Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XVIII

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 368-376).

XVIII

où je muris mon plan

J’allai retrouver Zanzibar qui préparait en chantant une horrible mixture destinée à l’équipage.

— Ti sais pas, dit-il… Bateau retourni Canaries… Ça bon, Canaries… plein de bananes… moi m’en coller plein le fisil… Là-bas, chez nous, bananes plus jolies encore, ti verras ça si ti viens avec moi… et pis beaucoup de dattes aussi… et noix de coco… tout plein… tout plein… Ti verras, Colombo, ti verras…

Je n’écoutais point… Trop de pensées, pour l’instant, se heurtaient dans ma tête… Ce qui m’inquiétait surtout, c’était cette escale que nous allions être obligés de faire à Santa-Cruz… Toutes mes combinaisons, tous mes projets s’effondraient soudain… ou étaient pour le moins retardés…

Quelles nouvelles complications allaient surgir encore ?

Ah ! décidément, je n’étais pas au bout de mes peines…

Jamais je n’ai tant réfléchi que pendant les six heures le Sea-Gull mit à atteindre Santa-Cruz. Et ces réflexions, comme on le verra bientôt, ne furent pas inutiles. Mon imagination un peu endormie depuis quelque temps s’était brusquement réveillée et avait échafaudé tout un scénario qui eût certainement émerveillé Allan Dickson. Cet homme qui m’avait tant fait souffrir, puisque c’était à cause de lui que j’avais tâté du « Tread Mill », allait sans doute devenir ma Providence…

Mais n’anticipons pas… J’estime que lorsque l’on écrit ses mémoires, on doit classer par ordre tous les événements qu’on y relate, et donner à chacun l’importance et la place qu’il convient. J’ai lu beaucoup de mémoires, dans ma vie les Confessions du grand Jean-Jacques, les Mémoires du Chevalier de Grammont, ceux de Chateaubriand et de l’inimitable Berlioz, mais tout en admirant ces chefs-d’œuvre, je trouve que leurs auteurs, et M. de Chateaubriand surtout, ont trop insisté sur certains détails, qui eussent certainement gagné à être un peu écourtés… Je ne doute pas que cette appréciation d’un cambrioleur ne fasse sourire certains critiques, mais chacun juge à sa façon… avec son bon sens. Ce que j’apprécie surtout dans les mémoires, c’est la franchise. Or, à part Rousseau qui a tout avoué (même les choses les plus schocking) je suis obligé de reconnaître que les autres mémorialistes se sont un peu trop flattés, et n’ont pas hésité à allonger leur récit, pour nous faire mieux savourer les beautés de leur éloquence, et les brillantes qualités dont les avait doués la nature.

Je n’ai point l’outrecuidance de me comparer à ces maîtres, mais j’ai le mérite de ne rien celer de mes défauts et de ne point me regarder dans un miroir avec trop de complaisance. Je dis ce qui est, un peu brutalement parfois, et ne me fais jamais meilleur que je ne suis ; j’ai le malheur d’être un triste individu et j’ai le courage de l’avouer.

Combien consentiraient à en faire autant ?… Qu’on me pardonne encore cette petite digression, mais elle était, je crois, nécessaire, ne serait-ce que pour rappeler à mes lecteurs qu’Edgar Pipe leur livre sa vie, tout entière, comme à des juges impartiaux. Puisse l’aveu que je fais de mes fautes me valoir quelque pitié de la part de ceux qui n’ont jamais cessé de suivre la belle ligne droite de l’honnêteté, et que l’amour du travail a préservés des « écarts » dont je me repens aujourd’hui…

Le Sea-Gull, sous son grand foc et sa voile d’artimon, filait en tanguant vers les Canaries. Il avait marché plus vite que nous ne nous y attendions, car avant la nuit il mouillait en rade de Santa-Cruz, en face de Ténériffe.

L’île de Ténériffe réunit, grâce à ses vallées, à son plateau et à ses côtes, tous les genres de température, excepté celle de l’hiver. Beaucoup d’Anglais préfèrent même le séjour de Ténériffe à celui de l’Italie, aussi Santa-Cruz est-elle très fréquentée. J’eus l’occasion de le constater, car le capitaine Ross, dès que nous fûmes stabilisés sur nos ancres, fit armer le canot et m’envoya à terre avec quelques matelots pour chercher des provisions.

La ville me parut agréable.

Ses rues droites, larges, aérées, ont des trottoirs pavés de pierres rondes et inégales que bordent des dalles de lave. On rencontre là nombre d’étrangers des négociants des différentes parties du monde que distingue leur costume national.

Après avoir fait nos achats, nous nous offrîmes quelques « chiroutes » et plusieurs verres de vin de Madère, puis nous regagnâmes le bord.

Cette petite promenade n’avait pas été inutile. Elle m’avait permis de jeter un coup d’œil sur le port où de nombreux bâtiments, les uns chargés de bananes, les autres de tonneaux de vin, s’apprêtaient à prendre le large. Je vis aussi deux ou trois vapeurs dont l’un, qui portait le pavillon espagnol, allait se mettre en route pour Cadix, ainsi que me l’apprit un marin anglais qui fumait sa pipe à l’ombre d’une véranda, devant un flacon de whisky.

