Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/9


CHAPITRE IX.


Mort et caractère de la duchesse de Villeroy. — Mort de l’empereur Joseph. — Prince Eugène mal avec son successeur. — Mort de Mmes de Vaubourg et Turgot. — Mort de Caravas. — Mariage des deux filles de Beauvau avec Beauvau et Choiseul. — Reprise de l’affaire d’Épernon. — Force prétentions semblables prêtes à éclore. — Leur impression sur les parties du procès d’Épernon. — Ancien projet de règlement sur les duchés-pairies en 1694 ; son sort alors. — Perversité du premier président d’Harlay, qui le dressa. — Duc de Chevreuse, de concert avec d’Antin, gagne le chancelier pour un règlement sur ce modèle. — Le chancelier m’en confie l’idée et l’ancien projet. — Raisons qui m’y font entrer sans en prévoir le funeste, et j’y travaille seul avec le chancelier. — Ancien projet et mes notes dessus. —Grâce de substitution accordée au duc d’Harcourt enfourne ce règlement. — Sagesse et franchise d’Harcourt avec moi sur les bâtards. — Je joins le maréchal de Boufflers au secret, qui est restreint d’une part entre nous deux et Harcourt en général, de l’autre entre Chevreuse et d’Antin en général, et sans nous rien communiquer. — Harcourt parle au roi, et la chose s’enfourne. — Chimères de Chevreuse et de Chaulnes. — Duc de Beauvilliers n’approuve pas les chimères ; ne peut pourtant être admis au secret du règlement par moi. — Secret de tout ce qui se fit sur le règlement uniquement entre le chancelier et moi. — Trait hardi et raffiné du plus délié courtisan de d’Antin, qui parle au roi. — Le roi suspend la plaidoirie sur le point de commencer sur la prétention d’Épernon.


Je perdis en même temps une amie que je regrettai fort ; ce fut la duchesse de Villeroy, dont j’ai parlé plus d’une fois. C’étoit une personne droite, naturelle, franche, sûre, secrète, qui sans esprit étoit parvenue à faire une figure à la cour, et à maîtriser mari et beau-père. Elle étoit haute en tous points, surtout pour la dignité, en même temps qu’elle se faisoit une justice si exacte et si publique sur sa naissance, même sur celle de son mari, qu’elle en embarrassoit souvent. Elle étoit fort inégale, sans que, pour ce qui me regarde, je m’en sois jamais aperçu. Elle avoit de l’humeur, son commerce étoit rude et dur. Elle tenoit fort là-dessus de sa famille. Elle étoit depuis longtemps dans la plus grande intimité de Mme la duchesse d’Orléans, et dans une grande confidence de Mme la Dauphine, qui toutes deux l’aimoient et la craignoient aussi. Elle avoit des amis et des amies ; elle en méritoit. Elle étoit bonne, vive et sûre amie, et les glaces ne coûtoient rien à rompre. Elle devenoit personnage, et on commençoit à compter avec elle. Son visage très-singulier étoit vilain d’en bas, surtout pour le rire, étoit charmant de tout le haut. Sérieuse et parée, grande comme elle étoit, quoique avec les hanches et les épaules trop hautes, personne n’avoit si grand air et ne paroit tant les fêtes et les bals, où il n’étoit aucune beauté et bien plus qu’elle qu’elle n’effaçât. Quelques mois avant sa mort et toujours dans une santé parfaite, elle disoit à Mme de Saint-Simon qu’elle étoit trop heureuse ; que, de quelque côté qu’elle se tournât, son bonheur étoit parfoit ; que cela lui faisoit une peur extrême, et que sûrement un état si fort à souhait ne pouvoit durer ; qu’il lui arriveroit quelque catastrophe impossible à prévoir, ou qu’elle mourroit bientôt. Le dernier arriva. Son mari servoit de capitaine des gardes pour le maréchal de Boufflers, demeuré à Paris pour la mort de son fils. Elle craignoit extrêmement la petite vérole, qu’elle n’avoit point eue. Malgré cela, elle voulut que Mme la Dauphine la menât à Marly dans ces premiers jours de la solitude du roi, sous prétexte d’aller voir son mari. Rien de tout ce qu’on put lui dire ne put l’en détourner, tant les petites distinctions de cour tournent les têtes. Elle y eut une frayeur mortelle, tomba incontinent après malade de la petite vérole, et en mourut à Versailles. L’abbé de Louvois et le duc de Villeroy s’enfermèrent avec elle. Le premier en fut inconsolable, l’autre ne le fut pas longtemps, et bientôt jouit du plaisir de se croire hors de page. Il n’étoit pas né pour y être ; son père trop tôt après le remit sous son joug.

L’empereur mourut en même temps à Vienne de la même maladie, et laissa peu de regrets. C’étoit un prince emporté, violent, d’esprit et de talents au-dessous du médiocre, qui vivoit avec fort peu d’égards pour l’impératrice sa mère, qu’il fit pourtant régente, peu de tendresse pour l’impératrice sa femme, et peu d’amitié et de considération pour l’archiduc son frère. Sa cour étoit orageuse, et les plus grands y étoient mal assurés de leur état. Le prince Eugène fut peut-être le seul qui y perdit. Il avoit toute sa confiance, et il étoit fort mal avec l’archiduc, qui se prenoit à lui du peu de secours qu’il recevoit de Vienne, et qui ne lui pardonnoit pas d’avoir refusé d’aller en Espagne. Ce mécontentement ne fut que replâtré par le besoin et les conjonctures ; mais jamais le prince Eugène ne se remit bien avec lui. Il n’y eut que du dehors sans amitié et sans confiance, et, quant à la considération et au crédit, ce qui seulement ne s’en pouvoit refuser, quoi que le prince Eugène pût faire, sans se lasser de ramer inutilement là-dessus jusqu’à la mort. Celle de l’empereur fut un grand coup, et de ces fortunes inespérables, pour conduire à la paix et conserver la monarchie d’Espagne. Je ne m’arrêterai pas à ces grandes suites, parce qu’elles font partie de ce qui se passa en Angleterre, pour préparer au traité de paix signé à Utrecht, et ensuite avec l’empereur nouveau [1], et que ces choses se trouveront mieux dans les Pièces que je ne pourrois les raconter, comme y étant de main de maître ; je dirai seulement ici que Torcy alla, incontinent après, trouver l’électeur de Bavière à Compiègne, où il demeura un jour avec lui.

Voysin perdit Mme de Vaubourg, sa sœur, femme de mérite, dont le mari, conseiller d’État, capable et d’une grande vertu, étoit frère de Desmarets. Ce lien les entretenoit ensemble, et sa rupture eut des suites entre eux. Pelletier de Sousy perdit aussi Mme Turgot, sa fille, qu’il aimoit avec passion, et avec grande raison. Son gendre étoit un butor qu’il ne put jamais sentir dans les intendances, ni faire conseiller d’État. Le fils de celui-là l’est devenu avec beaucoup de réputation, après s’en être acquis une grande d’intégrité et de capacité dans la place de prévôt des marchands, et dans des temps fort difficiles.

