Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/8


CHAPITRE VIII.


Obsèques [de Monseigneur]. — Mme de Maintenon à l’égard de Monseigneur et de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne. — Genre de la douleur du roi. — Ses ordres sur les suites de la mort de Monseigneur. — Ses occupations des premiers jours. — Douze mille livres de pension à Mlle Choin, bien traitée du nouveau Dauphin et de la Dauphine. — Gêne de sa vie. — Sagesse de sa conduite après la mort de Monseigneur ; n’est point abandonnée. — Princesse de Conti veut inutilement se raccommoder avec Mlle Choin. — Du Mont justement bien traité et Casau. — Princesse d’Angleterre cède à Mme la Dauphine en lieu tierce. — Deuil drapé de Monseigneur. — Situation de M. [le duc] et de Mme la duchesse de Berry. — Les deux battants des portes, chez les fils et filles de France, ne s’ouvrent que pour les fils et les filles de France. — Colère de Mme la duchesse de Berry. — Orage tombé sur Mme la duchesse de Berry. — Elle avoue à Mme de Saint-Simon ses étranges projets, avortés par la mort de Monseigneur, laquelle l’exhorte à n’oublier rien pour se raccommoder avec Mme la Dauphine. — Mme la duchesse de Berry se raccommode avec Mme la Dauphine. — Service de M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry à Mgr le Dauphin et à Mme la Dauphine. — Singulier avis de Mme de Maintenon à Mme la Dauphine. — Duc de La Rochefoucauld prétend la garde-robe du nouveau Dauphin, et la perd contre le duc de Beauvilliers. — Soumission et modération de Mgr le Dauphin ; veut être nommé et appelé Monsieur, et non Monseigneur. — Marly repeuplé. — Châtillon et Beauvau obtiennent de draper. — Deuil singulier pour Monseigneur. — Bâtards obtiennent d’être visités en fils de France sur la mort de Monseigneur. — Manteaux et mantes à Marly. — Indécence et confusion parfaite. — Burlesque ruse de Mme la Princesse. — Mgr [le Dauphin] et Mme la Dauphine en mante et en manteau à Saint-Germain. — Ministres étrangers à Versailles, où les compagnies haranguent Mgr le Dauphin, traité par le parlement de Monseigneur par ordre du roi.


Le pourpre, mêlé à la petite vérole dont Monseigneur mourut, et la prompte infection qui en fut la suite, firent juger également inutile et dangereuse l’ouverture de son corps. Il fut enseveli, les uns ont dit par des sœurs grises, les autres par des frotteurs du château, d’autres par les plombiers mêmes qui apportèrent le cercueil. On jeta dessus un vieux poêle de la paroisse ; et, sans aucun accompagnement que des mêmes qui y étoient restés, c’est-à-dire du seul La Vallière, de quelques subalternes et des capucins de Meudon qui se relevèrent à prier Dieu auprès du corps, sans aucune tenture, ni luminaire que quelques cierges.

Il étoit mort vers minuit du mardi au mercredi ; le jeudi il fut porté à Saint-Denis dans un carrosse du roi, qui n’avoit rien de deuil, et dont on ôta la glace de devant pour laisser passer le bout du cercueil. Le curé de Meudon et le chapelain en quartier chez Monseigneur y montèrent. Un autre carrosse du roi suivit aussi sans aucun deuil, au derrière duquel montèrent le duc de La Trémoille, premier gentilhomme de la chambre, point en année, et M. de Metz, premier aumônier ; sur le devant, Dreux, grand maître des cérémonies, et l’abbé de Brancas, aumônier de quartier chez Monseigneur, depuis évêque de Lisieux, et frère du maréchal de Brancas, des gardes du corps, des valets de pied et vingt-quatre pages du roi portant des flambeaux. Ce très-simple convoi partit de Meudon sur les six ou sept heures du soir, passa sur le pont de Sèvres, traversa le bois de Boulogne, et par la plaine de Saint-Ouen gagna Saint-Denis, où tout de suite le corps fut descendu dans le caveau royal, sans aucune sorte de cérémonie.

Telle fut la fin d’un prince qui passa près de cinquante ans à faire faire des plans aux autres, tandis que sur le bord du trône il mena toujours une vie privée, pour ne pas dire obscure, jusque-là qu’il ne s’y trouve rien de marqué que la propriété de Meudon, et ce qu’il y a fait d’embellissement. Chasseur sans plaisir, presque voluptueux mais sans goût, gros joueur autrefois pour gagner, mais depuis qu’il bâtissoit sifflant dans un coin du salon de Marly, et frappant des doigts sur sa tabatière, ouvrant de grands yeux sur les uns et les autres sans presque regarder, sans conversation, sans amusement, je dirai volontiers sans sentiment et sans pensée, et toutefois, par la grandeur de son être, le point aboutissant, l’âme, la vie de la cabale la plus étrange, la plus terrible, la plus profonde, la plus unie, nonobstant ses subdivisions, qui ait existé depuis la paix des Pyrénées qui a scellé la dernière fin des troubles nés de la minorité du roi. Je me suis un peu longuement arrêté sur ce prince presque indéfinissable, parce qu’on ne le peut faire connoître que par des détails. On seroit infini à les rapporter tous. Cette matière d’ailleurs est assez curieuse pour permettre de s’étendre sur un Dauphin si peu connu, qui n’a jamais été rien ni de rien en une si longue et si vaine attente de la couronne, et sur qui enfin la corde a cassé de tant d’espérances, de craintes et de projets. Après ce qui a été éparsement expliqué sur Monseigneur, on a vu par avance quelle sorte de sensation fit sur les personnes royales et les personnages, sur la cour et sur le public, la perte d’un prince dont tout le mérite étoit dans sa naissance, et tout le poids dans son corps. Je n’ai jamais su qui lui avoit captivé les halles et le bas peuple de Paris, si ce n’est cette gratuite réputation de bonté que j’ai touchée. Si Mme de Maintenon se sentit délivrée par la mort de Monsieur, elle se la trouva bien plus par celle de Monseigneur, dont toute la cour intérieure lui fut toujours très-suspecte. Jamais ils n’eurent l’un pour l’autre que beaucoup d’éloignement réciproque, lui en presse avec elle, elle en mesure avec lui, et en attention continuelle à l’observer et à s’instruire de ses plus secrètes pensées, ou pour mieux dire de celles qui lui étoient inspirées, en quoi Mme d’Espinoy lui servoit d’espion, comme il parut dans la suite et comme j’en ai touché ailleurs un étrange trait d’original, et peut-être d’espion double à tous les deux. Fort rapprochée de Mgr le duc de Bourgogne personnellement, depuis la campagne de Lille, et devenue en effet à l’égard de Mme la duchesse de Bourgogne, et elle au sien, comme une bonne et tendre mère, et la meilleure et la plus reconnoissante fille et la plus attachée, elle regardoit leur rehaussement comme la sûreté de sa grandeur, et comme le calme et le rempart de sa vie et de sa fortune, quelque événement qui pût arriver. Pour le roi, jamais homme si tendre aux larmes, si difficile à s’affliger, ni si promptement rétabli en sa situation parfaitement naturelle. Il devoit être bien touché de la perte d’un fils qui, à cinquante ans, n’en avoit jamais eu six à son égard. Fatigué d’une si triste nuit, il demeura fort tard au lit. Mme la duchesse de Bourgogne, arrivée de Versailles, attendoit son réveil chez Mme de Maintenon, et toutes deux l’allèrent voir dans son lit dès qu’il fut éveillé. Il se leva ensuite à son ordinaire. Dès qu’il fut dans son cabinet, il prit le duc de Beauvilliers et le chancelier dans une fenêtre, y versa encore quelques larmes, et convint avec eux que le nom, le rang, et les honneurs de Dauphin devoient dès ce moment passer à Mgr [le duc] et à Mme la duchesse de Bourgogne, que désormais je ne nommerai plus autrement. Il décida ensuite ce qui regardoit le corps de Monseigneur, en la manière qui a été racontée, reçut sa cassette et ses clefs que du Mont lui apporta, régla ce qui concernoit le petit nombre des domestiques personnels du feu prince, commit le chancelier au partage de la légère succession entre les trois princes ses petits-fils, et descendit après jusqu’à la réduction de l’équipage du loup au pied de son premier établissement. Il remit au dimanche suivant l’admission dans Marly de ce qui avoit accoutumé de l’y suivre, et des autres qu’il chaisiroit sur la liste des demandeurs. Il ne voulut jusque-là que qui que ce soit y entrât, excepté ceux qui y étoient arrivés avec lui ; Mme la Dauphine eut seule la permission de l’y venir voir très-peu accompagnée, et sans y manger ni coucher, pour laisser aérer ce qu’il avoit amené, et changer d’habits à ce même monde. En même temps il envoya le duc de Bouillon, grand chambellan, à Saint-Germain, donner part au roi, à la reine et à la princesse d’Angleterre de la perte qu’il venoit de faire. Il se promena dans ses jardins, et Mme la Dauphine revint passer une partie du soir avec lui chez Mme de Maintenon. Cette princesse s’y trouva tous les soirs les jours suivants, et même à sa promenade. Le jeudi il s’amusa aux listes pour Marly. Il attacha au Dauphin les mêmes menins qu’avoit Monseigneur, et permit à d’Antin d’en donner à son fils la place qu’il avoit.

