Lettre 204, 1671 (Sévigné)

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1671

204. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 20e septembre.

Mon Dieu, ma bonne, que je suis aise, que je suis contente, et que la crainte et la joie que j’eus vendredi fut extrême ! Enfin, ma très-chère bonne, je trouvai deux de vos lettres, dont le dessus étoit écrit de votre propre main. On ne peut expliquer ce que l’on sent dans ces moments, et même, afin que ma joie fût complète, j’eus les deux paquets, dont on m’ôte quelquefois le premier. Cependant j’ai perdu des lettres d’affaires et des détails dont j’aurois une extrême curiosité. Il est difficile de nous en consoler que l’année qui vient. Notre cher oncle souhaite ce voyage, et vous rendra tous les services que vous pouvez attendre de son habileté et de son affection.

Ce n’est pas sans raison, ma chère fille, que vous fûtes troublée du mal du pauvre chevalier de Buous[1] : il est étrange. C’est un garçon qui me plaisoit dès Paris ; je n’ai pas de peine à croire tout ce que vous m’en dites. Ce qui est plus extraordinaire, c’est cette crainte de la mort. C’est un beau sujet à faire des réflexions, que l’état où vous me le dépeignez. Il est certain qu’en ce temps-là nous aurons de la foi de reste : elle fera tous nos désespoirs et tous nos troubles ; et ce temps que nous prodiguons, et que nous voulons qui coule présentement, nous manquera ; et nous donnerions toutes choses pour avoir un ou deux jours que nous perdons avec tant d’insensibilité : voilà de quoi je m’entretiens quelquefois dans ce mail que vous connoissez. La morale chrétienne est excellente à tous les maux ; mais je la veux chrétienne : elle est trop creuse et trop inutile autrement. Ma Mousse me trouve quelquefois assez raisonnable là-dessus ; et puis un souffle, un rayon de soleil emporte toutes les réflexions du soir. Nous parlons quelquefois de l’opinion d’Origène[2] et de la nôtre : vous aurez peine à nous faire entrer une éternité de supplices dans la tête, à moins que d’un ordre du Roi ou de la sainte Ecriture[3].

Je suis fort aise que vous ayez trouvé cette requête[4] jolie. Sans être aussi habile que vous, je l’ai entendue ver discrezione[5], et l’ai trouvée admirable. La Mousse est fort glorieux d’avoir fait en vous une si merveilleuse écolière[6].

Je vous plains de quitter Grignan, vous y êtes en bonne compagnie ; c’est une belle maison, une belle vue, un bel air : vous allez dans une petite ville étouffée[7], où peut-être il y aura des maladies et du mauvais air ; cela me déplaît ; et ce pauvre Coulanges qui ne vous trouvera point, il me fait pitié. Enfin sa destinée n’est pas de vous voir à Grignan. Peut-être le mènerez-vous à vos états ; mais c’est une grande différence, et vous devez bien sentir ce désagrément de voyage, dans l’état où vous êtes, et dans la saison où nous sommes. Vous y verrez l’effet des protestations de Monsieur de Marseille ; je les trouve bien sophistiquées, et avec de grandes restrictions. Les assurances que je lui donne de mon amitié sont à peu près dans le même style : il vous assure de son service, sous condition ; aussi lui dis-je que je ne doute point du tout que vous n’ayez toujours de nouveaux sujets de lui être obligée.

M. de Lavardin vint tout droit de Rennes ici jeudi au soir, et me conta les magnificences de la réception qu’on lui a faite. Il prêta le serment au parlement, et fit une fort agréable harangue. Je le remenai le lendemain à Vitré, pour reprendre son équipage, et gagner Paris.

L’évêque de Léon a été à la dernière extrémité à Vitré, avec un transport au cerveau, qui le rendoit bien pareil à Marphise[8] ; il est hors d’affaire. Je serai ici jusqu’à la fin de novembre, et puis j’irai embrasser et mener chez moi mes petites entrailles ; et au printemps, si Dieu me prête vie, je verrai la Provence : l’abbé le souhaite pour vous aller voir avec moi, et vous ramener. Il y aura bien longtemps que vous serez en Provence. Il est vrai qu’il ne faudroit s’attacher à rien, et qu’à tout moment on se trouve le cœur arraché dans les grandes et les petites choses ; mais le moyen ? Il faut donc toujours avoir cette Morale dans les mains, comme du vinaigre au nez, de peur de s’évanouir. Je vous avoue, ma bonne, que mon cœur me fait bien souffrir ; j’ai bien meilleur marché de mon esprit et de mon humeur. Je[9] suis très-contente de votre amitié. Ne croyez pas au moins que je sois trop délicate et trop difficile. Ma tendresse me pourroit rendre telle, mais je ne l’ai jamais écoutée ; et quand elle n’est point raisonnable je la gourmande ; mais croyez-moi de bonne foi ; et dans le temps que je vous aime le plus, et que je crois que vous m’aimez, croyez que les choses qui m’ont touchée auroient touché qui que ce soit au monde. Je vous dis tout cela pour vous ôter de l’esprit qu’il y ait aucune peine à vivre avec moi, ni qu’il faille des observations fatigantes. Non, ma bonne, il faut faire comme vous faites, et comme vous avez su si bien faire quand vous avez voulu : cette capacité qui est en vous rendroit le contraire plus douloureux. Mais où vais-je ? Comptez au moins que vous ne perdez aucune de vos tendresses pour moi : je vois et je sens tout, et j’ai toute l’application qui est inséparable de la grande amitié.