Le vieux Caravas mourut aussi, qui alloit mentir partout à gorge déployée. Il étoit Gouffier, et avoit, par je ne sais quelle aventure, épousé autrefois en Hollande la tante paternelle de ce Riperda, dont la subite élévation au premier ministère d’Espagne, la rapide chute et la fin, ont tant fait de bruit dans le monde.

Beauvau, qui avoit été capitaine des gardes de Monsieur, et qui s’étoit retiré de la cour, et presque du monde, depuis longtemps d’une manière fort obscure, n’avoit que deux filles fort riches. Il les maria toutes deux en ce temps-ci : l’une au comte de Beauvau, mort bien longtemps depuis lieutenant général, gouverneur de Douai, et chevalier de l’ordre de 1724 ; l’autre au marquis de Choiseul, le seul de cette grande maison qui fût à son aise.

Ce seroit ici le lieu de présenter un nouveau tableau de la cour, après un changement de théâtre qui dérangea si parfaitement toute la scène ; mais cette nouvelle qui succéda a tant de liaison avec toutes les suites qu’il est à propos de la rejeter après le récit d’une affaire trop importante pour être omise, quelque longue et ennuyeuse qu’elle puisse être, et qui eut tant de trait à d’autres temps, d’autant plus que, commencée avant la mort de Monseigneur, elle a été différée jusqu’au temps de sa conclusion pour ne la pas interrompre. Il faut donc retourner sur nos pas. Outre l’importance, il ne laissera pas de s’y trouver quelques traits curieux.

C’est l’affaire de d’Antin, qu’il s’agit de reprendre jusqu’à sa conclusion. Ce n’étoit pas la seule dont il pût être question. Une quinzaine de chimères, plus absurdes les unes que les autres, étoient prêtes à éclore. Les visions attendoient l’événement de celle de d’Antin, pour différer à un autre temps, ou pour entrer en lice si la sienne réussissoit, avec la confiance que le roi et les juges les protégeoient volontiers, pour montrer que, sans être favori, on gagnoit des causes contre toutes sortes de règles. Les procès existants étoient celui de M. de Luxembourg, qu’il venoit de remettre en train judiciaire, en même temps qu’il s’étoit joint aux opposants à la prétention de d’Antin ; et j’agissois déjà pour tâcher d’annuler l’arrêt sans force et sans mesure qu’il avoit obtenu, et le réduire à l’ancien détroit d’option entre son érection nouvelle ou n’être point pair. Je passe légèrement sur cette affaire si bien expliquée au commencement de ces Mémoires, et par les factums imprimés de part et d’autre qui sont entre les mains de tout le monde, et celui d’entre M. de La Rochefoucauld et moi. Ceux qui n’étoient pas encore formés, mais tout prêts à l’être, celui d’Aiguillon et celui d’Estouteville.

Les chimères encore recluses, mais qui n’attendoient pas moins impatiemment la conjoncture de paroître en prétentions, étoient celle de l’ancienneté de Chevreuse, de l’érection en faveur des Lorrains, et celle de Chaulnes, toutes deux dans la tête et dans la volonté du duc de Chevreuse ; celle de l’ancienneté de Rohan, du grand-père maternel du duc de Rohan-Chabot ; celle des premières érections d’Albret et de Château-Thierry, dont M. de Bouillon ne pouvoit se départir, et dont on a vu ailleurs que le premier présidant Harlay s’étoit moqué si cruellement en parlant à sa personne. Il n’y avoit pas jusqu’aux Bissy à qui l’ivresse de la faveur de leur évêque de Meaux ne tournât la tête, jusqu’à prétendre la dignité de Pont-de-Vaux, et cinq ou six autres de même espèce [qui], par les tortures prétendues applicables aux duchés femelles, eussent eu lieu, et tombées dans la boue par des alliances et des arrière-alliances déjà contractées.

C’est ce qui nous faisoit peur pour le renversement entier de tout ordre et de toute règle parmi nous, par l’achèvement de toute ignominie dans la transmission de ces dignités sans mesure ; et même en réussissant contre elles, par une vie misérable de chicanes, de procès et de procédés, chacun ne manquant point de chicanes et de subterfuges pour détourner de dessus soi la condamnation de son voisin et même de son semblable, et se présenter hardiment sous des apparences d’espèces différentes. C’étoit néanmoins ce qui nous pouvoit arriver de mieux que de gagner en luttant, et de nous consumer en luttes.

Nous ne cessions de nous plaindre de ces amas de prétentions et de procès, que nous nous voyions pendre sur la tête par le fait de d’Antin, que son exemple avoit ranimés ; et nous nous servions de ce débordement pour aggraver l’importance de laisser les choses dans les règles de tout temps suivies et reconnues. D’Antin, qui s’en aperçut, et que ce que nous alléguions là-dessus ne nous étoit pas inutile, sut tourner court et prendre au bond cette balle avec finesse pour s’en servir lui-même avec avantage. Outre tout le mauvais de sa cause en soi, dont il fut toujours très-persuadé comme il nous l’a avoué depuis, il sentoit l’extrême embarras où il alloit tomber par nos fins de recevoir qu’il ne pouvoit assez s’étonner que nous eussions découvertes, ce qui étoit l’ouvrage de Vesins, l’un de nos meilleurs avocats. La cause dirimante par la mésalliance de Zamet, de laquelle seule il tiroit son prétendu droit, étoit sans réponse ; et il n’avoit garde d’être tranquille sur son acquisition d’Épernon, autre fait dirimant. Monseigneur qui y étoit mêlé eût pu le lui reprocher durement, et donner lieu à ses ennemis de Meudon, qui commençoient à prévaloir, de lui faire un crime auprès de ce prince d’avoir abusé de sa faveur pour une acquisition dont il ne lui avoit pas montré l’objet, et lui faire faire ainsi bien du chemin dans la descente. Il s’y joignoit un malaise du roi importuné de ses absences, qui pouvoit aisément se tourner en dégoût, ou en habitude de se passer de lui pour les bagatelles dont il savoit faire un si habile usage.

Un contraste assez ferme qu’il eut à la porte de Dongois, greffier du parlement, avec les ducs de Charost et de Berwick sur des procédés, et qui furent poussés assez loin de la part des nôtres sur quelques longueurs dont il voulut se plaindre, tandis qu’il nous y avoit forcés par un piége, et la hauteur dont la chose fut prise de notre part à tous enfin, le changement de l’air du monde et même de celui de la cour, le bruit sourd du palais qui ne lui étoit pas favorable, toutes ces choses ensemble l’avoient effrayé dès le carême, jusqu’à le désespérer intérieurement du succès, et lui faire craindre de perdre encore autre chose que son procès.