Il le chargea d’aller assurer de sa part Mlle Choin de sa protection, et de lui porter une pension de douze mille livres. Elle n’avoit ni demandé ni fait nommer son nom. Mgr et Mme la Dauphine lui envoyèrent faire toutes sortes d’amitiés, et toutes deux lui firent l’honneur de lui écrire. Sa douleur fut de beaucoup moins longue et moins vive qu’on auroit cru. Cela surprit fort, et persuada qu’elle entroit en bien moins de choses qu’on ne pensoit. Sa vie étoit infiniment gênée. Il lui falloit compter de presque tous les gens qu’elle voyoit ; jamais elle n’eut d’équigage, cinq ou six domestiques composoient tout son train ; elle ne paraissoit en aucun lieu public, et si elle alloit quelque part, c’étoit en cinq ou six maisons au plus de gens de sa liaison, où elle étoit sûre de n’en point trouver d’autres ; toujours le pied à l’étrier, non-seulement pour tous les voyages de Meudon, mais pour tous les dîners sans coucher que Monseigneur y alloit faire. Elle alloit toujours la veille seule avec une femme de chambre dans un carrosse de louage, le premier venu, tout au soir, pour arriver de nuit la veille que Monseigneur venoit, et s’en retournoit de même à la nuit, après qu’il étoit parti. Dans Meudon, elle logeoit d’abord dans les entre-sols de Monseigneur, après dans le grand appartement d’en haut, qu’occupoit Mme la duchesse de Bourgogne quand le roi faisoit des voyages à Meudon. Mais où qu’elle logeât, elle ne sortoit jamais de son appartement que le matin de bonne heure pour entendre la messe à la chapelle, et quelquefois sur le minuit l’été, pour prendre l’air. Dans les premiers temps, elle n’y voyoit que trois ou quatre personnes du secret. Cela s’étendit peu à peu assez loin ; mais, quoique cela fût devenu le secret de la comédie, la même enfermerie, la même cacherie, la même séparation furent toujours de même. À cette gêne extérieure étoit jointe celle de l’esprit, et de la conduite par rapport à la famille royale à cette cour intérieure de Monseigneur, dont il a été tant parlé, et à Monseigneur lui-même, qui n’étoit ni sans épines ni sans ennui. J’en ai ouï parler à de ses amis comme d’une personne d’esprit, sans ambition ni intérêt quelconque, ni désir d’être ni de se mêler, fort décente, mais gaie, naturellement libre, et qui aimoit la table et à causer. Une telle contrainte, et de toute la vie, est bien pesante à qui est de ce caractère, et qui ne s’en propose rien ; et la rupture de la chaîne apporte assez tôt consolation.

Elle étoit amie intime, de tout temps, de La Croix, riche receveur général de Paris et fort honnête homme, et modeste pour un publicain qui a de tels accès. Elle logeoit, comme avec lui, dans une portion de maison attenant le Petit-Saint-Antoine. Elle continua d’y demeurer le reste de sa vie, avec le même domestique qu’elle avoit, sans se répandre davantage dans le monde. Il ne tint pas à Mme la Dauphine que sa pension ne fût de vingt mille livres. Mme la Duchesse, Mlle de Lislebonne, Mme d’Espinoy, les intrinsèques de l’entre-sol de Meudon, les Noailles et quelques autres amis se sont constamment piqués de la voir souvent depuis la mort de Monseigneur jusqu’à la sienne, qui n’arriva que dix ou douze ans après, et qu’elle mena toujours extrêmement unie et fort réservée sur tout le passé. Malgré tout ce qu’elle avoit fait essuyer à Mme la princesse de Conti, qu’on a vu en son lieu, cette princesse avoit fait tout ce qu’elle avoit pu quelques années après pour se raccommoder avec elle et pour la voir, sans que jamais la Choin y eût voulu entendre, tant l’extrême faveur, et les idées qu’en tous états on s’en forme, enfantent d’étranges effets.

Le gouvernement de Meudon fut en même temps confirmé à du Mont avec une pension qui, avec celles qu’il avoit déjà et ses appointements, alloit à plus de trente mille livres de rente, tristes débris de tant et de si plausibles espérances. Casau eut pour rien la charge de premier maréchal des logis de M. le duc de Berry, qui par bonheur pour lui n’étoit pas encore vendue. Du Mont, en honnête homme qu’il étoit, souffroit impatiemment les glaces de Monseigneur pour Mgr le duc de Bourgogne, et s’étoit hasardé plus d’une fois de les rapprocher ; ce prince ne l’avoit pas oublié. Il ne dédaigna pas de l’en remercier avec les paroles les plus obligeantes, à quoi le duc de Beauvilliers le porta fort, et y ajouta le présent d’une bague de deux mille pistoles que Monseigneur portoit ordinairement. Il en donna une autre fort belle à La Croix, en attendant qu’il fût payé d’avances considérables qu’il avoit faites à Monseigneur, dont le Dauphin voulut être le solliciteur.

