Lettres à Lucilius/Lettre 77

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE LXXVII.

La flotte d’Alexandrie. Mort volontaire de Marcellus. Juger d’une vie par son dénouement.

Aujourd’hui, à l’improviste, nous avons vu paraître les navires d’Alexandrie[1], qu’on dépêche toujours en avant pour annoncer la flotte qui doit les suivre. On les nomme tabellaires. Leur vue est une fête pour la Campanie : la population de Pouzzole est toute sur les jetées et reconnaît à la forme des voiles, parmi une foule d’autres navires, les Alexandrins : car ils ont seuls le droit d’arborer la voile de perroquet, le siparum, dont les autres ne font usage qu’en pleine mer. Rien en effet ne facilite la course comme les hautes voiles : c’est de là que le bâtiment reçoit sa plus forte impulsion. Aussi, quand le vent augmente et devient plus grand qu’il ne faut, on baisse l’antenne : le souffle a moins de force quand il donne par le bas. Lorsque les vaisseaux sont dans les eaux de Caprée et de l’orageux promontoire

D’où Pallas voit au loin les flots se balancer,

la règle est qu’ils se contentent de la grande voile ; ceux d’Alexandrie ont seuls le siparum pour insigne. Tandis que de divers points tout le monde courait au rivage, je me suis senti vraiment heureux de ma paresse. Au moment de recevoir des lettres de mes correspondants, je ne me suis point hâté de savoir en quel état se trouvaient mes affaires[2], quelles nouvelles m’arrivaient. Depuis longtemps pertes et gains me sont étrangers. Je devrais prendre ainsi les choses, quand même je ne serais pas vieux, à plus forte raison dans un âge où, si peu que je posséderais, il me resterait plus de provisions que de chemin à faire, surtout quand celui où nous sommes entrés n’exige pas qu’on aille jusqu’au bout. Un voyage est inachevé si l’on s’arrête à mi-chemin ou en deçà du terme où l’on tend ; la vie n’est point inachevée, si elle est honnête. N’importe où elle finit, si elle finit bien, elle est complète. Mais souvent il faut avoir le courage de finir, même sans motifs bien puissants ; sont-ils bien puissants ceux qui nous retiennent ?

Tullius Marcellinus[3], que tu as très-bien connu, paisible jeune homme et vieux de bonne heure, frappé d’une maladie qui, sans être incurable, devenait longue, assujettissante, exigeante, s’est avisé de délibérer s’il se ferait mourir. Ses amis convoqués vinrent en foule. Les pusillanimes lui donnaient le conseil qu’eux-mêmes se seraient donné ; les autres, flatteurs et complaisants, opinaient dans le sens qu’ils présumaient lui devoir agréer le plus. Un stoïcien de nos amis, personnage d’un rare mérite, et, pour faire en deux mots son digne éloge, homme ferme et d’un vrai courage, lui adressa, selon moi, la plus belle des exhortations. Il débuta ainsi : « Mon cher Marcellinus, ne te mets pas l’esprit à la torture, comme s’il s’agissait d’une bien grande affaire. Ce n’est pas une chose si importante que de vivre : tous tes esclaves, tous les animaux vivent ; l’important est de mourir noblement, en sage, en homme de cœur. Songe que de temps passé à ne faire que la même chose : la table, le sommeil, les femmes, voilà le cercle où roule la vie[4]. Et on peut vouloir mourir sans avoir grande sagesse ni grand courage, ou sans être fort malheureux ; il suffit qu’on s’ennuie de vivre. » Marcellinus n’avait pas besoin qu’on l’excitât, mais qu’on l’aidât à mourir, en quoi ses esclaves lui refusaient l’obéissance76. Le stoïcien commença par dissiper leurs craintes, en leur apprenant que des esclaves ne couraient de risque qu’autant qu’il ne serait point certain que la mort du maître eût été volontaire ; que d’ailleurs il était d’aussi mauvais exemple d’empêcher son maître de mourir que de l’assassiner77. Puis il rappelle à Marcellinus qu’il ne serait pas mal, tout comme au sortir de la table on partage la desserte aux valets qui l’entourent, de faire en sortant de ce monde quelque don à ceux qui avaient été les serviteurs de toute sa vie. Marcellinus était facile et libéral, au temps même où c’était encore du sien qu’il donnait. Il distribua de légères sommes à ses esclaves en pleurs, qu’il prenait lui-même soin de consoler. Il n’eut pas besoin de fer, d’effusion de sang : il s’abstint trois jours de nourriture. Il fit dresser dans sa chambre une tente à baignoire ; puis on apporta la baignoire même où il resta longtemps couché. L’eau chaude qu’on y versait de temps à autre le fit insensiblement défaillir, et cela, comme il disait, non sans une certaine jouissance que procure d’ordinaire ce doux anéantissement bien connu de moi, qui ai plus d’une fois perdu connaissance78.

