Lettre 260, 1672 (Sévigné)

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1672

260. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 30e mars.

N’êtes-vous point trop aimable ? Enfin, ma chère enfant, vous aimez mes lettres ; vous voulez qu’elles soient grandes, et vous me flattez de la pensée que vous les aimez moins quand elles sont petites ; mais ce pauvre Grignan a bien affaire d’avoir la complaisance pour vous de lire de tels volumes. Je me souviens toujours de l’avoir vu admirer qu’on pût lire de longues lettres ; il a bien changé d’avis : je me fie à vous du moins pour ne lui pas montrer ce qui le pourroit ennuyer.

Je vous fais une réparation : je croyois que vous n’eussiez point fait réponse au Cardinal ; vous l’avez faite très-bonne. Il faut aussi que je vous avoue que j’ai supprimé méchamment les compliments de Mme de Villars ; je vous ai parlé d’elle dans mes lettres, et me suis bien gardée de vous dire tout ce qu’elle m’a dit. Ne soyez pas fâchée contre elle : elle vous aime et vous admire ; je la vois assez souvent ; elle aime à parler de vous, et à lire des morceaux de vos lettres : cela me donne pour elle un attachement très-naturel. Elle partira à Pâques, malgré la guerre ; elle en sera quitte pour revenir, si les Espagnols font les méchants. Comme ils ont beaucoup d’argent, ces Villars[1], aller et venir, et faire un grand équipage, n’est pas une chose qui mérite leur attention. On dit que les Anglois ont battu cinq vaisseaux hollandois, et que l’ambassadeur a dit au Roi que le Roi[2] son maître avoit commencé la guerre sur la mer, et qu’il le supplioit de lui tenir sa parole, et de la commencer sur la terre.

Vous savez, ma fille, ce que m’est le nom de Roquesante[3], et quelle vénération j’ai pour sa vertu. Vous pouvez croire que sa recommandation et la vôtre me sont fort considérables ; mais mon crédit ne répond pas à mes bonnes intentions. Vous m’avez dit tant de bien du président dont il est question, qu’on se feroit honneur de le servir, si on avoit quelque voix en chapitre : j’en parlerai au hasard ; mais en vérité tout est si caché à Versailles, qu’il faut attendre en paix les oracles qui en sortent. Pour M. de Roquesante, si vous ne lui faites mes compliments en particulier, vous êtes brouillée avec moi.

Vous avez frissonné de la fièvre de notre abbé, je vous en remercie ; mais comme vous étiez seule à frissonner, et que l’abbé ne frissonnoit point du tout, vous sentez bien que je n’ai point frissonné. Son mal étoit une émotion continuelle sans aucun accident ; il s’est gouverné sagement, et je suis persuadée que c’est de la santé pour vingt ans. Dieu le veuille ! Je lui ai fait toutes vos amitiés : il en est très-touché.

Ma tante ne parle que pour vous remercier. Son état touche le cœur des plus indifférents : elle enfle tous les jours, les remèdes ne font point d’effet. Elle me disoit tantôt : « Enfin, ma chère, voilà ce qui s’appelle une femme abandonnée. » Elle se dispose à mourir, et en parle sans frayeur ; elle est seulement étonnée qu’il

faille tant de douleurs pour faire mourir une personne si foible. Il y a des manières de mourir bien rudes et bien cruelles ; la sienne est des plus pitoyables qu’on puisse voir. Elle reçoit mes soins avec une grande tendresse ; je lui en rends de la même façon, et suis si extrêmement touchée de ses douleurs et de l’horrible désespoir de ma cousine, qu’il m’est impossible de n’en pas pleurer.