Ce même jeudi, jour de l’enterrement de Monseigneur, le roi reçut sans cérémonie la visite de la reine d’Angleterre. Elle vint de Versailles, où elle avoit été de même voir les enfants de Monseigneur, avec la princesse d’Angleterre, qu’elle fit mettre au salut, qu’elle entendit avec eux, au-dessous de la Dauphine, parce qu’elle n’étoit héritière que possible et non présomptive comme le Dauphin. Elle demeura dans le carrosse de la reine à Marly, à cause du mauvais air, qui fit rester le roi d’Angleterre à Saint-Germain.

Le vendredi le roi fut tirer dans son parc. Le samedi il tint le conseil de finance, et fit sur les hauteurs de Marly la revue des gens d’armes et des chevau-légers. Il travailla le soir avec Voysin chez Mme de Maintenon. Le même jour il fit une décision singulière. Il régla que, encore qu’il ne prît point le deuil, il seroit d’un an ; et que les princes du sang, les ducs, les princes étrangers, les officiers de la couronne, et les grands officiers de sa maison draperoient comme ils font lorsqu’il drape lui-même, et qui, parce qu’il ne prit point le deuil de Mme la Dauphine de Bavière, ne drapèrent point. J’ai conduit le roi dans sa solitude jusqu’au dimanche que Marly se repeupla à l’ordinaire. Il ne sera pas moins curieux de voir Versailles pendant ces mêmes jours.

On peut juger qu’on n’y dormit guère cette première nuit. M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine ouïrent la messe ensemble de fort bonne heure. J’y arrivai sur la fin, et les suivis chez eux. Leur cour étoit fort courte, parce qu’on ne s’étoit pas attendu à cette diligence. La princesse vouloit être à Marly au réveil du roi. Leurs yeux étoient secs à merveilles, mais très-compassés, et leur maintien les montroit moins occupés de la mort de Monseigneur que de leur nouvelle situation. Un sourire, qui leur échappa en se parlant bas et de fort près, acheva de me le déclarer. En gardant scrupuleusement, comme ils firent, toutes sortes de bienséances, il n’étoit pas possible de le trouver mauvais, ni que cela fût autrement, à tout ce qu’on a vu. Leur premier soin fut de resserrer de plus en plus l’union avec M. le duc de Berry, de le ramener sur l’ancienne confiance et intimité avec Mme la Dauphine, et d’essayer, par tout ce qui se peut d’engageant, de faire oublier à Mme la duchesse de Berry ses fautes à leur égard, et lui adoucir l’inégalité nouvelle que la mort de Monseigneur mettoit entre ses enfants. Dans cet aimable esprit rien ne coûta à M. [le Dauphin] et à Mme la Dauphine, et dès ce même jour ils allèrent voir M. le duc et Mme la duchesse de Berry dans leur lit, dès qu’ils les surent éveillés, ce qui fut de très-bonne heure, et l’après-dînée Mme la Dauphine y retourna encore. M. le duc de Berry, qui n’avoit pu être ébranlé sur l’attachement à Mgr son frère, fut au milieu de sa douleur extrêmement sensible à ces prévenances d’amitié si promptement marquées et si éloignées de la différence qui alloit être entre eux, et il fut surtout comblé des procédés de Mme la Dauphine, qu’il sentoit avec bon sens, et meilleur cœur encore, qu’il avoit depuis un temps cessé de les mériter aussi parfaits.

Mme la duchesse de Berry paya d’esprit, de larmes et de langage. Son cœur de princesse même, si elle en avoit un, navré de tout ce qui ne sera point répété ici, et qu’on a développé plus haut, frémissoit au fond de lui-même de recevoir des avances de pure générosité. Un courage déplacé qui alloit à la violence et que la religion ne retenoit pas, ne lui laissoit de sentiments que pour la rage. Bercée, pour la contenir, qu’il se falloit contraindre surtout pour arriver à un aussi grand mariage, après lequel elle seroit affranchie et maîtresse de faire tout ce qui lui plairoit, elle avoit pris ces documents au pied de la lettre. Entièrement maîtresse de M. le duc d’Orléans et d’un mari dans la première ivresse de sa passion, elle n’eut pas peine à secouer une mère trop sage pour s’exposer à ce qui ne lui étoit que trop connu. Madame étoit nulle de tout temps à la cour et dans sa famille : excepté les devoirs extérieurs, point de belle-mère, et un beau-père, tant qu’il vécut, nul ou favorable. Une dame d’honneur très-affligée de l’être, qui, pour avoir été forcée d’en accepter l’emploi, n’en faisoit que ce qu’elle en vouloit bien faire, au cérémonial près, et qui avoit déclaré bien formellement qu’elle n’en seroit pas la gouvernante. L’emploi en roula donc en entier sur Mme la duchesse de Bourgogne, par son amitié pour Mme la duchesse d’Orléans, et son intimité avec Mme de Maintenon, ravie à son âge de se trouver le chaperon d’une autre ; elle compta d’autant mieux d’en faire sa poupée, qu’elle l’avoit mise dans la grandeur où elle était.

Elle s’y mécompta bientôt. Mille détails là-dessus, quoique curieux dans leur temps, perdent leur mérite dans d’autres qui s’éloignent, et gâteroient le sérieux de ce qui s’expose ici. Il suffit de dire que l’une, quoique douce et bonne, fut peut-être trop enfant pour tenir une lisière, et que l’autre, rien moins que tout cela, ne put souffrir d’en avoir une, quelque lâche et légère qu’elle fût. Le dépit de ne se trouver que de la cour d’une autre, l’impatience des déférences, la contrainte des heures, le poids des obligations, des difficultés, surtout de la reconnoissance, s’accordoient mal avec l’impression de la pleine liberté de son éducation, de ses goûts irréguliers, de ses humeurs dans un naturel tel qu’il a été crayonné et gâté encore par de pernicieuses lectures. L’idée de n’avoir rien à perdre et celle de figurer aux dépens de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne, en se livrant aux personnages de Meudon, achevèrent de tout perdre et brouillèrent les deux belles-sœurs, jusqu’à ne pouvoir plus se souffrir, à force d’échappées de l’humeur et des traits les plus méchants de Mme la duchesse de Berry ; ainsi toutes deux regardèrent comme une délivrance de n’avoir plus à dîner ensemble, par la formation qui se fit des deux maisons, et les domestiques du roi [comme] un grand soulagement de n’avoir plus à servir la nouvelle mariée.

Un trait entre mille en donnera un échantillon. Un nouvel huissier de la chambre du roi servoit chez elle un matin que Mme la duchesse d’Orléans arriva à la fin de sa toilette pour quelque ajustement. L’huissier, étourdi et neuf, ouvrit les deux battants de la porte. Mme la duchesse de Berry devint cramoisie et tremblante de colère : elle reçut Mme sa mère fort médiocrement. Quand elle fut sortie, elle appela Mme de Saint-Simon, lui demanda si elle avoit remarqué l’impertinence de l’huissier, et lui dit qu’elle vouloit qu’elle l’interdît sur-le-champ. Mme de Saint-Simon convint de la faute, assura qu’elle y donneroit ordre de façon qu’on ne s’y méprendroit plus et que les deux battants ne seroient ouverts que pour les fils et les filles de France, comme c’étoit la règle, et comme nuls autres ne prétendoient à cet honneur qu’ils n’avoient pas en effet, mais que d’interdire un huissier du roi qui n’étoit point à elle et qui ne la servoit que par prêt, et encore pour avoir fait un trop grand honneur à Mme sa mère et pour l’unique fois que cela étoit arrivé, elle trouveroit bon de se contenter de la réprimande qu’elle alloit lui en faire. Mme la duchesse de Berry insista, pleura, ragea ; Mme de Saint-Simon la laissa dire, gronda doucement l’huissier, et lui apprit son cérémonial.

