Lettres de Fadette/Troisième série/49

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 131-134).

XLIX

Confession

Tout mystérieux, incompréhensible et compliqués que nous soyons, nous ne le savons qu’un peu tard dans la vie, quand nous avons souffert des étranges jugements portés sur nous et quand nous nous sommes trompés en jugeant les autres.

On ne livre à personne, pas même à sa plume, le dernier mot de sa nature. Notre âme ressemble à ces coffrets à double fond dont le dessus est seul accessible à tous : ils se croient bien fixés sur la nature des objets que le coffret renferme, alors qu’il y a, sous ce qu’ils voient, une cachette dont nul que le propriétaire ne soupçonne l’existence.

Ceux même qui nous aiment le plus ne font qu’entrevoir à travers leur sympathie, ce qu’ils croient ou désirent être nos qualités. Voilà pourquoi, quand ils cessent de nous aimer, ils trouvent mille raisons d’expliquer et de justifier leur inconstance.

Nous ne sommes pas devenus imparfaits du jour au lendemain, mais ils ont cessé de nous regarder avec complaisance.

Et ces courants de sympathie et d’antipathie des mêmes personnes pour les mêmes personnes se trouvent dans toutes les affections humaines, qu’elles se nomment amour ou amitié : ils sont la cause des plus grandes injustices, puisque ce qui plaisait quand nous aimions, fatigue et ennuie quand nous n’aimons plus. Alors ce n’est pas nous qui nous modifions quand nous plaisons moins, c’est l’autre qui nous retire son affection, et avec elle, tout le prestige dont elle nous revêtait à ses yeux.

Nous causions de cela, mon amie et moi, auprès d’un beau feu où les souvenirs de tant de déceptions devinées se dessinaient dans les longues flammes bleues : nous n’étions pas tristes, peut-être, mais émues et pensives, en frôlant tout l’inconnu des retraites profondes de nos âmes.

« Et cependant, avoua mon amie, nous sommes quelquefois moins aimées parce que nous devenons moins bonnes à aimer… Moi qui vous parle, j’ai éprouvé pendant un certain temps quelque chose qui ressemblait à de l’antipathie pour mon mari : il m’agaçait tellement que je me tenais à quatre pour ne pas l’égratigner. — Et comment vous êtes-vous guérie de cette maladie, fis-je en riant, car vous me paraissez bien unis et heureux maintenant ? — En découvrant que c’était moi-même qui devenais grincheuse et insupportable. Au travers des difficultés inséparables et laborieuses des premières années de ménage, je m’étais laissé envahir par le mécontentement et l’amertume, et c’est à travers ces fumées que je voyais mon mari. Il était le même, ni mieux ni pire, qu’à l’époque de notre mariage, mais, étant devenue détestable moi-même, je ne pouvais plus l’endurer ! Et j’étais en train de le lasser et de lui faire oublier qu’il m’avait tant aimée. M’étant éveillée à la réalité, je me mis à l’œuvre pour reconquérir mon bonheur, mon mari, et mon amabilité ! Ce fut dur : il fallut lutter contre mes nerfs, la faiblesse physique, l’habitude prise d’exprimer mes mécontentements, toutes mes petites lâchetés morales… D’une semaine à l’autre je me sentais redevenir la moi d’autrefois. Et quand enfin j’eus repris possession de ma meilleure âme, j’y retrouvai mon amour pour mon mari, le cher bon, qui jouissait de l’amélioration sans trop chercher d’où elle venait. Il avait failli être détesté, sans s’en douter heureusement et simplement parce que j’étais méchante ! »

Cette confidence me fit beaucoup réfléchir, et je me suis dit depuis qu’elle peut être utile à ceux qui voient s’éteindre en eux des lumières, et qui, dans les ténèbres, pleurent des bonheurs qui ne sont pas perdus encore, mais qu’il faudrait saisir fortement pour les conserver.