Ces mêmes choses firent une impression pareille au duc de Chevreuse pour ce qui le regardoit, qui, né timide et chancelant, crut voir sa condamnation écrite par les épines que le favori éprouvoit. Ennemis de cabale, et sur toute autre chose, mais liés tous deux sur ces matières, tant l’intérêt a de pouvoir jusque sur les plus honnêtes gens tels que l’étoit Chevreuse, il tourna ses pensées au souvenir d’un règlement général projeté lors du procès de feu M. de Luxembourg, et il espéra du crédit de d’Antin de remettre ce règlement sus, et de faire passer son second fils duc de Chaulnes avec lui, en abandonnant leurs prétentions de l’ancienneté d’Épernon et de celle de Chevreuse. Ce point si funestement capital mérite d’être un peu plus expliqué dès son origine.

Lors du plus grand mouvement, en 1694, du procès entrepris par M. de Luxembourg contre ses anciens, il fut fait un projet, que j’ignorai longtemps depuis, qui régloit en forme de déclaration du roi les transmissions contestées de la dignité de duc et pair, laquelle excluoit presque entièrement les femelles, mais qui, avec cet appât aux ducs, les assommoit par l’établissement du grand rang des enfants naturels du roi. Harlay, premier président, qui papegeoit [2] pour la place de chancelier que le cadavre de Boucherat remplissoit encore ; qui, procureur général, avoit ouvert la voie en faisant légitimer le chevalier de Longueville, tué depuis, sans nommer la mère ; qui avoit eu pour cet exécrable service, parole réitérée des sceaux, voulut, vil et détestable esclave du crime et de la faveur, cueillir les fruits de son ouvrage par ce couronnement inouï de ces enfants, qui, sans lui et son invention cauteleuse et hardie, eussent forcément été ceux de M. de Montespan, peut-être des enfants trouvés dans l’impuissance d’énoncer père ni mère. C’étoit donc bien moins en faveur de la paix que cette déclaration avoit été conçue, et pour mettre des bornes fixes et précises aux transmissions des duchés femelles que pour la grandeur des bâtards. Harlay y avoit fait consentir M. de Luxembourg et son fils. Mais ce projet fut tant tourné, rebattu, rajusté, que le roi, du goût duquel ces choses ne furent jamais, l’abandonna, sitôt que par une voie plus militaire, et telle qu’elle a été racontée, il eut trouvé plus court de donner à ses fils naturels, et bientôt après à leur postérité, en la personne du duc de Vendôme, une préséance énorme, qui, lui ayant paru alors le comble de leur grandeur et de sa toute-puissance, ne devint pourtant que le piédestal des horribles prodiges qu’on a vus depuis en ce genre.

Le duc de Chevreuse d’accord avec d’Antin parla au chancelier. Il lui donna envie de la gloire d’un ouvrage qui finiroit toutes ces fâcheuses contestations ; et toucha peut-être en lui la partie foible du courtisan, désireux d’aplanir à son maître la voie d’élever de plus en plus ses enfants naturels, et d’achever la fortune de son favori, en se conciliant ces grands personnages du temps présent. Le chancelier gagné m’en parla d’abord avec une entière ouverture, mais une imposition étroite du secret. Nous agitâmes la matière, et j’avouerai à ma honte, ou à celle d’autrui que, n’imaginant pas qu’il fût dans la possibilité de trouver pour les bâtards rien au delà de ce qu’ils avoient, il ne m’entra pas dans l’esprit qu’ils profitassent du règlement qui se pouvoit mettre sur le tapis, autrement que par une confirmation de tout ce dont ils étoient en possession, qui n’ajoutoit rien à leur droit ni à leur jouissance. Ce fut par où nous commençâmes.

Le chancelier me fit bien entendre, et sans peine, que le chausse-pied de la déclaration (ce fut son terme) seroit inévitablement l’intérêt des bâtards, causa sine qua non du roi en toutes ces matières ; mais avec ma sotte présupposition qu’il appuya, et je crois de bonne foi alors, je conclus qu’il valoit mieux à ce prix sortir tout d’un coup, par une bonne déclaration, de tant d’affaires que de nous y laisser consumer. Je pensois que couper à jamais toutes racines de questions de préséance entre nous nous mettroit à couvert des schismes qui se mettoient si souvent parmi nous, et que nous délivrer une bonne fois des ambitions femelles nous délivreroit des désordres et des successions indignes qui achevoient la confusion. Je considérois une barrière aux favoris présents et futurs d’autant plus à désirer que l’âge du roi en faisoit craindre de capables de s’en prévaloir avec hardiesse ; et il est vrai encore que mon repos particulier acheva de me déterminer, parce que le poids de toutes ces sortes d’affaires tomboit toujours sur moi, en tout ou en la plus grande partie, pour le travail dont je ne me pouvois défendre, et pour la haine qui en résultoit, avec peu ou point de secours ni d’appui.

Ce parti bien pris en moi-même, et justement fondé sur nos misères intérieures dont je n’avois qu’une trop continuelle expérience, il fut question d’y travailler. Pour le faire utilement, le chancelier me montra le projet du premier président d’Harlay. Nous l’examinâmes ensemble ; et pour mieux faire, il me le confia pour en tirer une copie, et pour, sur cette copie, faire mes notes, afin de les discuter après avec lui, et arrêter ensemble un nouveau projet sur cet ancien, qui nous fît trouver notre compte par des lois sages et justes, et par des avantages qui, autant que le temps le pouvoit comporter, nous dédommageassent de la confirmation de la grandeur des bâtards, qu’il falloit bien s’attendre devoir être énoncée dans ce règlement.

Pour mieux entendre ce qu’il en arriva, il ne sera pas peu à propos ni peu curieux d’insérer ici, plutôt que le renvoyer aux Pièces, cet ancien projet du premier président d’Harlay, avec les notes que je mis à chaque article de ce que je crus qui y devoit être changé, retranché ou ajouté ; l’ancien projet d’un côté à mi-marge, mes notes de l’autre, vis-à-vis chaque article, tel que je le donnai au chancelier. Cet ancien projet avoit été concerté entre le chancelier, lors contrôleur général et secrétaire d’État de la maison du roi et ministre, le premier président d’Harlay, et d’Aguesseau, lors avocat général, aujourd’hui chancelier, communiqué par ordre du roi, et revu par le duc de Chevreuse, qui en-avait, disoit-il, perdu la copie qu’il en avoit eue, et convenu pour lui-même, et par MM. de Luxembourg père et fils pour eux, et resté en 1696 fixé entre eux tel qu’il suit : ANCIEN PROJET.

Les princes du sang seront honorés en tous lieux, suivant le respect qui, est dû à leur naissance et, en conséquence, auront droit d’entrée, séance et voix délibérative au parlement de Paris à l’âge de. tant aux audiences qu’au conseil, sans aucune formalité.

