Mémoires d’un cambrioleur retiré des affaires/Partie 2/Chapitre XIX

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 377-383).

XIX

« alea jacta est »

Le soir même, le Sea-Gull entrait dans le port de Santa-Cruz, et s’amarrait à quai, en face d’un dock. Après l’allumage des feux de position, Maître Ross nous réunit tous et nous adressa le petit speech suivant :

— Vous savez, sans doute, que nous allons demeurer ici une huitaine… peut-être plus… Nous allons donc profiter de cette relâche pour briquer le pont, et faire les cuivres. Il faudra aussi laver les voiles et, quand la toilette de l’extérieur sera faite, nous nous occuperons de l’entrepont et de la cale. Je ne veux point cependant vous traiter en esclaves. Je suis un brave homme, moi, et tous mes matelots sont mes enfants… Je vais établir un roulement… Un jour, ce sera la bordée de tribord qui sera libre, un autre jour, celle de bâbord… Seulement, je vous préviens, celui qui rentrera en état d’ivresse sera bouclé jusqu’à l’appareillage… Quant aux cuisiniers (et il désigna Zanzibar et moi), ils seront exempts de service un jour sur deux, à tour de rôle… Ceux qui voudront toucher une avance sur leur décompte n’auront qu’à venir me trouver… Je sais ce que c’est que s’amuser, j’ai été jeune, moi aussi… Rompez, mes enfants.

Je n’avais jamais vu le capitaine Ross si aimable… Je crois qu’il avait peur que quelques-uns de ses marins ne le quittassent pour s’engager sur un « bananier ». Les engagements contractés à bord du Sea-Gull n’avaient pas été visés par l’Inscription maritime, et il n’avait, par conséquent, aucun moyen de retenir ses hommes.

Je trouvai Zanzibar désolé. Il se faisait une fête, le pauvre nègre, de descendre à terre avec moi pour « rigoli un pitit peu », et voilà que le capitaine nous consignait l’un après l’autre à la cuisine. Cette décision n’était pas pour me déplaire, car j’avais besoin d’être seul, aussi bien à bord qu’à terre. Le grand coup que je méditais devait être préparé en secret. Zanzibar ne m’eût pas trahi, cela était certain, mais il m’eût gêné, et j’étais heureux de me sentir libre.

Il était facile maintenant d’aller à terre… Il suffisait pour cela de franchir la passerelle qui reliait le navire au quai. Je n’abusais cependant point des « sorties », car je craignais que, pendant mon absence, mes deux Pickmann ne commissent quelque imprudence.

Chaque fois que je les voyais, ils me demandaient si j’avais aperçu le passager qu’ils désignaient maintenant sous le nom de Dickie, et sur lequel ils me fournirent un tas de renseignements stupides. Ne fallait-il point qu’ils parussent documentés sur ce parent scélérat qui convoitait leur fortune ?

Et les niais se figurant que je « donnais dans le panneau », comme on dit vulgairement, me bourraient le crâne avec ardeur. Ils allaient même un peu fort, surtout Mme Pickmann, qui s’était prise pour moi d’une chaude… trop chaude amitié et m’embrassait avec une passion vraie ou simulée dès que je me trouvais seul avec elle.

Allait-elle me proposer aussi d’assassiner son mari ? Ma foi, je commençais à le croire.

Mme Pickmann était certes une assez jolie brune, bien qu’elle fût déjà un peu marquée, mais elle ne « m’inspirait » guère car j’aime les femmes avec lesquelles on peut encore causer, quand on a fini de rire, et la conversation de cette opulente lady était d’une banalité désespérante. Son mari lui était certainement supérieur, quoiqu’il n’eût rien d’un intellectuel. C’était un gros roublard, capable de rouler certaines gens, mais absolument sans défense lorsqu’il se trouvait en face de quelqu’un qui le dominait. Il était, de plus, dépourvu de sens moral, on en a eu la preuve. Trop lâche pour se débarrasser d’un ennemi, il n’hésitait pas à payer pour le faire supprimer. J’avais éprouvé, je l’avoue, quelque pitié pour lui, en le voyant effaré, larmoyant, tassé dans son fauteuil comme un impotent, mais à présent, il me dégoûtait, et sa vue même m’était odieuse.