Les maisons faites, la cour, qui trouvoit en Mme la duchesse de Bourgogne les jeux, les ris, les distinctions, les espérances, ne se partagea point, et laissa fort solitaire Mme la duchesse de Berry, où rien de tout cela ne s’offroit, qui s’en prit à Mme la duchesse de Bourgogne, et fit si bien qu’elle mit M. le duc de Berry de son côté, et le brouilla avec elle. De l’aveu de Mme la duchesse de Bourgogne, rien de si sensible ne lui est jamais arrivé que cet éloignement et cette aigreur sans cause ni raison d’un prince avec qui elle avoit toujours vécu dans l’intelligence la plus intime et la plus entière. Quelques contre-temps forts et trop publics, arrivés à Mme la duchesse de Berry, dont Mme la duchesse de Bourgogne avoit doucement abandonné toute conduite dès avant ce dernier trait, allèrent jusqu’au roi et à Mme de Maintenon, qui leur ouvrirent les yeux. Celle-ci, outrée de s’être si lourdement trompée, ne put se taire, et Mme la duchesse de Bourgogne, poussée à bout d’être brouillée avec M. le duc de Berry par la seule malignité de Mme la duchesse de Berry, après tout ce qu’elle avoit d’ailleurs essuyé d’elle, rompit enfin le silence qu’elle avoit gardé jusqu’alors. Les choses tendoient à un éclat ; mais le roi, qui vouloit vivre doucement dans sa famille et s’y faire aimer, espéra que la frayeur corrigeroit Mme la duchesse de Berry, et voulut se contenter qu’elle sût qu’il n’ignoroit rien, et que, pour cette fois, il vouloit bien n’en rien témoigner. Ce ménagement persuada Mme la duchesse de Berry, ou qu’on n’osoit lui imposer, ou qu’on ne savoit comment s’y prendre. Au lieu de s’arrêter, elle continua avec plus de licence, et se mit au point que les matières combustibles qu’elle s’étoit préparées s'embrasèrent tout à coup et firent un grand éclat à Marly.

J’étois allé faire seul un tour à la Ferté. Mme de Saint-Simon, avertie de l’orage prêt à crever, craignit d’y être enveloppée pour s’être tenue dans le silence. Monseigneur étoit alors plein de vie et de santé. Elle s’adressa à Mme la duchesse de Bourgogne, et, par son avis, elle eut un entretien avec Mme de Maintenon, où elle apprit avec surprise qu’elle ignoroit peu de choses, et d’avec qui elle sortit fort contente. Elle crut ensuite devoir dire un mot à Mme la duchesse de Berry. La princesse, d’autant plus outrée qu’elle ne voyoit pas moyen d’échapper, s’en prit à ce qu’elle put, et dans la pensée que Mme de Saint-Simon y avoit part, elle voulut lui répondre sèchement. Je dis exprès qu’elle voulut, parce que Mme de Saint-Simon ne lui en laissa pas le temps. Elle l’interrompit, l’assura d’abord qu’elle n’avoit part ni étoit entrée en rien, qu’elle n’avoit même rien appris que du monde, mais qu’en peine d’elle-même pour s’être toujours tenue dans le silence, elle avoit parlé à Mme la duchesse de Bourgogne et à Mme de Maintenon, puis ajouta qu’elle ignoroit peut-être la manière dont elle avoit été mise auprès d’elle, combien cela convenoit peu à notre naissance, à notre dignité, à nos biens, à notre union ; qu’il étoit bon qu’elle l’apprit une fois pour toutes ; que, pour peu qu’elle le désirât, elle se retireroit d’auprès d’elle avec autant de satisfaction qu’elle y étoit entrée avec répugnance après un grand nombre de refus, dont elle lui cita Mme la duchesse de Bourgogne et M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans pour témoins. Elle lui dit encore, comme il étoit vrai, que, sa conduite n’étant pas telle qu’elle l’avoit espérée, elle avoit pris l’occasion d’un éclat fait sans sa participation pour tenter de se retirer ; que Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon l’avoient conjurée de n’y pas penser ; et que, cela s’étant passé depuis vingt-quatre heures, le souvenir leur en étoit assez présent pour qu’elle pût leur en demander la vérité. M. le duc d’Orléans, qui survint, apaisa la chose le mieux qu’il put.

Mme la duchesse de Berry n’avoit point interrompu Mme de Saint-Simon, mais elle crevoit de dépit de se voir sur le point d’une sévère réprimande, et son orgueil souffroit impatiemment ce qu’elle entendoit. Elle répondit néanmoins, avec une honnêteté forcée, qu’elle vouloit demeurer persuadée que Mme de Saint-Simon n’étoit entrée en rien puisqu’elle le disoit. Mme de Saint-Simon la laissa là-dessus avec M. le duc d’Orléans, outrée de mon absence, dans l’ardeur de quitter malgré eux tous, quelque dignement et flatteusement qu’elle en fût traitée. Elle parla aussi à Madame, avec qui en tout temps elle avoit toujours été très-bien, et à Mme la duchesse d’Orléans qu’elle voyoit sans cesse, après quoi elle attendit ce que deviendroit l’orage.

Il fondit le lendemain. Le roi, avant dîner, manda Mme la duchesse de : Berry dans son cabinet. La romancine fut longue, et de l’espèce de celles qu’on ne veut pas avoir la peine de recommencer. L’après-dînée il fallut aller chez Mme de Maintenon, qui, sans parler si haut, ne parla pas moins ferme. Il est aisé de concevoir quelle impression cela acheva de faire en Mme la duchesse de Berry à l’égard de Mme la duchesse de Bourgogne, sur qui tout le ressentiment en tomba. Elle ne tarda guère à voir que Mme de Saint-Simon n’y avoit eu aucune part, et à lui en parler en personne qui le veut et le sait témoigner en réparation du soupçon.

Cet éclat fit une nouvelle publique, qui mit de plus en plus au désespoir la princesse qui l’éprouvoit. La solitude augmenta chez elle, les dégoûts lui furent peu ménagés. Elle faisoit quelquefois des efforts pour regagner quelque terrain ; mais la répugnance qui les accompagnoit leur donnoit si mauvaise grâce, et ils étoient d’ailleurs si froidement reçus, qu’ils en devenoient de tous les côtés de nouveaux sujets d’éloignement.