Les enfants naturels des rois qui auront été légitimés, et leurs enfants et descendants mâles qui posséderont des duchés-pairies, auront droit d’entrée, séance et voix délibérative en ladite cour, à l’âge ’de. ans, en prètant le serment ordinaire des pairs, avec séance immédiatement après et au-dessous des princes du sang, et y précéderont, ainsi qu’en tous autres lieux, tous les ducs et pairs ; quand leur~ duchés-pairies seroient moins anciennes que celles des ducs et pairs.

Les ducs et pairs auront rang et séancé entre eux du jour’ de l’arrèt de l’enregistrement, qui sera fait au parlement de Paris, des lettres portant érection du duché-pairie qu’ils possèdent, et

I.

II.

III.

1

NOTES.

Ce premier article pourroit être omis comme tout à fait inutile.

Ce second article pourroit être omis comme tout à fait inutile. Il y en a une déclaration expresse, qui n’étoit pas lors, et qui est enregistrée et confirmée par un usage constant depuis..

Le duché de Brancas n’est point vérifié au parlement de Paris, et c’est le seul existant, Il est du feu roi ; et perdroit beaucoup à prendre rang de l’enregistrement qu’il en faudroit faire présenteseront reçus audit parlement à l’âge de vingt-cinq ans, en la manière accoutumée.

ment au parlement de Paris, aux termes de ce troisième article. On n’oseroit proposer d’y ajouter la pairie pour dédommagement, en prenant la queue de tout par un enregistrement de duché-pairie au parlement de Paris, laissant caduc celui du parlement d’Aix. Il y a de grandes raisons pour fixer le rang des pairs au jour de la réception de l’impétrant au parlement, celui de l’enregistrement fixeroit le rang des dues vérifiés qui ne sont pas pairs. Quant à l’âge, on ne peut contester l’indécence et l’inconvénient’ d’un trop jeune âge, mais on lie peut contester aussi qu’il n’y en a non plus de réglé pour les pairs que pour les princes du sang, témoin le feu duc de Luynes, reçu à quinze ans, et bien d’autres. Puis donc qu’un âge ne peut être fixé sans faire une nouveauté intéressante, et que les, pairs les plus avancés en âge ne savent pas plus de jurisprudence que les plus jeunes, dont l’étude est la raison principale qui a fixé l’âge pour la magistrature, à laquelle étude les pairs ne sont en rien assujettis, il paraît q’UIl tempérament convenable seroit de fixer l’âge de la réception des pairs à vingt ans, pour différence d’avec les magistrats. Si on omet les deux premiers articles, il seroit utile d’ajouter en celui-ci que les pairs auront entrée, séance et voix délibérative tant aux audiences qu’au conseil, pour éviter équivoque par u ne expression différente ou tacite. Les termes d’ayant cause n’auront aucun effet dans les lettres d’érection des duchés-pairies qui auront été accordées jusqu’à cette heure où ils auroient été mis, et ne seront plus insérés dans aucunes lettres à l’avenir.

Les clauses générales insérées ci-devant en quelques lettres d’érection de duchés-pairies en faveur des femelles, n’auront aucan effet qu’à l’égard de celles

IV.

r V,

Il, seroit nécessaire, pour couper court à mille nouvelles et insoutenables difficultés, d’ajouter que les pairs garderont, dans tous les parlements du royaume, la même forme d’entrer dans le lieu de la séance et d’en sortir qu’ils ont accoutumé de garder en celui de Paris, cour ordinaire des pairs et le premier de tous les parlements, dont l’exemple ne peut et ne doit être refusé d’aucun autre.

Il ne faut point supprimer un terme consacré par un long usage, et qui, en effet, est essentiel, mais lui donner seulement une interprétation générale pour toutes les lettres, tant expédiées qu’à expédier, qui soit fixe et certaine. Il faut donc exprimer que, par ayant cause ; le çoncesseur entend les mâles issus de l’impétrant, étant de son nom et maison, en quelque degré, et ligne collatérale que ce puisse être, en gardant entre eux l’ordre et le rang de branche et d’aînesse., afin que la dignité se conserve et perpétue dans les issus mâles de l’impétrant, de son nom et maison, tant et si longtemps qu’il restera un seul mâle issu de l’impétrant de son nom et maison.

Ajouter à cet article, où aucun mot n’est à changer, que du mariage d’une fille, qui, aux termes dudit article, fera son mari duc et pair, sortira une race ducale qui descendront et seront du nom et maison de l’impétrant[3] et à la charge qu’elles épouseront des personnes que le roi jugera dignes de posséder cet honneur, et dont Sa Majesté aura agréé le mariage par des lettres patentes qui seront adressées ait parlement.

Permettre à ceux qui ont des duchés d’en substituer à perpétuité, ou pour un certain nombre de personnes plus grand que celui de deux, outre l’institué, prescrit par l’ordonnance de Moulins, art. 59, le chef-lieu avec une cer

VI.

masculine, c’est-à-dire qu’en la personne du fils de cette fille la duché-pairie femelle deviendra masculine, dont la succession à la dignité sera semblable en tout à la succession de tout autre dignité de duc et pair qui n’a jamais été femelle, et qui n’a été érigée qu’en faveur des seuls mâles.

Exprimer si le gendre aura le même rang que le beau-père, ’ou de la date des lettres patentes adressées au parlement pour son mariage, et alors conséquemment de sa réception s’il est pair, ce qui fixe le rang de ce duché, devenu alors masculin. II semble que, a l’ec cette restriction apportée aux duchés femelles, on pourroit laisser au gendre le rang de son beau-père ; bien entendu que cet édit ait un effet rétroactif en tous ses points et articles. Pour ce qui est des filles des filles, c’est une chose à bannir et à proscrire à jamais, comme une porte funestemeiit ouverte aux inconvénients contre lesquels cet édit est principalement salutaire.

