Lettres de Fadette/Troisième série/48

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 129-131).

XLVIII

Sur le mariage


Enfin l’Hiver s’en va ! Il n’y a pas à admirer la nature en ce moment et on ne peut guère s’exclamer que sur la quantité de boue dans laquelle on force les habitants d’une ville civilisée à patauger ! Et cependant le soleil sème de la joie, et l’air vous caresse, et les fiancés tendent leurs mains vers Pâques pour saisir le bonheur dont ils rêvent depuis si longtemps.

De tout mon cœur je leur souhaite toute la félicité possible, mais je ne puis m’empêcher de penser que de conjuguer assidûment le verbe aimer ne peut seul la leur assurer. Les jeunes mariés sont généralement mal préparés pour la vie à deux et ils entrent dans le mariage avec des idées inconciliables.

La jeune fille, si libre pourtant dans sa famille, rêve d’une plus grande indépendance, et elle se heurte gauchement à un homme qui a la naïveté de croire que sa volonté sera la loi joyeusement observée parce que c’est lui qui l’impose.

Je suis bien d’avis, pour ma part, qu’un homme intelligent, délicat, assez « supérieur » pour s’occuper moralement de sa femme, la façonnerait telle qu’il la souhaite. Seulement je suis forcée de reconnaître que les maris ont rarement cette bonne influence parce que, en général, ils sont au-dessous de leur rôle. Plaçant toute leur supériorité dans leur qualité de mari, ils perdent de vue le danger d’être jugés par des yeux clairvoyants que l’amour tient moins longtemps fermés que la plupart ne se l’imaginent : ils ne se donnent aucune peine pour conserver l’amour qu’ils considèrent leur appartenir de droit, et ils exigent de leur femme toutes les perfections humaines et surhumaines dont ils donnent l’exemple comme nous savons !

Aussi faut-il voir filer leur prestige et l’amour qu’ils inspiraient remplacé par l’amertume et la rancune ! Et voilà l’histoire de bien des amoureux que l’approche de Pâques jetait en extase et que les neiges de Noël verront pleurer.

Cette triste histoire se modifierait cependant, si on faisait comprendre au jeune homme que sa prétention peut bien le gonfler à en crever, mais qu’elle n’empêchera pas sa femme de le juger « à sa valeur » ; et à la jeune fille, que dans cette question du bonheur à créer et à conserver, il ne faut pas tout laisser à l’impulsion et au hasard.

La plupart n’ont pas prévu d’avance la vie qu’elles auraient et la ligne de conduite à suivre, et il arrive, ou qu’elles se laissent aller au courant des choses, et, amoureuses et dociles, ne réfléchissant jamais, elles permettent à leur mari de les annihiler et perdent ainsi toute l’influence que plus de personnalité leur eût donnée. Ou, au contraire, elles apportent avec elles un fagot d’idées toutes faites dont elles ne veulent rien céder, ce qui les rend intolérantes et tracassières.

Entre ces deux voies dont l’une mène à l’écrasement total et l’autre à la dislocation, il y a un chemin à suivre et il serait bon de l’étudier d’avance.

L’entente et l’affection sont choses rares et précieuses : il faut vous en persuader tous les deux pour les entretenir avec soin et adresse. Sachez qu’on doit à propos tenir à ses idées ou les faire céder, sacrifier ses goûts ou savoir s’y prendre pour qu’on y satisfasse, choisir son moment pour dire ou obtenir certaines choses, être tolérant et savoir s’arrêter avant la faiblesse.

Et tout cela s’apprend par la réflexion, l’habitude d’observer et de voir au-delà de la surface des choses, par la faculté de prévoir la conséquence de ses actes… Mais alors, c’est toute une éducation à faire ? Certainement, et n’attendez pas de la faire aux dépens de la paix de votre foyer et de votre bonheur à tous deux… Amen !