Je vous trouve admirable de faire des portraits de moi dont la beauté vous étonne vous-même. Savez-vous bien que vous vous jouez à me trouver médiocre, de la dernière médiocrité, quand vous me séparerez de votre idée pleine d’exagération ? Voici qui ressemble un peu à détruire par sa présence ; mais cela est vrai, il faut que cela passe. J’ai ri de ce Carpentras[10] que vous enfermez pendant que vous avez affaire, en l’assurant qu’il veut faire la siesta. Vos dames sont bien dépeintes avec leurs habits d’oripeau : mais quels chiens de visages ! je ne les ai jamais vus nulle part. Que le vôtre, que je vois avec ce petit habit uni, est agréable et beau ! et que je voudrois bien le voir et le baiser de tout mon cœur ! Au nom de Dieu, ma bonne, conservez-vous, évitez les occasions d’être effrayée. Je n’approuve guère d’avoir voyagé dans votre septième : je prie Dieu qu’il guérisse ce pauvre Chevalier[11].

Adieu, j’embrasse les vauriens. Vous ne pouviez pas me donner une plus petite idée de la place que j’ai dans le cœur de M. de Grignan, qu’en me disant que c’est le reste de ce que vous n’y occupez pas : je sais ce que c’est que de tels restes ; il faut être bien aisée à contenter pour en être contente. La Mousse souhaite fort que cette ligne s’achève. Savez-vous que le Roi a reçu M. d’Andilly comme nous aurions pu faire[12] ? Vivons et laissons s’établir M. de Pompone dans une si belle place.

  1. Lettre 204. — 1. Voyez la note 11, et plus haut la lettre 181, p. 267. Dans les éditions de 1726, il y a Beon au lieu de Buous.
  2. 2. Parmi les opinions condamnées par l’Église dans les œuvres d’Origène, une des principales (qu’elle soit de lui ou qu’il faille l’imputer aux hérétiques qui ont, dit-on, altéré ses écrits) est la négation de l’éternité des peines.
  3. 3. Perrin a remplacé ces derniers mots : « à moins que d’un ordre du Roi ou de la sainte Écriture, » par ceux-ci : « à moins que la soumission n’arrive au secours. »
  4. 4. Avec sa lettre du 6 septembre, Mme de Sévigné avait envoyé à sa fille l’Arrêt burlesque de Boileau pour le maintien de la doctrine d’Aristote. On voit ici que dans cet envoi l’arrêt était accompagné de la requête à laquelle il sert de réponse. Brossette, dans ses Commentaires sur Boileau (tome III, p. 402, Amsterdam, 1772), croyait, sur l’autorité d’un manuscrit, que l’arrêt burlesque avait été composé le 12 août 1671. Ces deux lettres de septembre confirmeraient cette opinion. Il existe de l’arrêt précédé de la requête une édition de la Haye de 1671, et il y est dit qu’elle a été faite sur la copie imprimée à Paris. Cette impression de Paris est sans doute de la fin d’août ou du commencement de septembre, à moins qu’on ne suppose que Mme de Sévigné avait envoyé à sa fille une copie manuscrite.
  5. 5. Intender per discrezione, c’est deviner, comprendre par discernement, par conjecture : conjectura augurari, comme dit le Dictionnaire de la Crusca.
  6. 6. L’abbé la Mousse était cartésien : voyez la Notice, p. 90 et suivante.
  7. 7. Lambesc, petite ville de Provence, où se tenaient les états de la province (à quatre lieues et demie au nord-ouest d’Aix).
  8. 8. C’est-à-dire à la petite chienne de Mme de Sévigné, qui, selon Descartes (dont l’évêque de Léon était un disciple très-fervent), n’étoit qu’une machine. (Note de Perrin.)
  9. 9. Le passage qui suit jusqu’à la fin de l’alinéa ne se trouve que dans les éditions de 1726. On a supprimé avec soin, dans celles de 1734 et de 1754, les traces des mésintelligences qui ont pu exister entre la mère et la fille. Voyez la Notice, p. 121 et suivante.
  10. 10. C’est-à-dire de cet évêque de Carpentras (personnage « fort ennuyeux, » dit une note de Perrin). C’était Gaspard de Vintimille, évêque depuis 1662, mort le 6 décembre 1684.
  11. 11. Dans son édition de 1754, Perrin ajoute entre parenthèses de Buous. — Marguerite, sœur du père du comte de Grignan, épousa en 1630 Ange de Pontevez, marquis de Buous. Le marquis de Buous (qui fut nommé procureur-joint pour la noblesse en 1673), et le chevalier, capitaine de vaisseau, étaient sans doute leurs fils, et la marquise de Montfuron leur fille. Voyez la première des lettres écrites de Marseille à la fin de 1672, et les lettres des 27 novembre et 22 décembre 1673 ; voyez aussi Walckenaer, tome V, p. 400, 402, et 50, 21, 24.
  12. 12. Voyez la note 4 de la lettre suivante.