Telle étoit la situation de Mme la duchesse de Berry lorsque Monseigneur mourut, et telles les causes du désespoir extrême où cette perte la plongea. Dans l’excès de sa douleur elle eut la légèreté, pour en parler sobrement, d’avouer à Mme de Saint-Simon les desseins qu’elle avoit imaginés et sur lesquels elle cheminoit, et que j’ai ci-devant expliqués, avec la terrible cabale qui gouvernoit Monseigneur. Dans l’étonnement d’entendre de si étranges projets, Mme de Saint-Simon tâcha de lui en faire comprendre le peu de fondement, pour ne pas dire l’absurdité, l’horreur et la folie, et de la porter à saisir une conjoncture touchante pour se rapprocher d’une belle-sœur, bonne, douce, commode à vivre, qui l’avoit mariée, et qui, nonobstant tout ce qui s’étoit passé depuis, étoit faite de manière, par sa facilité, à revenir si on savoit s’y prendre ; mais c’étoit la nécessité même de le faire, et de le bien faire, qui aigrissoit le courage de celle qui se sentoit également chargée de torts à son égard, et de besoins pour le solide et l’agrément de la vie. Cette force de nécessité révoltoit ce courage altier et l’extrême répugnance à ployer même en apparence. Accoutumée à un rang égal, ce nom et ce rang de Dauphine, qui alloit mettre tant de différence entre elles, combloit son désespoir et son éloignement, pour user d’un terme trop doux. Incapable de regarder derrière elle, et d’où elle étoit partie pour monter où elle se voyoit ; aussi peu de se faire une raison que ce qui venoit d’arriver devoit arriver tôt ou tard, beaucoup moins encore que cette supériorité qui la désoloit n’étoit qu’un degré pour monter sur le trône et la voir reine, de qui même elle n’auroit pas l’honneur d’être la première sujette, elle ne pouvoit supporter l’état nouveau où elle se trouvoit. Après bien des plaintes, des larmes et des élans, pressée par les raisons sans nombre et sans réplique, plus encore par ses besoins qu’elle sentoit malgré elle dans toute leur étendue, elle promit à Mme de Saint-Simon d’aller le lendemain jeudi chez la nouvelle Dauphine, de lui demander une audience dans son cabinet, et d’y faire tout son possible pour se raccommoder avec elle.

Ce jeudi étoit le jour que Monseigneur fut porté à Saint-Denis, et avec lui tous les beaux projets de Mme la duchesse de Berry. Elle tint parole et l’exécuta en effet très-bien. Son aimable belle-sœur lui en aplanit tout le chemin, et entra en propos la première. Par ce que toutes deux ont redit séparément de ce tête-à-tête, Mme la Dauphine agit et parla comme si elle-même eût offensé Mme la duchesse de Berry, comme si elle lui eût tout dû, comme si elle eût tout attendu d’elle ; et Mme la duchesse de Berry aussi se surpassa. L’entretien dura plus d’une heure. Elles sortirent du cabinet avec un air naturel de satisfaction réciproque qui réjouit autant les honnêtes gens qu’il déplut à ceux qui n’espèrent qu’en la division et au désordre. M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans eurent une joie extrême de cette réconciliation, et M. le duc de Berry en fut si content que sa douleur en fut fort adoucie. Il aimoit tendrement Mgr le Dauphin, il aimoit encore beaucoup Mme la Dauphine ; ce lui étoit une contrainte mortelle de se conduire avec elle comme Mme la duchesse de Berry l’exigeoit. Il embrassa cette occasion de tout son cœur et en vrai bon homme ; et Mme la Dauphine les étant venue voir l’après-dînée du même jour que cette réconciliation s’étoit faite le matin, elle prit M. le duc de Berry en particulier et ils pleurèrent ensemble de tendresse. Ce qui s’étoit passé le matin y fut confirmé de sa part avec toutes les grâces qui lui étoient si naturelles ; mais de celle de Mme la duchesse de Berry il se trouva bientôt une pierre d’achoppement : ce fut de présenter le service à Mgr et à Mme la Dauphine.

On s’attendoit chez eux que ce devoir ne seroit pas différé. La bonne grâce y étoit même, à la suite d’une réconciliation si prompte, et des visites si peu ménagées et si redoublées de l’aîné au cadet. Néanmoins, lorsque Mme de Saint-Simon leur voulut insinuer, ce même jeudi, après que Mme la Dauphine fut sortie de chez eux, d’aller le lendemain donner la chemise, l’un à Mgr le Dauphin, l’autre à Mme la Dauphine, Mme la duchesse de Berry s’éleva avec fureur, et prétendit qu’entre frères ce service n’étoit point dû, que l’exemple de Monsieur, oncle de feu Monseigneur, n’en étoit pas un pour eux, et s’emporta fort contre ce devoir, qu’elle appeloit un valetage. M. le duc de Berry, qui savoit que cela se devoit, et que son cœur portoit en tout vers Mgr et Mme la Dauphine, fit tout ce qu’il put pour la ramener par raisons et par caresses. Elle se fâcha contre lui, le maltraita, lui dit qu’elle auroit le dernier mépris pour lui s’il se soumettoit à une chose si servile, et de là aux pleurs, aux sanglots, aux hauts cris, de façon que M. le duc de Berry, qui avoit compté d’aller le lendemain au lever de Mgr le Dauphin, ne l’osa de peur de se brouiller avec elle.

Le bruit avec lequel cette dispute s’étoit passée éveilla la curiosité, qui eut bientôt éventé le fait, parce que Mme la duchesse de Berry en étoit si pleine qu’elle se répandit. Tout aussitôt voilà les dames de Mme la Dauphine en l’air comme sur chose qui alloit presque à leur déshonneur, et cette affaire devint publique.

M. le duc d’Orléans accourut au secours de M. le duc de Berry, qui n’osoit presque rien dire dans cette impétuosité. Tous deux ne mettoient pas le devoir et la règle en doute ; tous deux, si aises du raccommodement, sentoient le danger d’une rechute, l’affront certain auquel la princesse s’exposoit d’en recevoir du roi l’ordre et la réprimande, et l’effet intérieur et au dehors que produiroit un entêtement si mal fondé, et dans des circonstances pareilles. Tout le lendemain vendredi fut employé à la persuader. Enfin, la peur de l’ordre, de la romancine et de l’affront, arracha d’elle la permission à M. le duc de Berry de dire qu’ils donneroient la chemise et le service, mais à condition de délai pour se résoudre à l’exécution.

Elle le vouloit aussi pour M. le duc de Berry, mais ce prince fut si aise d’être affranchi là-dessus qu’il voulut servir M. le Dauphin le samedi matin. M. le Dauphin et Mme la Dauphine n’avoient pas ouvert la bouche là-dessus. Mais ce prince, pour faire une honnêteté à M. son frère, refusa d’en être servi jusqu’à ce qu’ils eussent vu le roi. Ils le virent le dimanche suivant, et le lendemain lundi M. le duc de Berry alla exprès au coucher de Mgr le Dauphin et lui donna sa chemise, qui, dans le moment qu’il l’eut reçue, embrassa tendrement M. son frère.

Il fallut encore quelques jours à Mme la duchesse de Berry pour se résoudre. À la fin il fallut bien finir. Elle fut à la toilette de Mme la Dauphine, à qui elle donna la chemise, et à la fin de la toilette lui présenta la sale [1]. Mme la Dauphine, qui n’avoit jamais fait semblant de se douter de rien de ce qui s’étoit passé là-dessus, ni de prendre garde à un délai si déplacé, reçut ces services avec toutes les grâces imaginables, et toutes les marques d’amitié les plus naturelles. Le désir extrême de la douceur de l’union fit passer Mme la Dauphine généreusement sur cette nouvelle frasque, comme si, au lieu de Mme la duchesse de Berry, c’eût été elle qui eût eu tout à y gagner ou à y perdre.