Il seroit beaucoup plus à propos qu’à l’exemple des mojorasques d’Espagne, cet édit marquât qué toute érection de duché porte substitution perpétuelle de la terre érigée, c’est-à-dire du cheflièu et d’un certain nombre de taine partie de leur revenu, montant jusqu’à. de rente, auquel le titre et dignité des duchés-pairies demeurera annexé, sans pouvoir être sujet à aucunes dettes, ni détractions, de quelque nature qu’elles puissent être après qu’on aura observé les formalités prescrites par les ordonnances pour la publication des substitutions.

paroisses aux, environs faisant un revenu de quinze mille livres de rente, avec privilége, outre ceux contenus en ce sixième article que ce revenu ne pourra être saisi pour aucune cause que ce puisse être ; que s’il y a des duchés entiers qui ne les valent pas, tant pis pour leurs titulaires possesseurs, qui néanmoins les pourront accroître par des acquisitions que s’il se trouve des ducs trop obérés pour que cette concession ne préjudiciât pas à leurs créanciers ; donner pouvoir aux petits commissaires de la grand’chambre du parlement de Paris de changer l’hypothèque des créanciers sur les biens libres de la femme du duc, et dè faire en sorte de rendre le duché capable de jouir du bénéfice de cette disposition, qui, une fois connue, ne peut plus préjudicier à l’avenir, et assure une subsistance modique aux plus grands dissipateur ; pour soutenir leur dignité, et délivre les maisons de la négligence de plusieurs ducs à se servir de cette grâce si elle n’étoit qu’offerte et ouverte à volonté, comme elle l’est dans cet article sixième. On sait que les fiefs de dignité sont à peu près revêtus de tous ces avantages par toute l’Allemagne ; que ceux d’Italie ne se peuvent, à proprement parler, réputer tels hors les vraies souverainetés, ’ et que ceux d’Angleterre ne sont que des noms et des titres vains, jamais possédés par ceux qui les portent. Permettre aux mâles descendants en ligne directe de l’impétrant de retirer le duché-pairie des filles qui se trouveront en être propriétaires, en leur en remboursant le prix dans. sur le pied du denier. du revenu actuel.

Ordonner que ceux qui voudront former quelque contestation sur le sujet des duchéspairies, et des rangs, ’ honneurs et préséances accordés par le roi aux ducs et pairs, princes et seigneurs, de son royaume, seront tenns de représenter, chacun en particulier, à Sa Majesté l’intérêt qii’ils prétendent y avoir, afin d’en obtenir la permission de le poursuivre, et qu’elle pui-se y prononcer elle-même, si elle le trouve à propos, ou renvoyer par un arrêt de son conseil d’État les parties pour procéder et être jugées en son parlement ; et en cas qu’après y avoir renvoyé une demande, les parties veulent en former d’autres incidemment qui soient différèntes de la première, elles suient tenues d’pn obtenir de nouvelles permissions de Sa ~lajesté.

I. Contrat de constitution de rente.

vil.

VIII.

Bon. Pourvu qu’il n’émane aucun arrêt qui. dès là que ce seroit un’ arrêt, attaqueroit le droit et la dignité de la cour des pairs, mais bien un ordre verbal.du roi, ou -une lettre de cachet, an parlement, ou du secrétaire d’État de la maison du roi au premier président, au procureur général, et au premier avocat g4, néral du parlement de Paris, marquant la volonté du roi par son ordre. Il parait équitable de donner aux ducs vérifiés non pairs, et aux duchés vérifiés sans pairie, les mêmes avantages qu’aux ducs et pairs et aux duchés-pairies, en les comprenant.en cet édit, si ce n’est que le revenu perpétuellement substitué des duchés vériflés non pairies pourroit. être mÓdéré à dix mille livres de rente.

Le remboursement du prix doit être reçu forcément par les femelles, et réduit à un denier fort au-dessous du revenu de la terre, payable par un contrat de constitution La pratique très-embarrassante de cet article seroit supprimée par la substitution de droit perpétuelle, proposée sur l’article précédent Ordonner enfin que M. de Luxembourg aura son rang de 1662.

À la bonne heure, mais en disant et voulant traiter favorablement, etc., parce que ce rang même aujourd’hui n’est pas invulnérable, et qu’il ne faut pas révoquer en doute ce qui le peut et doit attaquer, chose en soi très-indifférente à M. de Luxembourg par quels termes qu’il conserve ce rang, dès hi qu’il le conserve, et que c’est par des termes honnêtes pour lui.

Tel étoit l’ancien projet et telles les notes que j’y mis ; ce qui fut bientôt fait de ma part, mais non pas sitôt convenu entre le chancelier et moi. Avant de rapporter cette dispute, qu’interrompit mon voyage de Pâques à la Ferté, et la mort de Monseigneur ensuite, il est à propos d’expliquer comment la chose s’enfourna parmi nous.

Le duc d’Harcourt, toujours attentif à ses affaires, demandoit en ce temps-là une grâce qui donna le branle à tout. C’étoit une déclaration du roi qui donnât une préférence à tous ses issus mâles, exclusive de tout issu par femelles, à la succession de son duché-pairie, pour éviter l’inconvénient des héritières des branches aînées qui, emportant la terre à titre de plus proches, mettoient, par là, ou par un prix trop fort, les cadets mâles hors d’état de recueillir une glèbe, sans la possession de laquelle ils ne peuvent recu eillir la dignité, qui s’éteint ainsi sur eux forcément, comme il avoit pensé arriver tout récemment aux ducs de Brissac et de Duras. Le roi y consentit ; mais la forme n’étoit pas aisée, parce que Harcourt, qui vouloit travailler solidement, cherchoit à la rendre telle que la coutume de Normandie, où son duché étoit situé, ne pût en d’autres temps donner atteinte à son ouvrage.

Quand donc j’eus consenti, le chancelier me permit d’en parler à Harcourt qui, pour une saignée au pied qui avoit peine à se fermer, gardoit la chambre dans l’appartement des capitaines des gardes en quartier, qu’il servoit pour le maréchal de Boufflers navré de douleur de la mort de son fils, et que le duc de Villeroy servit bientôt après, pour laisser Harcourt se préparer à son départ pour Bourbonne et pour le Rhin.

Harcourt trouvoit doublement son compte dans la proposition que je lui fis, puisque la grâce qu’il demandoit devenoit bien plus sûre par un article exprès d’un édit général, et par se voir délivré d’être la partie du favori. Mais ma surprise fut extrême lorsque j’entendis ce courtisan intime de Mme de Maintenon, et de M. du Maine, auquel je savois qu’il s’étoit prostitué par des traits de la dernière bassesse, me dire sans détour que, dès qu’on ne pouvoit espérer de déclaration du roi qu’en y confirmant les avantages des bâtards (car ce fut son propre terme, et avec un ton de dépit), rien n’en pouvoit être bon. Je répondis que cette confirmation n’ajoutoit rien à ce qu’ils avoient, et partant ne nous nuiroit pas davantage : « Voyez-vous, monsieur, me répliqua-t-il avec feu, je vis très-bien avec eux et suis leur serviteur ; mais je vous avoue que leur rang m’est insupportable. Il n’y a de parti présent que de se taire, mais dans d’autres temps il faut culbuter tout cela, comme on renverse toujours les choses violentes et odieuses, comme le rang de Joyeuse et d’Épernon a fini avec Henri III, et comme dans eux-mêmes le rang du bonhomme Vendôme finit avec Henri IV. C’est ce que nous devons toujours avoir devant les yeux comme ce qu’il y a de plus important, car c’est là ce qui nous blesse le plus essentiellement. Ainsi, avec ce dessein-là, que nous ne devons jamais perdre de vue, je ne puis être d’avis de passer une déclaration qui fortifie ce qui ne l’est déjà que trop, et ce que nous devons détruire. Je vous parle à cœur ouvert, ajouta-t-il avec un air plus serein, sentant peut-être ma surprise ; je sais qu’on peut vous parler ainsi, tous ceux qui ont un reste de sentiment ne peuvent penser autrement. »

