Lettre 250, 1672 (Sévigné)

◄  249
251  ►

1672

250. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 19e février.

Je m’en vais dimanche à Saint-Germain avec Mme de Coulanges, pour discourir un peu avec M. de Pompone : je crois cette conversation nécessaire. Je vous en rendrai compte, afin que M. de Grignan m’appelle plus que jamais son petit ministre. Adhémar a fait des miracles de son côté ; Monsieur d’Uzès du sien : enfin il me semble que nous ne serons point surpris, et que nous avons assez bien pris nos précautions. Mais que vous dirai-je de l’aimable portrait que M. de Grignan a donné à M. de Coulanges ? Il est beau et très-ressemblant ; celui du Fèvre[1] est un misérable auprès de celui-ci. Je fais vœu de ne revenir jamais de Provence que je n’en aie un pareil, et un de vous : il n’y a point de dépense qui me soit si agréable ; mais prenez garde, ma chère fille, de n’être point changée. Enfin Mme de Guerchi[2] n’est morte que pour avoir le corps usé à force d’accoucher. J’honore bien les maris qui se défont de leurs femmes sous prétexte d’en être amoureux.

Nous avons fort causé, Guitaut et moi, de notre ami[3], qui est si sage, et qu’il craint tant. Il n’ose vous mander un accident qu’on croit qui lui est arrivé : c’est d’être passionnément amoureux de la borgnesse, fille du maréchal[4] : c’est amour, fureur, à ce qu’on dit. Il s’en défend comme d’un meurtre ; mais ses actions le trahissent ; il sent le ridicule d’être amoureux d’une personne ridicule ; il est honteux, embarrassé ; mais ce bel œil l’a charmé :

Cet œil charmant qui n’eut jamais
Son pareil en divins attraits.

Voilà ce que Guitaut n’osoit écrire ; je vous confie ce secret, et je vous conjure de le garder très-fidèlement, mais le moyen de ne point faire admirer en cette occasion la puissance de l’orviétan[5] ? J’ai vu depuis deux heures Adhémar, M. de Gordes[6], Monsieur d’Uzès : je suis en Provence. J’ai causé avec Adhémar ; il m’assure que vous m’aimez : c’est tout ce qu’il y a pour moi d’agréable dans le monde. J’admire votre humeur, votre courage, votre raison, votre conduite. Je lui ai dit :

De grâce, montrez moins à mes sens désolés
La grandeur de ma perte et ce que vous valez[7].

Nous ne finissons point sur votre chapitre.

Votre amie, Mme de Vaudemont[8], sera bientôt

heureuse ; je le sais du même endroit qu’Adhémar. C’est encore un secret ; mais il y a des gens obligeants qui avancent le plaisir de savoir les secrets deux jours plus tôt, et c’est tout ; il y en a d’autres dont la sécheresse fait mourir. Que peut faire une amitié sous cet amas d’épines ? Où en sont les douceurs ? Elle est écrasée, elle est étouffée. Nous eussions fait hier un livre là-dessus, Guitaut et moi ; et je renouvelai mon vœu de ne la jamais connoître[9] sous un visage si déguisé. Adieu, ma très-aimable : je m’en vais souper chez M. de la Rochefoucauld ; c’est ce qui fait ma lettre si courte.


  1. Lettre 250. — 1. Claude le Fèvre, qui a laissé de très-beaux portraits et qui avait peint entre autres ceux de Mme de Sévigné et de Bussy. Il était élève de Lesueur et de Lebrun. Il ne flattait point les traits et n’aimait pas à peindre les femmes avec du fard. Voyez Walckenaer, tome V, p. 453 et 454. — Né en 1633 à Fontainebleau, il mourut à Londres en 1675.
  2. 2. Voyez la note 4 de la lettre 242.
  3. 3. D’Hacqueville.
  4. 4. Du maréchal de Gramont. (Note de Grouvelle.) — Le maréchal de Gramont avait deux filles : « Mme de Monaco, et Henriette-Catherine de Gramont, qui épousa Alexandre de Canonville, marquis de Raffetot, après la mort duquel, arrivée en janvier 1681, elle se rendit religieuse aux filles du Saint-Sacrement à Paris, et y mourut le 25 mars 1695. » (Moréri.)
  5. 5. Voyez la lettre 155, p. 158.
  6. 6. Est-ce N*** de Simiane, marquis de Gordes, grand sénéchal de Provence, qui en 1669 (mais non plus en 1672) était chevalier d’honneur de la Reine, et qui signa, avec sa femme Marie de Sourdis, cousine du comte de Grignan, au contrat de mariage du 27 janvier 1669 ? Voyez la Notice, p. 329.
  7. 7. Vers du Polyeucte de Corneille, acte II, scène ii.
  8. 8. Voyez la note 7 de la lettre 157. — Il était question d’un traité avec le duc de Lorraine (beau-père de Mme de Vaudemont), aux termes duquel le Roi lui aurait rendu ses États à des conditions très-onéreuses. Voyez la lettre du 6 avril 1672.
  9. 9. Dans l’édition de 1754 : « de ne jamais connoître l’amitié. »