Dès que j’eus rallié le Sea-Gull, et rendu compte de ma mission à Maître Ross, j’allai porter à M. et Mme Pickmann le repas qu’avait préparé Zanzibar. Je les trouvai complètement remis de leur malaise. Ils avaient fait toilette, et semblaient m’attendre avec impatience.

— Ah ! mon bon Colombo, s’écria Mme Pickmann dès que j’entrai dans la salle à manger, quelle aventure ! Jamais je n’aurais cru que le mal de mer pût rendre si malade… Si cela devait recommencer, j’aimerais mieux débarquer tout de suite.

— Libre à vous, répondis-je… la ville est curieuse à visiter… et si vous voulez, après déjeuner, aller vous dégourdir un peu les jambes…

— Non… répondit sèchement Pickmann… D’ailleurs, je ne me sens pas bien…

Il s’assit avec sa femme devant la table où je venais de déposer un plat de poisson, et demanda soudain :

— Est-ce anglais, Santa-Cruz ?

J’eus peine à réprimer un sourire devant tant d’ignorance.

— Non… répondis-je… c’est une possession espagnole…

— Ah ! oui… c’est vrai… je ne sais où j’avais la tête… J’espère qu’on ne va pas venir à bord opérer une visite, au moins ?

— Ma foi, je n’en sais rien… mais il est plus que probable que, lorsque nous serons amarrés à quai, la douane fera son apparition.

— Quoi ! nous n’allons pas demeurer en rade ?

— Non… dans quelques heures, nous allons gagner le port… c’est nécessaire… on ne peut pas « réparer » en pleine mer…

— Vous êtes sûr de ce que vous dites, Colombo ?

— Oui…

Pickmann lança un coup d’œil à sa femme qui ne broncha pas.

Il y eut un silence, puis il reprit :

— Bah ! la douane se contentera d’examiner les, bagages… les grosses malles, les caisses. Je ne pense pas qu’elle ouvre les valises et les sacs à main…

— Qui sait ? Les douaniers prennent parfois plaisir à ennuyer le monde… Ce sont des êtres maussades qui, furieux de voir les gens voyager et se payer des distractions, quand eux demeurent rivés à leur poste, se vengent en soumettant le touriste à une foule de formalités qu’ils compliquent à plaisir. J’ai connu un douanier anglais, du nom de Nasty, qui n’était jamais si heureux que lorsqu’il avait obligé une dame à déballer toutes ses toilettes, et jusqu’à son linge le plus intime.

— Cependant, nous ne faisons pas de contrebande… Si on nous a laissés partir d’Angleterre, c’est que nous étions en règle avec la douane…

— Avec la douane anglaise, oui… mais ici, n’oubliez pas que nous sommes en Espagne.

— Eh bien, dit Mme Pickmann, pour que ces messieurs du Custom-House n’aient pas le plaisir de chiffonner mes toilettes, je vais les étaler dans cette pièce.

Mme Pickmann exagérait évidemment quand elle parlait de ses toilettes, car sa garde-robe, comme la mienne, n’était pas des mieux fournies ».

Elle possédait en tout et pour tout une cape de drap noir, ornée d’arabesques grenat, un costume tailleur, une jupe foncée et quelques corsages aux tons criards. Quant à son mari, il n’avait que deux pauvres complets, celui qu’il portait tous les jours et un autre de teinte verdâtre, accroché dans une armoire. Et quels complets ! grand Dieu !… Ils eussent tout au plus convenu à Bill Sharper ou à Manzana.

Comme on voyait bien que ces gens-là étaient dans une purée noire avant le coup qui devait les enrichir !… Tout ce qu’ils possédaient était neuf : malles, habits, linge, bottines… Ils s’étaient renippés vivement, au décrochez-moi ça, pressés qu’ils étaient de quitter Londres.

Il était même assez extraordinaire qu’ils fussent parvenus à fuir, puisque, avant leur embarquement, les journaux avaient déjà parlé d’eux… L’affaire avait fait beaucoup de bruit, beaucoup plus de bruit que celle du Régent, car les journaux français (que j’avais lus avec la plus grande attention) n’avaient pas soufflé mot de la disparition de mon diamant.

À quoi devais-je attribuer ce silence ? Était-ce un piège ? Espérait-on ainsi donner confiance au voleur et le pincer plus facilement ? Je crois plutôt que l’administration du musée du Louvre, après avoir prévenu la police, avait jugé inutile d’ébruiter un vol qui devait la « gêner » un peu, et qu’en attendant l’arrestation du coupable elle avait remplacé le Régent par un bouchon de carafe quelconque.

Tout en mangeant, Pickmann et sa femme continuaient de bavarder, mais on les sentait inquiets. Je m’efforçai d’ailleurs d’augmenter cette inquiétude. Cela faisait partie du plan que j’avais élaboré… Je dosais mes effets, avec l’habileté d’un Allan Dickson qui s’apprête à confondre un malfaiteur.