Quelque étourdi que je fusse d’une franchise si peu attendue, je lui avouai que je sentois la même peine que lui sur les bâtards, ravi de le trouver sur ce chapitre tout autre que j’avois lieu de le croire. Nous nous y étendîmes un peu avec ouverture et une secrète admiration en moi-même de tout ce que cachent les replis du cœur d’un véritable courtisan. Ensuite je lui dis qu’étant entièrement de son avis sur le futur, je croyois pouvoir n’en être pas sur le présent, parce que, ce qui étoit fait ne subsistant pas, il ne falloit pas compter qu’une confirmation de plus ou de moins fût le salut ou la ruine de rangs de cette nature ; que si dans la suite ils se pouvoient renverser, l’article de l’édit dont je lui parlois ne seroit pas plus considérable que les déclarations enregistrées qui les regardoient expressément, ni que leur possession ; que cet article, regardé alors du même œil, et d’un œil sain, seroit détaché de l’édit sans en altérer le corps, dont la disposition en soi juste conserveroit toute sa force et ne blessoit personne ; et que nous pouvions aisément compter sur ce crédit ; si nous en avions assez pour réussir dans une chose aussi considérable que de remettre les bâtards à raison, et au rang de leur ancienneté parmi nous ; que si, au contraire, ils demeuroient ce qu’ils ont été faits, ce seroit un assez grand malheur pour nous, pour ne pas y vouloir joindre celui de nous priver d’un édit aussi avantageux pour tout le reste, dont je lui fis sentir toute l’importance. Ce raisonnement l’ébranla, et il s’y rendit le lendemain.

Je ne voulus point passer outre sans obtenir du chancelier la liberté de m’ouvrir au maréchal de Boufflers, que je regardois avec une tendresse et un respect de fils à père, et qui vivoit avec moi, depuis bien des années, dans la plus entière confiance. Le chancelier y consentit, et je persuadai ce maréchal par le même raisonnement qui avoit emporté l’autre. Après cela, il fut question d’entamer l’affaire. Le comment fut résolu d’un côté entre Boufflers, Harcourt et moi, qui seuls des opposants à d’Antin en avions le secret ; de l’autre, entre Chevreuse et d’Antin, et le chancelier au milieu de nous, qui nous servoit là-dessus de lien, sans nous rien communiquer d’un côté à l’autre. Ce comment fut : qu’il falloit s’y prendre par la demande qu’Harcourt avoit faite pour son duché, et à ce propos remettre l’ancien projet sus. Harcourt guéri vit le chancelier, et parla au roi comme pour fortifier sa demande de cet ancien projet dont il avoit ouï parler confusément. Le roi lui dit qu’en effet il y en avoit eu un, et d’en parler au chancelier et au duc de Chevreuse qui tous deux s’en devoient souvenir. Le roi, aussitôt après, parla au chancelier de cet ancien projet, avec surprise et chagrin de ce que quelques ducs en avoient eu connoissance, puisque Harcourt lui en avoit parlé. Le chancelier le fit souvenir que par son ordre le duc de Chevreuse et feu M. de Luxembourg en avoient eu part, d’où cela avoit pu se répandre à quelques autres. Le roi, contenté là-dessus, demanda au chancelier s’il en avoit encore quelque chose ; et sur ce qu’il lui dit en avoir conservé soigneusement tous les papiers, il en reçut ordre de les revoir pour lui en pouvoir rendre compte. On en étoit là lorsque la semaine sainte sépara la compagnie, qui fut suivie de celle de Pâques, et tout de suite de la maladie et de la mort de Monseigneur, sur laquelle il nous parut indécent de commencer nos plaidoiries, que nous remîmes à un peu d’éloignement, de concert avec d’Antin et le premier président. Je prendrai cet intervalle pour exposer courtement l’intérêt du duc de Chevreuse qui prétendoit en avoir deux, l’un et l’autre parfaitement pitoyables.

Sans s’étendre sur la prodigieuse fortune des Luynes ni sur leur généalogie, tout le monde sait que MM. de Luynes, Brantes et Cadenet [4] étoient frères, que l’aîné fut duc et pair de Luynes et connétable ; que Brantes fut duc et pair de Piney-Luxembourg par son mariage, dont il a été amplement parlé en son lieu sur le procès de préséance prétendue par le maréchal-duc de Luxembourg ; et que Cadenet, ayant épousé l’héritière d’Ailly, fut fait duc et pair de Chaulnes, étant déjà maréchal de France. Il résulte de là qu’il étoit oncle du duc de Luynes, et grand-oncle du duc de Chevreuse. Cette érection est de mars 1621, huit mois avant la mort du connétable. M. de Chaulnes laissa deux fils. L’aîné, gendre du premier maréchal de Villeroy, mourut sans enfants. Son frère cadet devint ainsi duc de Chaulnes. Il fut célèbre par sa capacité dans ses diverses ambassades, gouverneur de Bretagne, puis de Guyenne, et il a été souvent fait mention de lui ici en divers endroits. Il étoit donc cousin germain du duc de Luynes, père du duc de Chevreuse. Lorsque ce dernier épousa la fille aînée de M. Colbert, au commencement de 1667, M. de Chaulnes fit donation de tous ses biens au second mâle qui naîtroit de ce mariage, au cas qu’il n’eût point d’enfants. Le cas arriva en 1698, et le vidame d’Amiens, second fils du duc de Chevreuse, hérita des biens de M. de Chaulnes fort chargé de dettes, dont il ne s’étoit pas soucié de débarrasser son héritier, et le duché de Chaulnes fut éteint. M. de Chevreuse étoit petit-fils du connétable, et ne venoit point du premier duc de Chaulnes, le duché de Chaulnes n’étoit que pour l’impétrant et les mâles issus de lui, aucun autre n’y étoit appelé, rien donc de plus manifeste que son extinction à faute d’hoirs mâles issus par mâles de l’impétrant. M. de Chevreuse de plus étoit personnellement exclu des biens du dernier duc de Chaulnes par son propre contrat de mariage, qui étoient donnés au second fils qu’il auroit, tellement que, à toute sorte de titres on ne peut concevoir quel pouvoit être le fondement de M. de Chevreuse de prétendre pour lui-même, et aussi pour son second fils, la dignité de Chaulnes, dont lui ne pouvoit posséder le duché, et auquel lui et ses enfants n’étoient point appelés, ni sortis du premier duc de Chaulnes. À force d’esprit et de désir, d’interprétations sans bornes des termes de successeurs et ayants cause employés dans l’érection de Chaulnes, comme en toutes les autres ; par des raisonnements subtils, forcés, faux ; à force d’inductions multipliées et de sophismes entortillés, M. de Chevreuse, dupe de son cœur et de son trop d’esprit et d’habileté, se persuada premièrement à lui-même qu’il avoit droit, et son second fils après lui, et voulut après en persuader les autres.