J’ai remarqué que Mme la Dauphine alloit voir le roi tous les jours à Marly. Elle y reçut un avis de Mme de Maintenon qui mérita sans doute quelque surprise, d’autant plus que ce fut dès sa seconde visite, c’est-à-dire dès le lendemain de la mort de Monseigneur qu’elle fut voir le roi à son réveil, et le soir encore chez Mme de Maintenon : ce fut de se parer avec quelque soin, parce que la négligence de son ajustement déplaisoit au roi. La princesse ne croyoit pas devoir songer à des ajustements alors ; et quand elle en auroit eu la pensée, elle auroit cru avec grande raison commettre une grande faute contre la bienséance, et qui lui auroit été d’autant moins pardonnée qu’elle gagnoit trop en toutes façons à ce qui venoit d’arriver pour n’être pas en garde là-dessus contre elle-même. Le lendemain donc elle prit plus de soin d’elle ; mais cela n’ayant pas encore suffi, elle porta le jour suivant de quoi s’ajuster en cachette chez Mme de Maintenon, où elle le quitta de même avant d’en revenir à Versailles, pour, sans choquer le goût du roi, ne pas blesser le goût du monde, qui auroit été difficilement persuadé qu’il n’entroit que de la complaisance dans une recherche de soi-même si à contre-temps. La comtesse de Mailly, qui trouva cette invention de porter la parure pour la prendre et la quitter chez Mme de Maintenon, et Mme de Nogaret, qui toutes deux aimoient Monseigneur, me le contèrent et en étoient piquées. On peut juger de là, et par les occupations et les amusements ordinaires qui reprirent tout aussitôt, comme on l’a vu, leurs places dans les journées du roi, sans qu’il parût en lui aucune contrainte, que si sa douleur avoit été amère, elle avoit aussi le sort de celles dont la violence fait augurer qu’elles ne seront pas de durée.

Il y eut une assez ridicule dispute élevée tout aussitôt sur la garde-robe du nouveau Dauphin, dont M. de la Rochefoucauld prétendit disposer, comme il faisoit de celle du roi, par sa charge de grand-maître de la garde-robe. Il aimoit encore, tout vieux et aveugle qu’il étoit, à tenir et à conserver, et il alléguoit qu’il ne demandoit, à l’égard du nouveau Dauphin, que ce qu’il avoit eu, et sans difficulté exercé, pendant la vie de Monseigneur. Il avoit oublié sans doute qu’il ne se mêla de la garde-robe de ce prince qu’après la mort de M. de Montausier qui s’en faisoit soulager par la duchesse d’Uzès sa fille, et de la colère où, sur les fins de la vie du duc de Montausier, le roi se mit contre elle, fort au delà de ce que la chose valoit, pour un habit de Monseigneur, dans le temps que le roi avoit entrepris de bannir les draps étrangers, et de donner vogue à une manufacture de France dont les draps étoient rayés partout. Je me souviens d’en avoir porté comme tout le monde, et que cela étoit fort vilain. Les raies de l’habit de Monseigneur ne parurent pas tout à fait comme les autres, et le roi avoit le coup d’œil fort juste ; vérification faite, il se trouva que le drap étoit étranger et contrefoit, et que Mme d’Uzès y avoit été attrapée. Le duc de Beauvilliers allégua sa charge, et ses provisions de premier gentilhomme de la chambre, et de maître de la garde-robe du prince dont il avoit été gouverneur, et l’exemple dernier du duc de Montausier. Il n’en fallut pas davantage, et le duc de La Rochefoucauld fut tondu.

Le roi, dès les premiers jours de sa solitude, se laissa entendre au duc de Beauvilliers, qui alloit tous les jours à Marly, qu’il ne verroit pas volontiers le nouveau Dauphin faire des voyages à Meudon. C’en fut assez pour que ce prince déclarât qu’il n’y mettroit pas le pied, et qu’il ne sortiroit point des lieux où le roi se trouveroit ; et, en effet, il n’y fit jamais depuis une seule promenade. Le roi lui voulut donner cinquante mille livres par mois comme Monseigneur les avoit ; M. le Dauphin en remercia. Il n’avoit que six mille livres par mois, il se contenta de les doubler et n’en voulut pas davantage. C’étoit le chancelier qui étant contrôleur général avoit fait pousser le traitement de Monseigneur jusqu’à cette somme. Ce désintéressement plut fort au public. M. le Dauphin ne voulut quoi que ce soit de particulier pour lui, et persista à demeurer à cet égard comme il étoit pendant la vie de Monseigneur. Ces augures d’un règne sage et mesuré firent concevoir de grandes espérances.

J’ai expliqué ailleurs la très-moderne et fine introduction de l’art des princes du sang, et de leurs valets principaux, de les appeler Monseigneur, qui, comme tous leurs autres honneurs, rangs, et distinctions, devinrent bientôt communs avec les bâtards. Rien n’avoit tant choqué Mgr le duc de Bourgogne, qui jusque-là n’avoit jamais été appelé que Monsieur, et qui ne le fut Monseigneur que par la manie de les y appeler tous… Aussi, dès qu’il fut Dauphin, il en fit parler au roi par Mme la Dauphine ; puis, avant d’aller à Marly, déclara qu’il ne vouloit point être ni nommé Monseigneur, comme Monseigneur son père, mais M. le Dauphin, ni, quand on lui parleroit, autrement que Monsieur. Il y fut même attentif et reprenoit ceux qui dans les commencements n’y étoient pas accoutumés. Cela embarrassa un peu les princes du sang ; mais, à l’abri de M. le duc de Berry et de M. le duc d’Orléans, ils retinrent le Monseigneur que Mgr le Dauphin ne leur auroit pas laissé s’il fût devenu le maître.

Le dimanche 18 avril finit la clôture du roi à Marly. La famille royale et les personnes élues parmi les demandeurs, repeuplèrent ce lieu qui avoit été quatre jours entiers si solitaire. Les deux fils de France et leurs épouses y arrivèrent ensemble après le salut ouï à Versailles ; ils entrèrent tous quatre chez Mme de Maintenon où le roi étoit, qui les embrassa. L’entrevue ne dura qu’un moment ; les princes allèrent prendre l’air dans les jardins ; le roi soupa avec les dames, et la vie ordinaire recommença à l’exception du jeu. La cour prit le deuil ce même jour, qui fut régie pour un an comme de père.