Heureusement que j’allais bientôt lui tirer ma révérence.

En attendant que tous mes « préparatifs » fussent terminés, je continuais de le terroriser en lui parlant du passager imaginaire, ce Dickie qui faisait, paraît-il, le déshonneur de la famille Pickmann.

Chaque matin, je lui rendais compte des faits et gestes de Dickie… Tantôt, je l’avais aperçu en ville, tantôt je l’avais surpris rodant dans la coursive d’entrepont.

— Ce misérable, me dit un soir Pickmann, a dû s’entendre avec le capitaine, et lui promettre une forte prime…

— C’est possible, répondis-je…

— Alors, ce Ross serait un affreux gredin… J’ai bien envie de le faire appeler et de lui demander de quel droit il a accepté un étranger sur un bateau qui m’appartient pour deux mois encore…

— Gardez-vous en bien… Si vous voulez tout compromettre, vous n’avez que ça à faire… Au lieu d’avoir un ennemi, vous en aurez deux à bord, et, ma foi, je ne réponds plus de rien…

— Oui, Colombo a raison, intervint Mme Pickmann, ce serait la dernière des gaffes… Laisse donc agir Colombo… C’est un homme intelligent, lui, et qui a de la décision.

Certes, j’avais de la décision, elle allait bientôt s’en apercevoir ! Cependant, il fallait se hâter. Le capitaine Ross avait eu la chance de trouver un mât de goélette qui, une fois raboté à sa base, s’adapterait parfaitement dans l’emplanture de l’ancien, et sous deux jours au plus tard, le Sea-Gull serait en état de reprendre la mer.

Le lendemain (c’était mon tour de sortie), je fis dans une boutique de Santa-Cruz achat d’un revolver d’occasion, puis me rendis sur le quai, à un endroit où l’on procédait au chargement des bananes. Il y avait là deux vapeurs espagnols : la Dona-Isabelle et le Pescador… J’appris par un homme d’équipage, un Anglais comme moi, que ces deux bateaux se rendaient à Cadix, et que l’équipage de l’un, le Pescador, n’était pas au complet. Je me fis présenter au capitaine, un gros homme à la figure couturée de cicatrices, et qui baragouinait un peu d’anglais.

— Il me faut un soutier, un graisseur et un aide-chauffeur, me dit-il.

— Je puis, répondis-je, remplir l’office de soutier…

— Je le pense bien, dit-il en riant… ce n’est pas un métier qui exige un long apprentissage… Nous partons vendredi, c’est-à-dire dans trois jours… Apportez-moi vos papiers au moment de l’appareillage… Soixante-quinze pesetas par semaine… Ça vous va ?

— Oui, capitaine.

— Bien… entendu… Au revoir !…

J’étais « embarqué ». Il ne me restait plus qu’à trouver des papiers, mais j’espérais bien m’en procurer à bord du Sea-Gull. Il me suffirait pour cela d’aller faire une petite « perquisition » dans le gaillard d’avant.

Cette nuit-là, je dormis mal. Le plan que j’allais mettre à exécution était des plus audacieux, et aussi des plus délicats. Il s’agissait de ne rien laisser au hasard. Je répétai mentalement plus de dix fois la scène que j’allais jouer dans quelques heures, car j’avais appris en revenant à bord que le Sea-Gull, complètement réparé, se remettrait en route le lendemain dans l’après midi. À côté de moi, Zanzibar ronflait comme un orgue, et j’enviai la sérénité de ce bon nègre. Moi, j’allais me relancer dans l’aventure, et Dieu seul savait comment tout cela finirait.

Vers le matin, je m’assoupis, et dormis une heure environ, mais quand je m’éveillai (j’ai toujours eu le réveil triste), je vis tout en noir… Je n’avais plus aucune confiance en moi, et une crainte que le raisonnement n’arrivait pas à vaincre me revenait continuellement à l’esprit.