Sur Chevreuse, voici le fait : cette terre fut érigée en faveur du dernier fils de M. de Guise, tué aux derniers états de Blois en décembre 1588. Ce dernier fils, si connu sous le nom de duc de Chevreuse, le fut, comme on dit improprement, à brevet, depuis 1612, que l’érection fut faite pour lui et ses descendants mâles, jusqu’en 1627, que ce duché-pairie fut enregistré. Ce duc de Chevreuse épousa Marie de Rohan, veuve du connétable de Luynes, et mère du duc de Luynes père du duc de Chevreuse dont il s’agit ; et c’est cette Mme de Chevreuse qui a fait tant de figure et de bruit, surtout dans les troubles de la minorité de Louis XIV. Elle n’eut que deux filles du Lorrain, dont aucune ne fut mariée ; Elle survécut à ce second mari, et eut le duché de Chevreuse pour ses reprises, et elle le donna au duc de Luynes, son fils du premier lit. Le duc de Luynes le donna en mariage à son fils, qui, par le crédit de Colbert, son beau-père, obtint une nouvelle érection, en sa faveur, de Chevreuse en duché sans pairie, qui fut vérifiée tout de suite. De prétendre de là la pairie et l’ancienneté de M. de Chevreuse-Lorraine, mieux encore l’ancienneté de l’érection en duché sans pairie enregistrée en 1555 pour le cardinal Charles de Lorraine, qui fut éteint par sa mort, c’est ce qui est inconcevable.

On feroit un volume des absurdités de ces chimères. Cependant ce furent ces chimères qui portèrent toujours M. de Chevreuse du côté de toutes celles qui se présentèrent, et sinon à prendre parti pour elles à découvert et en jonction, à demeurer au moins neutre en apparence, et leur fauteur et défenseur en effet.

J’avois vécu avec lui dans la confiance et l’amitié la plus intime et la plus réciproque. Il n’ignoroit donc pas que l’intérêt de la dignité en général, et celui de mon rang en particulier, ne l’emportassent à cet égard sur tout autre sentiment et sur toute autre considération ; ainsi il voulut essayer de me persuader, et n’oublia rien, en plusieurs différents temps, pour m’emporter par toute la séduction de l’amitié et celle du raisonnement joints ensemble.

Il me trouva inébranlable. Sur l’amitié, je lui dis que je serois très-aise qu’il fît obtenir des lettres nouvelles à son second fils, mais que je ne pouvois trahir ma dignité en connivant à un abus si préjudiciable que seroit celui d’une si vaste et si large succession de dignité, telle qu’il la prétendoit. Sur le raisonnement, je démêlai ses sophismes, que je ne rendrai point ici, pour n’allonger point ce récit d’absurdités si arides et si subtilisées, et inutiles puisque la prétention n’osa se présenter en forme. Je dirai seulement, pour en donner une idée, que je le poussai un jour entre autres d’absurdités en absurdités, auxquelles son raisonnement le jetoit nécessairement, jusqu’au point de me soutenir qu’un duc et pair dont le duché seroit situé dans la même coutume où Chaulnes est situé, et qui auroit deux fils, pourroit, de droit et sans aucune difficulté, ajuster les deux partages, en sorte que l’aîné ayant pour la quantité de biens tous les avantages de l’aînesse, le cadet seroit néanmoins duc et pair à son préjudice, en faisant tomber le duché-pairie dans son lot, sans que l’aîné eût démérité ni qu’il pût l’empêcher. Quelquefois des conséquences si grossières, dont il ne se pouvoit tirer, lui donnoient quelque sorte de honte ; mais sa manière de raisonner, subtile au dernier point, le réconfortoit à son propre égard, l’empêchoit de se laisser aller à la droite et vraie raison, et le laissoit en liberté de poursuivre avec candeur la plus déplorable de toutes les thèses. Je finis avec lui par lui dire qu’il étoit inutile de disputer davantage là-dessus ; que, s’il entreprenoit ce procès, il devoit compter de me trouver contre lui de toutes mes forces, sans pour cela l’aimer moins ; et que la plus grande preuve que je lui en pusse donner étoit mon souhait sincère qu’il réussît pour son second fils par des lettres nouvelles. Cette marque d’amitié étoit en effet grande pour moi ; et il en sentit le prix, parce qu’il connoissoit parfaitement mon éloignement extrême de notre multiplication, et l’extrême raison de cet éloignement.

Nous demeurâmes donc de la sorte muets sur Chaulnes, qu’il avoit bien plus à cœur que son ancienneté de Chevreuse qu’il ne regardoit qu’en éloignement, moi en garde avec lui sur Épernon, et lui refusant quelquefois nettement toute réponse à ses questions là-dessus, mais, du reste, aussi étroitement unis, et en confiance aussi entière, sur tout ce qui ne touchoit pas ces matières, que nous étions auparavant.

Quelque uns, car c’est trop peu de dire unis, que fussent en tout M. de Chevreuse et M. de Beauvilliers, ce dernier étoit bien éloigné d’approuver les chimères de son beaufrère ; on l’a vu par le conseil qu’il me donna, sans que je le lui demandasse, de m’opposer sagement, mais fermement à la prétention d’Épernon, et par le même qu’il me dit avoir donné à son frère, qui fut fidèlement des nôtres. Mais, par son unité d’ailleurs avec M. de Chevreuse, il ne vouloit pas le blâmer, et se tenoit là-dessus tellement à l’écart que, avec le plus qu’éloignement qui étoit entre lui et le chancelier, il ne put être question que, quoique sans aucun secret mien pour lui, je pusse lui parler du règlement de ce dont il s’agissoit. C’est où nous en étions lorsque, après la mort de Monseigneur, il fut enfin temps de commencer nos plaidoiries sur la prétention d’Épernon, ou de finir tout par le règlement en forme de déclaration ou d’édit dont j’ai parlé.