Les différences de rang à porter les deuils sur sa personne s’étoient peu à peu réduites à rien depuis dix ou douze ans. Je les avois vues auparavant observées ; tout s’étoit réduit à celle de draper, qui jusqu’à ce deuil s’étoit maintenue dans les règles. Plusieurs petits officiers de la maison du roi, comme capitaines des chasses et autres, l’usurpèrent en celui-ci ; et, comme on aimoit la confusion pour anéantir les distinctions, on les laissa faire. Le comte de Châtillon en profita pour s’en forger une toute nouvelle à laquelle ses pères étoient bien loin de penser. Voysin, son beau-père, étala au roi la grandeur de la maison de Châtillon, le duché de Bretagne qu’elle avoit prétendu et possédé quelques années, ses douze ou treize alliances directes avec la maison royale, même avec des fils et des filles de France ; le nombre des plus grands offices de la couronne qu’elle avoit eus, et les prodigieux fiefs qu’elle avoit possédés : il se garda bien d’ajouter que de toute cette splendeur il n’en rejaillissoit rien ou comme rien sur son gendre, dont la mère et la grand’mère paternelle étoient de la lie du peuple ; que toutes les branches illustres de Châtillon étoient éteintes depuis longtemps, que celle de son gendre n’avoit participé à aucune des grandeurs des autres, et que, s’il sortoit de deux filles de la branche de Dreux, dont même la seconde étoit fille du chef de la branche de Beu, et par l’injustice des temps n’étoit pas sur le pied des autres du sang royal, c’étoit avant la séparation de sa branche ; qu’il en étoit de même des deux charges de souverain maître d’hôtel et de grand maître des eaux et forêts ; il se garda encore mieux de faire mention du sieur de Boisrogues, père du père de son gendre, qui étoit gentilhomme servant de M. Gaston avec du Rivau qui fut depuis dans ses Suisses, et que le crédit de Mlle de Saujon sur Gaston en fit enfin capitaine, par le mariage de sa nièce, mais qui laissa Boisrogues gentilhomme servant. Voysin sans doute ne parla pas de la dispute sur la légitimité ou la bâtardise que M. le duc d’Orléans m’a plus d’une fois assurée, et que les Châtillon étoient éteints depuis longtemps. Voysin étoit ministre et favori, il l’étoit aussi de Mme de Maintenon : il parloit tête à tête, elle en tiers, il demanda que son gendre drapât comme ayant l’honneur d’appartenir au roi, et il ne lui appartenoit en aucun degré, mais il n’avoit point de contradicteur, et son gendre drapa.

Cette nouveauté réveilla La Vallière et Mme la princesse de Conti, pour les Beauvau, dont avec trop de raison ils s’honoroient fort de l’alliance. La grand’mère de Mme de La Vallière, mère de Mme la princesse de Conti, et sœur du père de La Vallière étoit Beauvau par un cas fort étrange.

La sixième aïeule paternelle du roi étoit Beauvau, et il étoit au huitième degré de tous les Beauvau. La parenté étoit bien éloignée, mais au moins était-elle, et à cela il n’y avoit point de parité avec M. de Châtillon qui n’en eut jamais l’apparence, et à qui il fut permis de draper. Sur cet exemple et cette sixième grand’mère, Mme la princesse de Conti obtint aussi de faire draper les Beauvau, qui non plus que les Châtillon n’y avoient jamais songé jusqu’alors.

Le roi avoit déclaré que de trois mois il ne quitteroit Marly à cause du mauvais air répandu à Versailles, et qu’il recevroit à Marly, le lundi 20 avril, les compliments muets de tout le monde, en manteaux et en mantes, soit des gens qui étoient à Marly, soit de ceux qui étoient à Paris. M. du Maine qui, comme on a vu, n’avoit pas perdu de temps à mettre à profit pour le rang de prince du sang de ses enfants la mort des seuls princes du sang en âge et en état de l’empêcher se trouva bien autrement à son aise de la mort de Monseigneur, qui avoit si mal reçu ce rang nouveau de ses enfants, après avoir été si peu content du sien même. Il avoit plus que raison d’appréhender d’en tomber sous son règne, et on a vu que Monseigneur ne se contraignit pas là-dessus avec lui, et quel fut son silence, et celui de Mgr le duc de Bourgogne, lorsque le roi s’humilia, pour ainsi dire, devant eux pour leur faire agréer et en obtenir quelque parole si constamment refusée, en leur présentant M. du Maine pour les toucher. Monseigneur mort, le duc du Maine n’eut plus affaire qu’à Mgr le duc de Bourgogne. C’étoit beaucoup trop. Mais pourquoi ne pas espérer d’en voir la fin comme il voyoit celle du père et en attendant pousser son bidet ? II connoissoit la faiblesse et l’incurie de M. le duc d’Orléans, dont le fils étoit enfant, il voyoit quel étoit M. le duc de Berry. Il sentit qu’avec Mme de Maintenon il n’avoit plus rien à craindre pour s’élever aussi haut qu’il pourroit dans le présent, et remit le futur à son industrie et à sa bonne fortune.

Le duc de Tresmes étoit en année, c’en étoit déjà une, et il en sut profiter. Avec beaucoup d’honneur et de probité, Tresmes étoit sans le moindre rayon d’esprit que l’usage de la cour et du grand monde, et de l’ignorance la plus universelle. Avec cela plus valet que nul valet d’extraction, et plus avide de faire sa cour et de plaire que le plus plat provincial. Avec ces qualités ce fut l’homme de M. du Maine.

C’étoit à lui à recevoir et à donner les ordres pour ces révérences de deuil. Il mit au roi en question si on irait les faire à ses enfants naturels, comme étant frères et sœurs de Monseigneur. Le roi, toujours éloigné de ces gradations par lesquelles il a été peu à peu mené à tout pour eux contre son sens, comme on l’a vu sans cesse, trouva d’abord la proposition du duc de Tresmes ridicule. Il ne répondit pourtant pas une négative absolue, mais il marqua seulement que cela ne lui plaisoit pas. M. du Maine, qui s’y étoit attendu par toutes ses expériences pareilles, n’avoit lâché le duc de Tresmes que le dimanche, pour ne laisser pas de temps, mais pour donner lieu au roi d’en parler le soir à Mme de Maintenon. Nonobstant cette ruse, il n’y fut rien décidé, mais c’étoit beaucoup que ce ne fût pas une négative, et que Mme de Maintenon en eût assez fait pour le laisser dans la balance. Il y étoit encore le lundi matin, jour de ces révérences. Mais entre le conseil et le petit couvert, M. du Maine secondé de son fidèle second l’emporta, et le duc de Tresmes, en ayant pris l’ordre du roi, le publia aussitôt. La surprise en fut si grande que presque chacun se le fit répéter.

Le moment de la déclaration fut pris avec justesse. Le roi se mettoit à table, tout le monde y étoit déjà ou s’y alloit mettre, et la cérémonie commençoit à deux heures, c’est-à-dire tout au sortir de dîner ; ainsi point de temps à raisonner, encore moins à faire ; et on obéit, avec la soumission aveugle et douloureuse à laquelle on étoit si fort accoutumé.

Par cette adresse les bâtards furent pleinement égalés aux fils et aux filles de France, et mis en plein parallèle avec eux : pierre d’attente pour laquelle le roi n’a pas tout à fait assez vécu.

