Lettre 251, 1672 (Sévigné)

◄  250
252  ►

1672

251. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 24e février.

J’ai reçu tout à la fois vos deux lettres. Je n’ai pu voir votre douleur sans renouveler la mienne. Je vous trouve véritablement affligée, et c’est avec tant de raison qu’il n’y a pas un mot à vous répondre : j’ai senti tout ce que vous sentez, et je n’avois point attendu la mort de ce pauvre Chevalier, pour en dire tous les biens qui se trouvoient en lui. Je vous plains de l’avoir vu cette automne : c’est une circonstance à votre douleur. Monsieur d’Uzès vous mandera ce que le Roi lui a dit là-dessus, à quoi toute la famille doit prendre part. On l’a fort regretté dans ce pays-là, et la Reine m’en parla avec bonté. Enfin tout cela ne nous rend point cet aimable garçon. Vous aimez si chèrement toute la famille de M. de Grignan, que je vous crois aussi affligée que lui.

J’ai dîné aujourd’hui avec plusieurs Provençaux chez M. de Valavoire. Le mari et la femme sont les meilleures gens du monde. Je vous plains de n’avoir point la femme, vous n’avez rien de si bon : elle est raisonnable et naturelle ; elle me plaît fort. Nous avions MM. de Bouc, d’Oppède[1], de Gordes et de Souliers[2], Mme de Buzanval, Monsieur d’Uzès, M. et Mme de Coulanges. Votre santé a été célébrée au plus beau repas que j’aie jamais vu ; nous avons été bien heureux de commencer les premiers.

On a fort conté ici la bonne réception que vous avez faite à M. le duc d’Estrées[3] : il en a écrit des merveilles à ses enfants. Mme de Rochefort[4] n’a qu’un cri, depuis que vous avez écrit à ses cousines, sans lui dire un mot. Pour moi, je vous conseille de lui écrire, et de tâcher de l’apaiser à quelque prix que ce soit.

Ce que vous me mandez de votre séjour infini me brise le cœur : ma raison n’est pas si forte que la vôtre, et je me perds dans les réflexions que cela me fait faire. Adieu, ma chère fille ; il faut finir tout court en cet endroit.


Mme de Villars vous fait ses compliments, et à M. de Grignan, et au Coadjuteur. M. Chapelain a reçu votre souvenir avec enthousiasme. Il dit que l’Adone est délicieux en certains endroits, mais d’une longueur assommante. Le chant de la comédie[5] est admirable ; il y a aussi un petit rossignol qui s’égosille pour surmonter un homme qui joue du luth. Il se vient percher sur sa tête, et enfin il meurt ; on l’enterre dans le corps du luth. Cette peinture est charmante. M. et Mme de Coulanges vous disent mille amitiés ; ils sont occupés de leur mariage[6] ; ils s’en vont à Pâques ; ils me recevront à Lyon, et moi je les recevrai à Grignan. Ma tante est toujours très-mal ; elle vous remercie de vos bontés, et l’abbé vous est toujours tout dévoué.


  1. Lettre 251. — 1. Jean-Baptiste de Forbin Meynier, marquis d’Oppède ; il fut ambassadeur en Portugal. (Note de l’édition de 1818.)
  2. 2. Jean de Forbin de Souliers, colonel du régiment de Provence, beau-frère de Mmes de Valavoire et de Buzanval. (Ibidem.)
  3. 3. François-Annibal, duc d’Estrées, fils du frère de Gabrielle (mort à plus de cent ans, dit-on, le 5 mai précédent). Il était frère aîné du maréchal et du cardinal. Il fut gouverneur de l’Île-de-France, de Soissons et de Laon, et mourut à Rome, où il était ambassadeur, le 30 janvier 1687. Il avait épousé en 1647 Catherine de Lauzières Thémines, dont il eut : François-Annibal, alors marquis de Cœuvres, plus tard duc d’Estrées ; Pons-Charles, marquis de Thémines, mort en mai 1672 ; et Jean, qui succéda (1681) à son oncle le cardinal sur le siège de Laon, et mourut à quarante-trois ans, en décembre 1694.
  4. 4. Petite-fille du chancelier Seguier. Ses cousines, Mlle de Béthune, carmélite à Pontoise, et la comtesse de Guiche, étaient comme elle petites-filles du chancelier, et Mme de Grignan leur avait écrit à l’occasion de la mort de leur aïeul.
  5. 5. Le Ve chant, intitulé la Tragedia, mot que Mme de Sévigné traduit par le français comédie, que nous l’avons vue employer plusieurs fois comme terme générique. — L’histoire du Rossignol enterré dans le luth,

    Nel cavo ventre del sonoro legno,

    est racontée par Mercure dans les stances XL à LVI du VIIe chant, qui a pour titre le Delitie.

  6. 6. Voyez l’apostille de la lettre 249.