Le duc de Chevreuse et M. d’Antin le désiroient passionnément par les raisons que j’ai racontées, et je ne le désirois pas moins par celles que j’ai rapportées. Ce secret, comme je l’ai dit, étoit renfermé entre eux deux d’une part, les maréchaux de Boufflers et d’Harcourt et moi d’autre part, et le chancelier ; point milieu des deux côtés qui ne se communiquoient que par lui ; et à la fin se renferma uniquement entre le chancelier et moi seul pour tout ce qu’il s’y fit. Le maréchal de Boufflers s’en alla malade à Paris, dès que la revue des gardes du corps fut faite ; Harcourt partit assez tard pour Bourbonne, et de là pour le Rhin, et on verra pourquoi je ne fus pas pressé de lui parler ; d’Antin et moi n’étions pas en mesure de nous entretenir d’affaires ; le duc de Chevreuse demeura le seul à qui je pusse parler, mais tellement en général que je n’eus pas la liberté de lui avouer que j’eusse connoissance du projet du premier président d’Harlay, moins encore de tout ce qui se passoit sur cette base. Tel étoit le secret que le chancelier m’avoit imposé, ne me laissant que la simple liberté de parler en général à M. de Chevreuse, comme sachant bien qu’on pensoit à un règlement, comme le désirant, mais rien du tout au delà.

Nous étions à Marly. Ce séjour rendoit tout lent et incommode, et me faisoit un contre-temps continuel. Le chancelier, passionné pour sa maison de Pontchartrain, n’alloit presque plus à Marly, et n’y venoit que pour les conseils. Du mercredi au samedi, il étoit à sa chère campagne, l’autre partie à Versailles, pour être les matins au conseil à Marly et s’en retourner dîner à Versailles. Le lundi, qui lui étoit libre, il tenoit le matin conseil des parties, et le sceau [5] l’après-dînée, de sorte qu’il n’y avoit presque que l’après-dînée du mardi d’accessible chez lui à Versailles. Nous avions, lui et moi beaucoup à conférer, ainsi tout étoit coupé et retardé, et nous jetoit sans cesse dans les lettres de l’un à l’autre. Les ducs de Charost et d’Humières étoient à Paris ; cela me sauvoit du juste embarras d’avoir la bouche fermée pour des amis intimes, dans un intérêt commun, et qui avoient le timon de l’affaire d’Épernon, auxquels néanmoins il fallut bien tenir rigueur jusqu’au bout.

D’Antin à la fin, informé par le chancelier de l’ordre qu’il avoit reçu du roi sur le projet ancien, après qu’Harcourt en eut parlé au roi, seconda la chose par un trait hardi de raffiné courtisan. Il avoit embarqué son affaire par des protestations au roi qu’il ne lui demandoit pour toute grâce que la permission, qu’il ne refusoit à personne, de pousser son procès. Cela ne l’embarrassa point quand il lui convint de changer de langage. Il dit au roi que son procès étoit indubitable, mais cependant qu’il croyoit que son crédit soutiendroit difficilement le nôtre ; que deux autres choses lui faisoient aussi beaucoup de peine : la longueur qui le priveroit d’une assiduité auprès de sa personne, qui faisoit tout son devoir et tout son bonheur ; et une aigreur qui lui attireroit tous les ducs, lui qui ne cherchoit qu’à être bien avec tout le monde ; que, quelque bonne que fût son affaire, il avouoit qu’il auroit toujours à contre-cœur de devoir son élévation à la justice de sa cause, au lieu de la recevoir de sa grâce et de sa libéralité, qui seroit la seule chose qui lui feroit plaisir ; que ce plaisir même le toucheroit de telle sorte qu’il lui sacrifieroit de tout son cœur toute l’ancienneté qu’il avoit lieu d’attendre, et qu’il se verroit avec cent fois plus de joie le dernier pair par la bonté du roi, avec les bonnes grâces des autres, que le second par l’heureuse issue de son procès ; que ce n’étoit pas, encore une fois, qu’il ne le crût indubitable ; qu’il arrivoit encore de Paris, où il avoit vu les meilleures têtes du parlement, qui l’en avoient assuré (il mentoit bien à son escient, comme il l’a avoué depuis) ; mais qu’il se déplaisoit tellement en cette vie de courses et d’éloignement d’auprès de lui ; qu’il étoit si accoutumé à ne rien tenir que de lui, [qu’] il osoit le conjurer d’abréger toutes ses peines, en lui donnant comme une grâce la dernière place parmi les ducs et pairs, où il étoit persuadé que la seconde lui étoit due. Cela dit en distance de plusieurs mois qu’il avoit dit tout le contraire pour enfourner son affaire, et dit dans un moment d’ébranlement sur l’ancien projet de règlement, mit le roi au large de contenter tout le monde, et en chemin d’être conduit où on vouloit. Il ne répondit rien de précis à d’Antin ; mais il ne le fit point souvenir non plus qu’il l’avoit assuré d’abord qu’il ne lui demanderoit point de grâce ; ensuite il lui parla de lui-même de cet ancien projet, à quoi d’Antin, tout préparé, prit, de façon qu’il se fit ordonner de voir là-dessus le duc de Chevreuse et le chancelier.

L’amorce prise, le chancelier représenta au roi qu’il étoit à propos de suspendre les plaidoiries qui alloient commencer sur la prétention d’Épernon, en cas qu’il voulût reprendre les anciens errements du règlement ; et, quoique le roi n’y fût pas encore résolu, il consentit à la suspension. Le chancelier la fit aussitôt savoir au premier président, aux gens du roi et aux parties. La surprise en fut grande parmi les opposants à d’Antin et parmi leurs avocats. Ils ne savoient à quoi attribuer ce coup d’autorité ; ils ne doutèrent même pas que ce ne fût un trait de favori inquiet de la face que son affaire avoit prise. Tout ce que je pus faire pour les rassurer, fut de dire aux ducs de Charost et d’Humières de ne s’inquiéter point, et à nos avocats d’avoir bon courage.




  1. Charles VI avait été couronné empereur à Francfort, le 22 décembre 1711. On a déjà parlé des pièces auxquelles renvoie ici Saint-Simon et qui se trouvent dans les Mémoires de Torcy.
  2. Papegeait pour la place signifie visait à la place. Le verbe qu’emploie Saint-Simon vient du mot papegai, qui désignait un oiseau de carton ou de bois peint que l’on plaçait au bout d’une perche ou d’un poteau pour exercer à tirer de l’arc, de l’arbalète ou de l’arquebuse.
  3. On peut ajouter si ce n’est qu’il plaise au roi d’étendre sa grâce aux filles des filles par une clause expresse. (Note de l’auteur dit projet.)
  4. Les trois frères dont parle Saint-Simon étaient : Charles d’Albert, duc de Luynes, Honoré d’Albert, seigneur de Cadenet, et Léon d’Albert, seigneur de Brantes au comtat Venaissin et non de Brancas, comme on l’a imprimé dans les précédentes éditions.
  5. Il a été question du conseil des parties, t. Ier, p. 445. Le chancelier tenait le sceau avec des conseillers d’État et des maîtres des requêtes, et scellait après leur rapport les édits et déclarations, lettres d’anoblissement, de légitimation, etc. Il pouvait rejeter les ordonnances présentées au sceau, si elles étaient déclarées contraires aux lois du royaume. Voy. notes à la fin du volume.