Ce même jour lundi, 20 avril, le roi fit ouvrir les portes de ses cabinets devant et derrière à deux heures et demie. On entroit par sa chambre. Il étoit en habit ordinaire, mais avec son chapeau sous le bras, debout et appuyé de la main droite sur la table de son cabinet la plus proche de la porte de sa chambre. M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine, M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, Mme la Grande-Duchesse, Mme la Princesse, Mme la Duchesse, ses deux fils et ses deux filles, M. du Maine et le comte de Toulouse se rangèrent en grand demi-cercle au-dessous du roi à mesure qu’ils entrèrent, tous en grands manteaux et en mantes, hors les veuves qui n’en portent point et n’ont que le petit voile. Mme la princesse de Conti douairière étoit malade dans son lit, l’autre princesse de Conti avec ses enfants restée à Paris à cause de l’air de la petite vérole, et Mme du Maine avec les siens à Sceaux pour la même raison. Tout Paris, vêtu d’enterrement ainsi que tout Marly, remplissoit les salons et la chambre du roi. Douze ou quinze duchesses entrèrent à la file les premières, puis dames titrées et non titrées comme elles se trouvèrent, et les princesses étrangères, arrivées tard contre leur vigilance ordinaire, y furent mêlées ; après les dames, l’archevêque de Reims, suivi d’une quinzaine de ducs, et ces deux têtes en rang d’ancienneté, entrèrent ; puis tous les hommes titrés et non titrés, princes étrangers, prélats, mêlés au hasard. Quatre ou cinq pères ou fils de la maison de Rohan se mirent ensemble à la file en rang d’aînesse vers le milieu de la marche ; quelques gens de qualité qui s’aperçurent de cette affectation les coupèrent, en sorte qu’ils furent tous mêlés, et entrèrent ainsi dans le cabinet. On alloit droit au roi l’un après l’autre ; et, à distance de lui, on lui faisoit une profonde révérence qu’il rendoit fort marquée à chaque personne titrée, homme et femme, et point du tout aux autres. Cette révérence unique faite, on alloit lentement à l’autre cabinet, d’où on sortoit par le petit salon de la chapelle. La mante et le grand manteau étoit une distinction réservée aux gens d’une certaine qualité, mais elle avoit disparu avec tant d’autres, jusque-là qu’il en passa devant le roi que ni lui ni pas un du demi-cercle ne connut, et personne même de la cour qui pût dire qui c’étoit, et il y en eut plusieurs de la sorte. Il s’y mêla aussi des gens de robe, ce qui parut tout aussi singulier.

Il est difficile que la variété des visages, et la bigarrure de l’accoutrement de bien des gens peu faits pour le porter, ne fournissent quelque objet ridicule qui ne démonte la gravité la plus concertée. Cela arriva en cette occasion, où le roi eut quelquefois peine à se retenir, et où même il succomba une fois avec toute l’assistance au passage de je ne sais plus quel pied plat à demi abandonné de son équipage.

Quand tout fut fini chez le roi, et cela fut long, tout ce qui devoit être visité se sépara, pour aller chacun chez soi recevoir les visites. Les visités ne furent autres que les fils et filles de France, et les bâtards et bâtardes, et M. le duc d’Orléans comme mari de Mme la duchesse d’Orléans, et celui-là parut comique. Les moindres d’aînesse ou de rang allèrent chez leurs plus grands, qui ne leur rendirent point la visite, excepté Madame, qui, comme veuve du grand-père de Mme la Dauphine et grand’mère de Mme la duchesse de Berry, fut visitée des fils et filles de France, mais non M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans. On alla donc comme on put faire cette tournée. On entroit et sortoit pêle-mêle, et on ne faisoit que passer entrant par une porte et sortant par une autre, où il y avoit des dégagements. C’est ce qui se rencontra chez Mme la Duchesse, et à la faveur de cette commodité, une subtilité de Mme la Princesse, fort prompte à saisir ses avantages tout dévotement. Sortant de chez Mme la. Duchesse par le dégagement de son cabinet, on y trouva Mme la Princesse qui se présentoit à la compagnie pour recevoir les révérences, qui ne lui étoient ni dues ni ordonnées. On en fut si surpris que beaucoup de gens passèrent sans la voir, beaucoup plus sans faire semblant de s’apercevoir d’elle. Les deux petits princes du sang ne s’y présentèrent point.

Le duc du Maine et le comte de Toulouse reçurent les visites ensemble dans la chambre de M. du Maine, où on entroit de plain-pied et directement du jardin. Ils avoient leur compte, et voulurent faire les modestes et les attentifs pour ne pas donner la peine d’aller séparément chez tous les deux. M. du Maine se dépeça en excuses embarrassées de la peine qu’on prenoit, et se tuait à conduire les gens titrés, et à en manquer tout le moins qu’il pouvoit. M. le comte de Toulouse conduisoit aussi avec soin, mais sans affectation.

J’oubliois Mme de Vendôme, qui parut aussi chez le roi en rang d’oignon, mais qui ne fut point visitée, parce que la bâtardise de son mari venoit de plus loin. Elle ne s’embusqua point avec Mme sa mère pour enlever les révérences aux passants.

Ni le roi, ni princes, ni princesses visités ne s’assirent ni n’eurent de siége derrière eux. Si on se fût assis chez ceux où on le doit être, cela n’eût point fini de la journée chez chacun ; et des siéges sans s’asseoir auroient culbuté le monde dans l’excès de la foule et des petits lieux.

Le lendemain, mardi 21 avril, M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine, M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans allèrent, l’après-dînée, en même carrosse, à Saint-Germain, tous en mante et en grand manteau. Ils allèrent droit chez le roi d’Angleterre, où ils ne s’assirent point, ensuite chez la reine, où ils s’assirent dans six fauteuils ; M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans et M. du Maine sur un ployant chacun. Il étoit allé les y attendre pour jouir de cet honneur, et s’y égaler à un petit-fils de France. La reine fit des excuses de n’être pas en mante pour les recevoir, c’est-à-dire en petit voile, parce que, au moins en France, les veuves ne portent de mante en nulle occasion ; elle ajouta que le roi le lui avoit défendu. Cette excuse fut le comble de la politesse. Le roi, très-attentif à ne faire sentir à la reine d’Angleterre rien de sa triste situation, n’avoit garde de souffrir qu’elle prît une mante, ni le roi d’Angleterre un grand manteau, pour recevoir le grand deuil de cérémonie d’un Dauphin et qui n’étoit pas roi. En se levant ils voulurent aller chez la princesse d’Angleterre ; mais la reine les arrêta et l’envoya chercher. Elle se contenta que la visite fût marquée. On ne se rassit point. La princesse, qui à cause de la reine étoit sans mante, ne pouvoit avoir de fauteuil devant elle, ni les fils et filles de France [être] sans fauteuil devant la reine dans le sien, ni garder le leur en présence de la princesse d’Angleterre sur un ployant. La visite finit de la sorte. De toute la cour de Saint-Germain aucune dame ne parut en mante, ni aucun homme en manteau long que le seul duc de Berwick, à cause de ses dignités françaises.

Le lundi suivant, 29 avril, le roi s’en alla, sur les onze heures du matin, à Versailles, où il reçut les compliments de tous les ministres étrangers ; après eux de beaucoup d’ordres religieux ; et après son dîner au petit couvert, les harangues du parlement, de la chambre des comptes, de la cour des aides, de celle des monnaies, et de la ville de Paris. La compétence du grand conseil et du parlement mit une heure d’intervalle, après laquelle il vint aussi faire sa harangue, suivi de l’Université et de l’Académie française, pour laquelle Saint-Aulaire porta fort bien la parole. Le parlement alla aussi haranguer Mgr le Dauphin ; le premier président ne voulut pas lui laisser ignorer que c’étoit par ordre du roi qu’il le haranguoit et qu’il le traitoit de Monseigneur. Cette insolente bagatelle mériteroit des réflexions.

Tout ce qui avoit complimenté ou harangué le roi rendit aussi les mêmes devoirs à Mgr et à Mme la Dauphine. Le roi revint sur le soir à Marly.




  1. La sale était une soucoupe de Vermeil, sur laquelle on présentait à la reine et aux princesses les boîtes, étuis, montres, éventail, etc., couverts d’un taffetas brodé, qu’on levait en leur offrant ces objets.