Lettre 259, 1672 (Sévigné)

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1672

259. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 23e mars.

Madame de Villars, M. Chapelain, et quelques autres encore, sont ravis de votre lettre de l’ingratitude. Il ne faut pas que vous croyiez que je sois ridicule : je sais à qui je montre ces petits morceaux de vos grandes lettres ; je connois mes gens ; je ne le fais point mal à propos ; je sais le temps et le lieu ; mais enfin c’est une chose charmante que la manière dont vous dites quelquefois de certaines choses : fiez-vous à moi, je m’y connois. Je veux vous relire quelque jour des endroits qui vous plairont, et entre autres celui de l’ingratitude : de sorte, me dites-vous, qu’après tant de bontés, je ne songe plus qu’à vous refuser la première petite chose que vous me demanderez : je ne finirois point, car tout est de ce style[1].

J’aime fort votre petite histoire du peintre[2] ; mais il faudroit, ce me semble, qu’il mourût. Vos cheveux frisés naturellement avec le fer, poudrés naturellement avec une livre de poudre, du rouge naturel[3] : cela est plaisant ; mais vous étiez belle comme un ange. Je suis toute réjouie que vous soyez en état de vous faire peindre, et que vous conserviez sous votre négligence une beauté si merveilleuse.

Mme Scarron a reçu votre embrassade ; il n’y a sorte de louange qu’elle ne vous donne, ni sorte d’estime particulière qu’elle ne fasse paroître pour vous.

Le chancelier n’aura point un enterrement magnifique, comme on le prétendoit. Ils vouloient un prince du sang pour conduire le deuil. Monsieur le Prince a dit qu’il étoit incommodé ; Monsieur le Duc, que cela étoit bon le temps passé, et que les princes du sang de ce siècle-ci sont plus grands seigneurs qu’ils n’étoient. Messieurs les princes de Conti ont dit qu’ils ne pouvoient faire ce que Monsieur le Duc refusoit. En un mot, la famille du chancelier est désolée. L’exemple du chancelier de Bellièvre, qu’un prince de Conti honora de sa présence au convoi, n’a été de nulle considération[4].

Le comte de Guiche disoit l’autre jour des merveilles des esprits de vos pays chauds : il ne s’y est pas ennuyé un moment. Je songeai que vous ne m’aviez jamais parlé d’une seule personne dont l’esprit fût digne d’être distingué. Croyez, ma fille, que ce n’est pas sans une douleur profonde que je vois votre retour dans ces idées de Platon, et que je sens une telle séparation jusque dans la moelle de mes os, sans pouvoir jamais m’en consoler. Pour mon voyage, il tient à ma tante ; mais dans un mois on verra ce qu’on doit espérer. Cela seul me retient ; sans cela j’irois avec M. et Mme de Coulanges. L’abbé et moi, nous ne faisons plus que languir après notre départ. J’admire les choses qui m’arrivent pour me désespérer. Je fais présentement l’équipage de mon fils, sans préjudice des lettres de change qui vont leur train. Tout le monde est abîmé et tout le monde partira. On dit que la petite vérole est à Grignan : est-il vrai ? Cela me consoleroit de mon retardement. Enfin, ma chère enfant, soyez très-persuadée que nous ne songeons qu’à partir, et qu’il n’y a rien devant cette envie ni devant ce voyage : le chaud même ne m’arrêtera point.

Vous me demandez le mal de ma tante : c’est une hydropisie de vent et d’eau ; elle est très-enflée ; elle n’a plus de place pour se nourrir[5] ; le lait, qui est l’unique remède, ne peut pas réparer tant de sécheresse. Elle est usée ; son foie est gâté ; elle a soixante-six ans : voilà son mal. Le mois d’avril nous décidera sur sa mort ou sur sa vie. J’y passe bien des heures, et je suis très-affligée de son état : vous savez comme je l’ai toujours aimée, et si je le lui ai témoigné.

Ce que vous dites sur le cœur adamantino[6] est admirable : ce seroit une grande commodité de l’avoir ainsi ; non pas comme celui que nous entendons, mais adamantino au pied de la lettre : sans cela, on souffre mille sortes de tourments. Il est vrai que l’amour doit être bien glorieux : il l’est bien aussi ; mais que M. de Grignan est heureux d’être si chrétien ! j’espère qu’il me convertira.

On ne donne point la charge[7] de M. de Lauzun. Vous pouvez raisonner là-dessus, et sur son embrasement[8] ; mais c’eût été une belle aventure, s’il eût brûlé ce pauvre M. Foucquet[9], qui supporte sa prison héroïquement, et qui n’est nullement désespéré.

On ne parle que de la guerre. Le Roi a deux cent mille hommes sur pied ; toute l’Europe est en émotion ; on voit bien, comme vous dites, que la pauvre machine ronde est abandonnée.

Nous parlons souvent de vous, le Cardinal et moi : il vous aime fort ; et moi, que fais-je, à votre avis ?

Ma pauvre tante vous remercie de votre aimable souvenir. La Mousse tremble pour sa philosophie. Parlez un peu au Cardinal de vos machines, des machines qui aiment, des machines qui ont une élection pour quelqu’un, des machines qui sont jalouses, des machines qui craignent. Allez, allez, vous vous moquez de nous ; jamais Descartes n’a prétendu nous le faire croire.


  1. Lettre 259. — 1. Voyez la lettre du 10 avril précédent, p. 159, et la lettre 255, p. 528.
  2. 2. Peintre provençal, nommé Fauchier, qui, en faisant le portrait de Mme de Grignan en Madeleine, fut pris d’une colique si violente, qu’il en mourut le lendemain. (Note de Perrin, 1754.) — Dans l’édition de 1734, le mot peintre était précédé, dans la note, de l’épithète d’excellent.
  3. 3. Dans l’édition de 1754 : « du rouge naturel avec du carmin. »
  4. 4. Le chancelier Pompone de Bellièvre était mort en 1607. On avait aussi l’exemple du chancelier de Birague, mort en 1583 : les princes des maisons de Bourbon et de Guise menèrent le deuil ; Henri III lui-même, accompagné du duc d’Épernon, assista aux obsèques eu habit de pénitent. Voyez le Journal de Henri III, tome XL, p. 270.
  5. 5. Ce membre de phrase, que nous reproduisons d’après l’édition de 1754, manque dans celle de 1734, où cette lettre a été imprimée pour la première fois.
  6. 6. Voyez la lettre 255, p. 530.
  7. 7. De capitaine des gardes. — Elle fut donnée, le 2 octobre suivant, au duc de Luxembourg. Voyez les Mémoires de Mademoiselle, tome IV, p. 324 et 335.
  8. 8. Lauzun, nouvellement amené à Pignerol, avait mis le feu au parquet de sa chambre, et Louvois, prévenu par Saint-Mars, avait ordonné de déclarer au prisonnier que s’il s’avisait de faire de semblables tentatives, il le ferait garder à vue. Voyez dans les Recherches sur la détention des philosophes et gens de lettres, par Delort, Paris, 1839, tome I, p. 186, la lettre de Louvois, du 20 décembre 1671.
  9. 9. Foucquet, en 1665, avait échappé à un bien plus grand danger, quand la foudre fit sauter le magasin à poudre de Pignerol et détruisit une partie de la forteresse. Voyez Delort, ibid., p. 93.