Lettres de Fadette/Troisième série/12

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 30-33).

XII

Ohé ! les gens pratiques !


« Soyons pratiques ! Nous ne sommes pas assez pratiques. » — Voici le grand cri de la plupart de nos hommes canadiens, et il nous fait frissonner d’appréhension, nous qui les trouvons déjà si terre-à-terre, si peu instruits et si contents de leur médiocrité !

Plus pratiques ! Auront-ils davantage les yeux à terre, les pieds dans la poussière, les mains dans leurs poches… quand ce n’est pas dans celles des autres ?

Il est bon d’aider son pays et de savoir y admirer ce qu’il s’y fait de bon et de bien, mais il est dangereux de s’aveugler sur nos petits côtés et nos grosses lacune et de crier comme des paons quand quelqu’un s’avise de nous critiquer et de nous juger tels que nous sommes et non tels que nous croyons être. Si au moins je pouvais dire : « Tels que nous voulons être ! » Cela supposerait un idéal ! Les gens pratiques en lèvent les épaules ! À force de vouloir être pratiques pourtant, les Canadiens croient pouvoir se passer d’instruction, de goût, de principes et de cœur.

Être pratique, d’après un grand nombre d’entre eux, c’est donner à un garçon une instruction sommaire qui lui permette de gagner sa vie à seize ans, quand les mêmes parents dépensent des sommes extravagantes pour que leur fille soit vêtue comme une millionnaire.

Être pratique, c’est être prêt à toutes les compromissions « pourvu que ça paye ». C’est applaudir aux succès des gens habiles qui dupent les gens naïfs ! C’est épouser une fille riche que l’on n’aime pas ; c’est fréquenter des gens tarés dont l’influence peut être utile.

Quand on est pratique, on nargue les élans généreux et les enthousiasmes élevés : on a honte de paraître sensible et bon, et quand on est très jeune, on pose au jeune monstre qui ne croit ni à Dieu, ni au diable, ni à la vertu des femmes.

Le but de ces gens très positifs, c’est d’arriver au succès matériel par tous les moyens, pourvu qu’ils ne conduisent pas à la prison.

Mais alors, pourquoi, en vertu de ce même sens pratique érigé en divinité, n’éviterait-on pas les écueils contre lesquels se brisent infailliblement tous les efforts vers le succès ? J’ai nommé le jeu et l’ivrognerie, ces deux ennemis qui guettent les jeunes gens au sortir du collège, qui les détournent des études sérieuses et les poussent à l’abrutissement. Les hommes supérieurement pratiques sont-ils plus vigilants que les autres pour préserver leurs fils, ou sont-ils, au contraire, par l’exemple qu’ils leur donnent, des initiateurs à la vie de plaisir ?

Qu’il s’en perd, de pauvres enfants, qui, sous prétexte de se divertir, s’habituent insensiblement à boire : c’est d’abord une fois en passant, puis, les occasions se multiplient, et le jeune homme, dominé par un sot amour-propre, n’ose refuser les compagnons plus aguerris et déjà fêtards.

Poussé par cette vanité de la jeunesse qui n’est pas encore complètement dégagée des timidités de l’enfance et veut les cacher, il s’applique à imiter les pires modèles et sa gloire serait de les dépasser !

Il n’a pas honte du mal qu’il fait, mais du bien qu’on pourrait le soupçonner de faire ! Il rougit d’être délicat et sensible : il se cache pour entrer dans une église : il n’a pas le courage de protester quand, devant lui, on insulte les gens et les choses vénérables. Il s’affiche en mauvaise compagnie, moins parce qu’il s’y plait que parce que cela le pose. Il rivalise de sottises avec les plus fous et d’extravagances avec les plus dépensiers, et comme les fonds viennent à manquer, il joue.

Et ce sont vos fils, ô gens pratiques, qui n’avez que le souci de « faire » de l’argent. « Oh ! cela n’a qu’un temps », dites-vous avec calme. Mais ce temps dure peut-être assez pour que votre fils contracte des habitudes tyranniques, et qu’à vingt-quatre ans il soit fini ? Il ne sera peut-être jamais qu’un incapable, un irresponsable, et aussi, un hypocrite, quand il aura constaté que l’étalage de ses vices ne lui vaut rien.

Ô gens pratiques ! Me plaçant à votre seul point de vue pécuniaire et social, je vous demande si, de toutes vos forces, vous ne devriez pas combattre ces dangers sur lesquels vous vous aveuglez ? Vous avez fait votre fortune, vous, et après, vous avez « joui de la vie ». Eux, vos enfants, jouissent de la vie d’abord et ensuite dissiperont votre fortune : ils ne sont pas des hommes. Ne voyez-vous pas qu’ils deviendront votre honte ?