Voici une réflexion qui me vient sur les pertes que vous faites au jeu, et sur celles de M. de Grignan. Prenez-y garde, ma fille, il n’est pas agréable d’être la dupe. Soyez persuadée qu’un continuel malheur et un continuel bonheur n’est pas une chose naturelle. Il n’y a pas longtemps qu’on m’avoua le fredon[4] de l’hôtel de la Vieuville : vous souvient-il de cette volerie ? Il ne faut pas croire que tout le monde joue comme vous. Voilà ce que l’intérêt que je prends à vous me fait dire : comme il vient d’un cœur qui est à vous, je suis assurée que vous le trouverez bon. Ne trouverez-vous point bon aussi de savoir que Kéroual[5], dont l’étoile avoit été devinée avant qu’elle partît, l’a suivie très-fidèlement ? Le roi d’Angleterre l’a aimée ; elle s’est trouvée avec une légère disposition à ne le pas haïr : enfin elle se trouve grosse de huit mois : voilà qui est étrange. La Castelmaine[6] est disgraciée : voilà comme l’on fait dans ce royaume-là. Pendant que nous sommes sur ce ton-là, je vous dirai, avec la permission de la sagesse de M. de Grignan, que le petit fils de F***[7] et du chevalier de Lorraine (je ne sais si je me fais bien entendre) est élevé pêle-mêle avec les enfants de Mme d’Armagnac[8], à la vue du public ; et l’on fit un grand jeu, au retour du Chevalier, d’éprouver la force du sang : il confirma tout ce qu’on dit là-dessus, et le trouva si joli[9], et s’y attacha d’une telle sorte, qu’enfin on lui dit la vérité. Il en fut ravi, et Mme d’Armagnac continue sa bonté, et le nourrit sous le nom du chevalier de Lorraine. Si vous le savez déjà, voilà qui vous ennuiera beaucoup. Adhémar est tout propre à vous conter ces bagatelles : je me sens aussi du relâchement pour les nouvelles, sachant qu’il est en lieu de vous les mander beaucoup mieux que moi.

Je reçois votre lettre du 23e, écrite sur la plume des vents, aussi bien que la mienne du vendredi. Ah ! ma fille, qu’elle est aimable ! quoiqu’elle ne soit point une réponse ; elle en vaut mille fois mieux. C’est donc là ce que vous m’écrivez, quand vous n’avez rien à me dire. Voilà qui me ravit : vous me dites mille tendresses, et je vous avoue que je me laisse doucement flatter à cette aimable vérité. Qui est donc ce Breton que vous servez pour l’amour de moi ? Il est vrai que tous les Provençaux me sont de quelque chose.

C’est aujourd’hui l’acte du pauvre abbé[10]. Quelle folie ! on s’en va disputer contre lui, le tourmenter, le pointiller : il faut qu’il réponde à tout. Pour moi, je suis persuadée que rien n’est plus injuste que ces sortes de choses, et que cela rend l’esprit d’une rudesse et d’une contrariété insupportable.

Vous me parlez du temps ; notre hiver a été admirable : trois mois d’une belle gelée ; voilà qui est fait ; le printemps commence ; rien n’est plus sage que nous : pourquoi êtes-vous si extravagants ?

J’ai horreur de l’inconstance de M. de Vardes : il l’a trouvée dans la fin de sa passion[11], sans aucun sujet que de n’avoir plus d’amour. Cela désespère ; mais j’aimerois encore mieux cette douleur, que d’être quittée pour une autre : voilà notre vieille querelle. Il y a bien d’autres sujets sur quoi je n’approuve pas M. de Vardes. Si Corbinelli me souhaite en Provence, il fait ce que je fais tous les jours de ma vie.

M. et Mme de Coulanges sont trop honorés de toutes vos douceurs ; ils vous écriront. Je les vois partir avec un grand chagrin : M. de Coulanges prétend bien revoir Jacquemart et Marguerite[12] avant que de mourir. Pour Mme de Coulanges, elle ira à Grignan ; nous l’y recevrons, quand elle nous aura fait les honneurs de Lyon.

Je ne vois pas d’Hacqueville en huit jours : je l’excuse et ne l’en aime pas moins. Pour vous, ma chère fille, comptez que je suis à vous, et que votre amitié fait la véritable joie de ma vie, et votre absence la véritable douleur.

