(1p. 47-52).

XIV

Paris, samedi. Mars 1842.

Je me demande depuis deux jours si je vous écrirai, et j’aurais d’assez bonnes raisons de fierté pour ne pas le faire ; mais, ma foi, bien que vous ne doutiez pas, j’espère, du plaisir que m’a fait votre lettre, j’en ai à vous le dire.

Vous voilà riche ; tant mieux. Je vous fais mon compliment. Riche, c’est-à-dire libre. Votre ami, qui a eu cette bonne idée, me fait l’effet d’une manière d’Auld Robin Gray ; il devait être amoureux de vous ; vous ne l’avouerez jamais, car vous aimez fort le mystère. Je vous pardonne, nous nous écrivons trop rarement pour nous quereller. Pourquoi n’iriez-vous pas à Rome et à Naples voir des tableaux et du soleil ? Vous êtes digne de comprendre l’Italie, et vous en reviendrez riche de quelques idées et de quelques sensations. Je ne vous conseille pas la Grèce. Vous n’avez pas la peau assez dure pour résister à toutes les vilaines bêtes qui mangent le monde. À propos de Grèce, puisque vous gardez si bien ce qu’on vous donne, voici un brin d’herbe. Je l’ai cueilli sur la colline d’Anthela aux Thermopyles, à l’endroit où sont morts les derniers des trois cents. Il est probable que cette petite fleur a dans ses atomes constitutifs un peu des atomes de feu Léonidas. En outre, à cet endroit-là même, je me souviens que, couché sur un tas de paille de maïs, devant le corps de garde de gendarmerie (quelle profanation !), je parlai de ma jeunesse à mon ami Ampère, et je lui dis que, parmi les souvenirs tendres qui me restaient, il n’y en avait qu’un seul qui ne fût mêlé d’aucune amertume. Je pensais alors à notre belle jeunesse. Pray keep my foolish flower.

Écoutez, voulez-vous quelque souvenir de l’Orient plus substantiel ?

J’ai déjà donné malheureusement tout ce que j’avais rapporté de beau. Je vous donnerais bien des babouches, mais pour que vous les mettiez pour d’autres, merci. Si vous voulez de la confiture de rose et de jasmin, il m’en reste encore un peu, mais dépêchez-vous, ou je la mangerai toute. Nous nous donnons si rarement de nos nouvelles, que nous avons bien des choses à nous dire pour nous mettre au courant. Voici mon histoire :

J’ai revu ma chère Espagne pendant l’automne de 1840 ; j’ai passé deux mois à Madrid, où j’ai vu une révolution très-bouffonne, de très-belles courses de taureaux, et l’entrée triomphale d’Espartero, qui était la parade la plus comique du monde. Je demeurais chez une amie intime, qui est pour moi une sœur dévouée ; j’allais le matin à Madrid et je revenais dîner à la campagne avec six femmes, dont la plus âgée avait trente-six ans. Par suite de la révolution, j’étais le seul homme qui pût aller et venir librement, en sorte que ces six infortunées n’avaient pas d’autre cortejo. Elles m’ont prodigieusement gâté. Je n’étais amoureux d’aucune et j’ai peut-être eu tort. Bien que je ne fusse pas dupe des avantages que me donnait la révolution, j’ai trouvé qu’il était très-doux d’être ainsi sultan, même ad honores. À mon retour à Paris, je me suis donné l’innocent plaisir de faire imprimer un livre sans le publier. On n’en a tiré que cent cinquante exemplaires : papier magnifique, images, etc., et je l’ai donné aux gens qui m’ont plu. Je vous offrirais cette rareté si vous en étiez digne ; mais sachez que c’est un travail historique et pédantesque si hérissé de grec et de latin, voire même d’osque (savez-vous seulement ce que c’est que l’osque ?), que vous ne pourriez y mordre. — L’été passé, je me suis trouvé quelque argent. Mon ministre m’a donné la clef des champs pour trois mois, et j’en ai passé cinq à courir entre Malte, Athènes, Éphèse et Constantinople. Dans ces cinq mois, je ne me suis pas ennuyé cinq minutes. Vous à qui j’ai fait si grand’peur jadis, que seriez-vous devenue si vous m’aviez vu dans mes courses en Asie avec une ceinture de pistolets, un grand sabre et — le croiriez-vous ? — des moustaches qui dépassaient mes oreilles ! Sans vanité, j’aurais fait peur au plus hardi brigand de mélodrame. À Constantinople, j’ai vu le sultan en bottes vernies et redingote noire, puis tout couvert de diamants, à la procession du Baïram. Là, une belle dame, sur la babouche de qui j’avais marché par mégarde, m’a donné un grandissime coup de poing en m’appelant giaour. Voilà mes seuls rapports avec les beautés turques. J’ai vu à Athènes et en Asie les plus beaux monuments du monde et les plus beaux paysages possibles.

Le drawback consistait en puces et en cousins gros comme des alouettes ; aussi n’ai-je jamais dormi. Au milieu de tout cela, je suis devenu bien vieux. Mon firman me donne des cheveux de tourterelle ; c’est une jolie métaphore orientale pour dire de vilaines choses. Représentez-vous votre ami tout gris. Et vous, querida, êtes-vous changée ? J’attends avec impatience que vous soyez moins jolie pour vous voir. Dans deux ou trois ans, quand vous m’écrirez, dites-moi ce que vous faites et quand nous nous verrons. Votre « souvenir respectueux » m’a fait rire et aussi votre prétention à le disputer, dans mon cœur, aux chapiteaux ioniques et corinthiens.

D’abord, je n’aime plus que le dorique, et il n’y a pas de chapiteaux, sans en excepter ceux du Parthénon, qui vaillent pour moi le souvenir d’une vieille amitié. Adieu ; allez en Italie, et soyez heureuse. Je pars aujourd’hui pour Évreux pour affaires de mon métier ; je serai de retour lundi soir. Si vous voulez manger des feuilles de rose, dites ; je vous préviens qu’il n’y en a plus qu’une cuillerée pour vous.