— Bah ! qu’avez-vous à craindre, fis-je d’un petit air sournois, vos papiers sont en règle, n’est-ce pas ?

— Oh !… certes… très en règle, bégaya M. Pickmann en devenant rouge comme un piment.

— Alors… tout est pour le mieux…

— D’ailleurs, les douaniers ne nous demanderont pas nos papiers…

— Les douaniers… non, mais les gens de police.

— Les gens de police ! Ont-ils le droit de pénétrer ici ?

— Pourquoi pas ?

Pickmann sursauta :

— Mais je ne suis pas un malfaiteur ! s’écria-t-il… je…

— Voyons, calmez-vous… y a-t-il là de quoi se monter ?… Vous êtes un honnête homme, vous avez des papiers… Que pouvez-vous craindre ?

— Rien… rien, assurément… Mais je me rappelle maintenant que je n’ai pas fait viser nos passeports…

— On ne les examinera pas à la loupe. Il suffira de les présenter, et si on s’apercevait, par hasard, qu’ils n’ont pas été timbrés au départ, vous diriez qu’en Angleterre certains personnages connus sont dispensés de cette formalité… Est-ce que vous croyez que M. Lloyd George lorsqu’il va de Londres à Cannes ou à Paris fait chaque fois viser ses passeports ?…

— Je ne suis pas M. Lloyd George.

— Vous pouvez être un homme de qualité quand même… Il y a à Londres beaucoup de Pickmann… Il en existe même un qui, si je ne me trompe, est allié à la famille de Connaught… Ne seriez-vous pas celui-là ?

— Non…

Mme Pickmann qui, jusque-là, était demeurée silencieuse, ce qui me surprenait fort, crut devoir ajouter :

— Nous sommes des gens de modeste condition…

Je le voyais bien, parbleu ! elle n’avait pas besoin de le dire.

Décidément, ils étaient plus stupides encore que je ne le supposais, et j’avais la partie belle avec eux.

Comme ils s’étaient un peu rassurés, je crus devoir, avant de les quitter, leur donner un premier « coup d’assommoir ».

— Ah ! à propos, fis-je d’un air distrait, vous me souteniez l’autre jour qu’il y avait à bord de ce bateau un personnage mystérieux… Eh bien ! c’est vous qui aviez raison…

— Vous l’avez vu ? demanda Pickmann, d’une voix tremblante.

— Oui… Il y a une heure à peine.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ?

— Je n’y ai pas songé…

— Comment est-il ?

— Grand… entièrement rasé… assez élégant, ma foi… Il me semble avoir déjà vu cette tête-là quelque part… à Londres, probablement…

— C’est lui ! lança imprudemment Mme Pickmann.

Je la regardai.

Pour expliquer le trouble qui l’agitait, elle ajouta en me prenant le bras :

— Écoutez, mon bon Colombo… Puisque vous êtes un ami, nous pouvons tout vous dire… Eh bien !… cet homme est un de nos parents…

— Ah !

— Oui… un affreux gredin qui nous a joué des tours pendables, et qui veut aujourd’hui s’emparer de notre fortune… Il est capable de tout, même de nous assassiner…

— Ne craignez rien… Je suis là.

— Ne pourriez-vous, demanda Pickmann, le faire expulser du bateau par le capitaine ?… Si Maître Ross arrive à nous en débarrasser, d’une façon ou d’une autre, il y a mille livres pour lui.

— Non… c’est moi qui vous en débarrasserai…

— Oh ! mon cher Colombo… que vous êtes gentil !… Alors, les mille livres seront pour vous… Je vous le promets… Voulez-vous un acompte ?

— Non… j’ai confiance en vous.

— Et comment nous en débarrasserez-vous ?

— Mais d’une façon bien simple… En lui faisant piquer une tête par-dessus bord.

Mme Pickmann se jeta dans mes bras, et me serrant à m’étouffer :

— À la bonne heure ! s’écria-t-elle… au moins vous, vous êtes un homme !

— Oui, approuva Pickmann… et un homme de décision… mais prenez garde… le gaillard est habile… Et que dira le capitaine quand il s’apercevra de la disparition de ce passager ?

— Soyez tranquille, je saurai m’y prendre… On croira à un accident… Il paraît que cet homme, qui reste tout le jour enfermé dans sa cabine, se promène, la nuit, sur le pont. Je me dissimulerai derrière le rouf et, au moment où il ne s’y attendra pas, je me précipiterai sur lui, et l’enverrai par-dessus le bastingage.

— C’est cela ! c’est cela ! fit Pickmann en battant des mains… par-dessus le bastingage… Ah ! décidément, Colombo, vous êtes notre providence !… Et, tenez… ce n’est pas mille livres que je vous donnerai… mais deux mille… oui, deux mille, ma parole d’honneur.

Je pris congé des Pickmann, écœuré. Décidément, ces gens-là étaient d’affreuses canailles, et je n’avais plus à les ménager.