Je me levai, et après avoir bu un thé fortement additionné d’alcool, je retrouvai un peu d’énergie.

— Ti pas bien gai ci matin, me dit le brave Zanzibar… Ti pas content quitti Santa-Cruz… Ti malade, peut-être ?

— Non… mais j’ai mal dormi.

— Mi trop ronfli, s’pas ? Ti fallait siffli, si ronflais trop fort…

Le bon Zanzibar avait une mine piteuse, mais sa gaîté naturelle reprit bien vite le dessus, et il s’efforça, par mille contorsions grotesques, de me dérider un peu.

Je m’étais attaché à ce brave garçon, et cela me faisait de la peine de l’abandonner. J’eus un moment l’idée de l’emmener avec moi, mais j’y renonçai… Seul, j’aurais sans doute bien du mal à me tirer d’affaire, mais avec un nègre pour compagnon, je risquais de compromettre ma manière qui est, on le sait, de « passer inaperçu ».

Pendant deux heures, j’errai comme une âme en peine dans la coursive d’entrepont, puis, profitant d’un moment où les hommes étaient réunis en haut pour l’appareillage, je me glissai dans le gaillard d’avant. Il y avait là une dizaine de hamacs roulés sur leurs garcettes, et, en face de ces hamacs, le long de la cloison, des boîtes de bois noir portant toutes une étiquette, et dans lesquelles les matelots serraient leurs effets de petit équipement et leurs papiers.

Sur l’une de ces étiquettes, je lus un nom : Jim Corbett. J’ouvris la boîte qui était simplement fermée au moyen d’une petite lanière de cuir passée dans deux pitons, m’emparai des papiers de Corbett, que je mis vivement dans la poche de ma vareuse, et regagnai aussitôt la coursive. Il était temps. Déjà l’escalier du panneau avant craquait sous l’énorme poids de Cardiff.

J’allai retrouver Zanzibar, qui était en train de préparer le déjeuner de l’équipage… et celui de M. et Mme Pickmann.

— Ah ! ti voilà, s’écria le nègre, ti sais, nous partir midi…

— Comment cela ? m’écriai-je… De qui tiens-tu ce renseignement ?

— De missié Cardiff… Li a dit faire déjeuner pour dix heures et demie…

Je regardai l’heure au coucou de notre cabine. Il était neuf heures vingt. Je m’habillai à la hâte, car j’étais encore en tenue de corvée, puis, quand je fus prêt, je pris un flacon de rhum, remplis deux petits gobelets d’étain que je pris sur une étagère, et dis à Zanzibar :

— À ta santé ! mon vieux…

— À la tienne ! missié Colombo, répondit le brave nègre en me regardant avec étonnement… Ti bois beaucoup de rhum aujourd’hui !

— Oui, Zanzibar… car je me sens un peu malade, et j’ai besoin de me redonner du cran… beaucoup de cran…

Nous trinquâmes. Zanzibar vida son gobelet d’un trait, le reposa sur la planchette placée à côté du fourneau, et me regarda longuement. On eût dit que le pauvre garçon devinait que j’allais le quitter…

— Ti tout drôle, missié Colombo, me dit-il… ti devrais ti couchi un peu…

Il était maintenant neuf heures et demie. Je m’assurai que mon revolver était toujours dans ma poche, tirai de mon carnet une carte que j’avais précieusement conservée, sans me douter qu’un jour elle me serait si utile, et je m’engageai dans le couloir cloisonné conduisant au logement de M. et Mme Pickmann.

Devant la porte, je me recueillis un instant, puis je frappai.

Ce fut Pickmann qui vint m’ouvrir.

— Ah ! Colombo… mon cher Colombo, s’écria-t-il, quoi de neuf, ce matin ?

Sans répondre, je fermai la porte au verrou, puis tendant à Pickmann la carte d’Allan Dickson, cette carte que le grand détective m’avait remise naguère à la station de Waterloo, je prononçai, d’un ton solennel :

— Richard Stone… au nom du Roi, je vous arrête !