Je me suis laissé aller à ce récit qui t’intéressera sans doute : tu y verras comment a fini ton ami, sans agonie, et sans souffrir. Car bien qu’il l’eût provoquée, il est entré mollement dans la mort : il a glissé hors de cette vie. Ce récit d’ailleurs peut ne pas être inutile : souvent la nécessité nous appelle à donner de pareils exemples. Souvent le devoir nous dit de mourir, et nous résistons ; la nature nous y force, et nous résistons. Nul n’est stupide au point d’ignorer qu’il doit un jour cesser d’être ; pourtant, approche-t-il de ce jour, il tergiverse, il tremble, il gémit. Ne te semblerait-il point le plus fou des hommes, celui qui pleurerait de n’être pas au monde depuis mille ans ? Non moins fou est celui qui pleure parce que dans mille ans il n’y sera plus. N’être plus, n’avoir pas été, n’est-ce point même chose ? Ni l’une ni l’autre époque ne t’appartiennent. Jeté sur un point du temps, quand tu pourrais l’étendre ce point, jusqu’où l’étendras-tu ? Pourquoi ces pleurs, ces souhaits ? Peine perdue !

N’espère rien du sort : il est sourd aux prières[5].


Tout est réglé sans retour, et tout marche d’après la grande et éternelle loi de fatalité. Tu iras où vont toutes choses. Est-ce donc pour toi une condition nouvelle ? C’est celle de ta naissance ; ç’a été le sort de ton père, de ta mère, de tes aïeux, de tous ceux qui t’ont précédé comme de tous ceux qui te suivront. Une chaîne indissoluble, où nul effort ne peut rien changer, embrasse et traîne tout avec elle. Que de morts ont peuplé les tombeaux avant toi ! Combien s’y acheminent derrière toi ! Combien y entreront avec toi ! Tu serais, j’imagine, plus résolu, si tu mourais de compagnie avec plusieurs milliers d’hommes. Eh bien, des milliers d’hommes et d’animaux, en ce moment même où tu hésites à mourir, exhalent leurs vies de diverses manières. Et toi seul ne pensais pas qu’enfin tu arriverais où tu n’as cessé de tendre ? Point de chemin qui n’aboutisse.

