négativement la tête.

— Madame me permettra de lui dire qu’elle ne mange pas assez… dit alors Julie. Madame devrait manger davantage, Madame finira certainement par tomber malade, si elle ne s’alimente pas mieux.

Julie parlait avec une sollicitude respectueuse, et qui devait être sincère. On sentait, d’ailleurs, dans son attitude plus ou mieux que de la déférence. Quelle que fût cette femme, elle était donc capable de s’attacher à quelqu’un, et qui, la connaissant, ne se serait pas attaché à la douce Mary ?

Cependant, celle-ci ne répondait toujours pas à Julie. Un coude sur la la tête appuyée sur sa main, elle fixait devant elle un regard absent.

Faut-il servir tout de suite le thé de Madame ? reprit Julie.

Miss Strawford ayant fait de la tête un signe affirmatif, Julie servit le thé, remit un morceau de bois dans le poêle de faïence qu’on voyait au milieu de la chambre, et se retira dans la pièce voisine, en emportant la desserte.

Restée seule, Miss Strawford absorba distraitement sa tasse de thé, puis alla se réinstaller dans le fauteuil où, à demi étendue, elle se mit à rêver, l’air triste et las.

À la fin, elle soupira, longuement. Puis ses lèvres s’agitèrent faiblement, et elle balbutia des mots que Maud devina plutôt qu’elle n’entendit :

— Harry… Mon Harry…

Lentement, elle se redressa, et prit sur le guéridon un mouchoir avec lequel elle essuya ses yeux devenus soudain humides.


À ce moment, Maud sentit qu’on lui touchait le bras. C’était Fredo qui, se penchant vers elle, murmura à son oreille :

— Je vais aller la voir. Et surtout attention, hein ? Pas le moindre bruit…

Il s’éloigna en marchant avec précaution, et, parvenu à l’extrémité du couloir, frappa légèrement à la porte de droite, qui, presque aussitôt, s’ouvrit et se referma.

Maud entendit un murmure de voix dans la pièce où se trouvait Julie. Puis, vientôit, après avoir frappé un coup discret à la porte qui séparait les deux chambres, celle-ci se présentait devant Miss Strawford en disant :

— Monsieur est là, qui désire voir Madame…

Un nuage soudain assombrit le doux visage de Mary, qui répondit avec effort :

— Qu’il entre…

Et Fredo apparut.

Il s’immobilisa à l’entrée de la pièce et fit signe à Julie de se retirer. Ce ne fut que lorsque la porte se fut refermée qu’il s’approcha du fauteuil où Miss Strawford était restée assise.

— Excusez-moi de vous déranger à pareille heure, Miss… prononça-t-il d’une voix à dessein contenue. Du reste, je n’ai que deux mots à vous dire. Vous savez que Julie va s’absenter. Vous n’aurez donc personne à côté de vous ni cette nuit ni la suivante. Vous n’aurez pas peur ?

— Peur ? répondit la jeune fille avec dignité. Pourquoi aurais-je peur ? Mon honneur et ma sécurité ne sont-ils pas sous la sauvegarde de votre parole, Monsieur ?

Fredo s’inclina.

— Très touché de votre confiance, Miss. Mais vous êtes habituée à sentir cette femme auprès de vous, et une fois seule vous pourriez éprouver cet effroi irraisonné de la nuit auquel sont sujettes certaines natures impressionnables.

— Resterai-je seule dans la maison ?

— Non, Miss. Il n’y a que Julie qui s’absente. Émile et moi passerons comme d’habitude la nuit ici.

— Alors, je serai aussi tranquille que si Julie était là.

— Il me plaît de vous l’entendre dire, Miss. Pour le reste, demain matin, dès que vous voudrez vous lever, vous n’aurez, qu’à sonner comme d’habitude, et la cuisinière montera se mettre à votre disposition.

— Bien, Monsieur.

Comme, après s’être incliné, Fredo s’apprêtait à se retirer, Mary le retint du geste :

— Encore un mot, Monsieur, je vous prie. Il y a trois jours, vous me faisiez entrevoir ma liberté comme proche. Vous serait-il possible aujourd’hui de me fixer une date ?

Fredo ne sourcilla pas.

— Je ne puis que vous répéter ce que je vous disais alors, Miss, répondit-il froidement… Vous serez libre lorsque nous aurons encaissé les fonds que vous savez. La dernière partie de ces fonds est en route et arrive probablement à Paris la semaine prochaine. Quelques jours nous seront ensuite nécessaires.

— Bref, combien me faudra-t-il attendre encore ? Une quinzaine ?

— À peine, Miss. De huit à dix jours tout au plus, à mon avis.

Mary joignit les mains :

— Dix jours… Oh ! mon Dieu… Dix jours, et je serai libre. Vous ne me trompez pas, n’est-ce pas, Monsieur ?

Maud crut alors remarquer sur le froid visage de Fredo les symptômes d’une fugitive émotion. Ce fut cependant d’un ton assuré qu’il répondit :

— Vous ai-je jamais trompée jusqu’ici, Miss ?

— Non, Monsieur… répondit vivement la pauvre Mary. Non… Et je puis, du moins, vous rendre cette justice que vous avez toujours tenu vos engagements. Et Harry sera bien libre en même temps que moi, n’est-ce pas ?

— Le même jour que vous, oui. Il vous attendra à Paris, dans un hôtel qu’on vous indiquera.

— Harry… Mon cher Harry… murmura la jeune fille dont le visage pâli était devenu tout rose d’espoir. Encore dix jours et je reverrai Harry… Dieu ! qu’ils vont me sembler longs, ces dix jours …

Fredo, à présent, semblait un peu nerveux.

— Vous n’avez plus rien à me dire, Miss ?

— Non, Monsieur. Je vous remercie…

Alors, sans rien ajouter, Fredo s’inclina et sortit, avec une sorte de hâte.


Dans la pièce adjacente, il y eut comme tout à l’heure un murmure de voix. Une porte s’ouvrit ensuite, et Maud distingua à l’autre extrémité du couloir la silhouette de Fredo qui, silencieusement, s’approcha d’elle et lui murmura à l’oreille :

Il serait prudent de rentrer dans votre chambre, car Julie ne tardera pas à sortir, et il ne faut pas qu’elle vous voie là.

La jeune femme fit de la tête un signe d’assentiment, et, doucement, rentra dans sa chambre dont Fredo, resté dans le-couloir, referma sans bruit la porte sur elle.

Quelques instants s’écoulèrent.

Puis, restée aux aguets près de la porte de sa chambre, Maud entendit quelqu’un sortir dans le couloir. Contenue, mais distincte, une voix de femme — celle de Julie — prononça :

— Tiens, vous êtes encore là, Monsieur ?…

— Je vous attendais… répondit la voix brève de Fredo. Encore deux mots à vous dire…

Une clé fut tournée dans une serrure. Alors, la voix de Fredo s’éleva de nouveau :

— Non… Laissez cette clé sur la porte. Il faudra que je remonte tout à l’heure…

Des pas s’éloignèrent en descendant un escalier. En bas, une porte s’ouvrit, se referma, Puis, plus rien, que le gémissement du vent dans le couloir.