Mon cher Grignan, hélas ! faut-il passer sa vie sans voir les gens du monde que l’on aime le plus ? On m’a dit ce soir que l’abbé de Grignan avoit fait des merveilles en Sorbonne. Notre Cardinal en est ravi.

fin du deuxième volume.
  1. Lettre 260. — 1. Passage ironique : Villars avait peu de fortune. Il venait d’être nommé ambassadeur à Madrid. Voyez la lettre du 15 avril suivant.
  2. 2. Charles II, roi d’Angleterre, avait commencé les hostilités par l’attaque d’une flotte hollandaise ; il ne déclara la guerre que quelques jours après.
  3. 3. (M. J. Rafelis, marquis de Roquesante, sieur de Grandbois) conseiller au parlement d’Aix, homme d’un vrai mérite, et qui avoit été l’un des commissaires (de la chambre de justice dans le procès) de M. Foucquet. (Voyez la lettre 64, tome I, p. 473.) Il donna de si grandes preuves de son intégrité et de ses lumières dans le jugement de ce procès, que Mme de Sévigné en avoit conservé pour lui une estime singulière. (Note de Perrin.) — Il avait depuis été rapporteur du procès de Henri du Plessis Guénégaud, trésorier de l’Épargne. Ayant déplu à la cour, il fut relégué à Quimper-Corentin le 11 février 1665. Sa femme obtint, deux ans après, son rappel de cet exil. On fit sur sa disgrâce une épigramme qui finit par ces deux vers :

    Il est banni comme un coupable,
    Pour n’avoir pas voulu punir un innocent.

  4. 4. « Fredon, terme qui se dit de trois cartes semblables, comme trois rois, trois dix, etc., et qui n’a d’usage qu’en certains jeux, comme le Hoc et la Prime. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.) — Sur les la Vieuville, voyez Saint-Simon, tome VIII, p. 330 et suivante.
  5. 5. Depuis duchesse de Portsmouth. Voyez la lettre du 11 septembre 1675 et la note.
  6. 6. La comtesse de Castelmaine, qui depuis le 3 août 1670 était duchesse de Cleveland : Barbe, fille et héritière de Guillaume Villiers, lord vicomte Grandisson en Irlande. Elle épousa, quelque temps avant la Restauration, Roger Palmer Esq., alors étudiant au Temple, et héritier d’une fortune considérable. La treizième année du règne de Charles II, il fut créé comte de Castelmaine en Irlande. Elle en eut une fille, qui naquit au mois de février 1661 ; mais peu de temps après elle devint la maîtresse publique du Roi, qui continua ses liaisons avec elle jusqu’en 1672, qu’elle mit au monde une fille qu’on supposa être de M. Churchill, depuis duc de Marlborough, et que le Roi désavoua. Elle mourut d’une hydropisie, le 9 octobre 1709, âgée de soixante-neuf ans. (Notes des Mémoires de Gramont, édition Pourrat, p. 117 et 315.)
  7. 7. Cette initiale désigne Mlle de Fiennes, fille d’honneur de la Reine ; elle avait été enlevée par le chevalier de Lorraine. Voyez la lettre suivante.
  8. 8. Belle-sœur du chevalier de Lorraine : voyez la note 2 de la lettre 116. Catherine de Neufville, fille du duc Nicolas de Villeroi et de Marguerite de Créquy, avait épousé le comte d’Armagnac en 1660 ; elle mourut en décembre 1707, âgée de soixante-huit ans. Elle fut dame du palais de la Reine. Voyez son portrait dans Saint-Simon, tome VI, p. 146 et suivante.
  9. 9. C’est le texte de l’édition de 1734. Dans celle de 1754, on lit : « et trouva cet enfant si joli. » — Quatre lignes plus bas c’est, au contraire, l’édition de 1734 qui a trouvé le pronom le trop vague. Au lieu de : « si vous le savez déjà, » elle donne : « si vous savez tout cela. »
  10. 10. De l’abbé de Grignan, depuis évêque d’Évreux et ensuite de Carcassonne. Voyez la note 12 de la lettre 230. Il soutenait ce jour-là sa thèse en Sorbonne.
  11. 11. Voyez la lettre suivante. — Dans l’édition de 1754, au lieu des mots : « il l’a trouvée, » on lit : « il a trouvé cette conduite. »
  12. 12. Voyez la note 3 de la lettre 216.