Tu crois qu’ici je vais rapporter des exemples de grands hommes ! Ce sont des enfants que je te veux citer. On nous a transmis le souvenir de ce Spartiate encore impubère qui, fait prisonnier, criait dans son dialecte dorien : « Non, je ne servirai pas ! » et l’effet répondit à la parole. À la première chose servile et dégradante qui lui fut commandée (il s’agissait d’apporter un vase destiné à d’ignobles besoins), il se brisa la tête contre la muraille. La liberté est si près de nous ! Et des hommes consentent à servir ! Ne voudrais-tu pas voir ton fils plutôt périr ainsi que ramper lâchement pour vieillir ? Pourquoi donc tant d’angoisses, quand une mort courageuse est l’acte d’un enfant ? Si tu ne veux pas suivre, tu seras entraîné. Empare-toi des droits qu’a sur toi l’extérieur. N’auras-tu pas, comme cet enfant, le cœur de dire : « Je ne suis plus esclave ! » Hélas ! tu es esclave des hommes, esclave des choses, esclave de la vie : car la vie, pour qui n’ose mourir, est un esclavage. Et qu’as-tu qui t’oblige d’attendre ? Les plaisirs qui t’arrêtent, qui te retiennent, tu les as épuisés. Il n’en est plus qui soit nouveau pour toi, plus qui ne te rebute par la satiété même. La saveur du vin pur, du vin miellé, tu les connais : qu’importe que cent ou mille amphores passent par ta vessie ? Tu n’es qu’un filtre à liqueurs. Blasée sur la délicatesse des coquillages, du rouget, ta soif de jouir ne t’a pas laissé pour l’avenir une seule fleur qui ne soit fanée79. Voilà pourtant à quoi tu as tant de peine à t’arracher. Qu’y a-t-il encore dont il te fâche d’être privé ? Tes amis ? Ta patrie ? Pour l’amour d’elle, dis-moi, retarderais-tu ton souper, toi qui pour l’avancer éteindrais, si tu pouvais, le soleil ? Car qu’as-tu jamais fait qui soit digne de la lumière ? Confesse que ce n’est ni le sénat, ni le forum, ni même cette belle nature que tu regrettes, qui te rendent si lent à mourir : tu gémis de laisser à d’autres le marché aux vivres, où tu n’as rien laissé. Tu crains la mort ! Et tu la braves si bien au sein de tes orgies ! Tu veux vivre ! Tu sais donc comment on doit vivre ? Tu crains de mourir ! Eh ! ta vie n’est-elle pas une vraie mort ? Un jour que César traversait la voie Latine, il rencontra la chaîne des forçats, et l’un d’eux, vieillard dont la barbe descendait jusque sur la poitrine, lui demanda la grâce de mourir : Est-ce que tu vis ? répondit Caïus.

C’est la réponse à faire à tous ceux pour qui la mort serait un bienfait. Tu crains de mourir ! Est-ce que tu vis ? « Mais, diras-tu, je veux vivre, moi qui fais si bien ma tâche d’honnête homme : je quitte à regret des devoirs que je remplis avec conscience et avec zèle. » Quoi! ne sais-tu pas que mourir est aussi un des devoirs de la vie ? Tes devoirs ! auquel renonces-tu? Le chiffre ici n'est pas certain, le cercle à remplir bien précis. Point de vie qui ne soit courte? Comparée à la durée de l'univers, celles de Nestor et de Statilia ont fini trop tôt, de Statilia qui fit graver sur son tombeau qu'elle avait vécu quatre-vingt-dix-neuf ans. Admire la sotte vanité de cette vieille, et à quel degré plus choquant ne l'eût-elle pas poussée, s'il lui eût été donné de parfaire la centaine?

Il en est de la vie comme d'un drame, où ce n'est pas la durée, mais la bonne conduite qui importe. Il est indifférent que tu finisses à tel ou tel point. Finis, où tu voudras : seulement que le dénoûment soit bon 80.


LETTRE LXXVII.

76. Celui à qui son maître aurait ordonné de le tuer , et qui aurait obéi, aurait été coupable. (Leg. I, § xxii, ff. de Sénat, consult.) Celui qui ne l’aurait point empêché de se tuer aurait été puni. (Leg. I, § xxxi, ff. ibid.)

Qui cogit mori
Nolentem, in æquo est quique properantem impedit.
(Senec. , Phœniss., v. 98.)
Invitum qui serrat, idem facit occidenti, (Horat., Art poét.)
Ah ! c’est m’assassiner que me sauver la vie.
(Racine, Thébaïd., V, sc. vii.)

78. Sur cette facilité des Romains à se donner la mort, voir Montesq. Grandeur et décad. des Rom., ch. xii, in finem.

79. Voir Lettre xxiv.

Nec nova vivendo procuditur ulla voluptas. (Lucret., III, 1094.)

80. « Celui qui a appris le matin la manière de bien vivre peut mourir tranquillement le soir. » (Confucius.)

  1. Qui transportaient d'Égypte à Rome le blé nécessaire à la subsistance du peuple.
  2. Ceci nous apprend que Sénèque avait des terres ou de l'argent placé en Égypte, où son oncle (Voir Consolation à Helvia, XVII) avait été préfet.
  3. Dont il est parlé dans la Lettre XXIX.
  4. Voir Lettre XXIV in fine.
  5. Énéide.