Lettre 203, 1671 (Sévigné)

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1671

203. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 16e septembre.

Je suis méchante aujourd’hui, ma fille ; je suis comme quand vous me disiez : « Vous êtes méchante. » Je suis triste, je n’ai point de vos nouvelles. La grande amitié n’est jamais tranquille. Maxime. Il pleut, nous sommes seuls ; en un mot, je vous souhaite plus de joie que je n’en ai aujourd’hui. Ce qui embarrasse fort mon abbé, la Mousse et mes gens, c’est qu’il n’y a point de remède à mon chagrin. Je voudrois qu’il fût vendredi pour avoir une de vos lettres, et il n’est que mercredi : voilà sur quoi on ne sait que me faire ; toute leur habileté est à bout ; et si par l’excès de leur amitié ils m’assuroient, pour me contenter, qu’il est vendredi, ce seroit encore pis ; car, si je n’avois point de vos lettres ce jour-là, il n’y auroit pas un brin de raison avec moi ; de sorte que je suis contrainte d’avoir patience, quoique ce soit une vertu, comme vous savez, que je n’ai guère à mon usage : enfin je serai satisfaite avant qu’il soit trois jours. J’ai une extrême envie de savoir comme vous vous portez de cette frayeur : c’est mon aversion que les frayeurs. Pour moi, je ne suis pas grosse, mais elles me la font devenir, c’est-à-dire qu’elles me mettent dans un état qui renverse entièrement ma santé. Mon inquiétude présente ne va pas jusque-là : je suis persuadée que la sagesse que vous avez eue de garder le lit vous aura entièrement remise. Ne me venez point dire que vous ne me manderez plus rien de votre santé ; vous me mettrez au désespoir ; et n’ayant plus de confiance à ce que vous me diriez, je serois toujours comme je suis présentement. Il faut avouer que nous sommes à une belle distance l’une de l’autre, et que si l’on avoit quelque chose sur le cœur dont on attendît du soulagement, on auroit un beau loisir pour se pendre.

Je voulus hier prendre une petite dose de Morale ; je m’en trouvai assez bien ; mais je me trouve encore mieux d’une petite critique contre la Bérénice de Racine, qui me parut fort plaisante et fort spirituelle. C’est de l’auteur des Sylphides, des Gnomes et des Salamandres[1] : il y a cinq ou six petits mots qui ne valent rien du tout, et même qui sont d’un homme qui ne sait pas le monde ; cela donne de la peine ; mais comme ce ne sont que des mots en passant, il ne faut point s’en offenser, et regarder tout le reste, et le tour qu’il donne à sa critique : je vous assure que cela est joli[2]. Je crus que cette bagatelle vous auroit divertie ; et je vous souhaitai dans votre petit cabinet auprès de moi, sauf à vous en retourner dans votre beau château, quand vous auriez achevé cette lecture. Je vous avoue pourtant que j’aurois quelque peine à vous laisser partir si tôt ; c’est une chose bien dure pour moi que de vous dire adieu : je sais ce que m’a coûté le dernier. Il seroit bien de l’humeur où je suis d’en parler ; mais je n’y pense encore qu’en tremblant ; ainsi vous êtes à couvert de ce chapitre. J’espère que cette lettre vous trouvera gaie ; si cela est, je vous prie de la brûler tout à l’heure ; ce seroit une chose bien extraordinaire qu’elle fût agréable avec ce chien d’esprit que je me sens. Le Coadjuteur est bien heureux que je ne lui fasse pas réponse aujourd’hui.

J’ai envie de vous faire vingt-cinq ou trente questions pour finir dignement cet ouvrage. Avez-vous des muscats ? Vous ne me parlez pas des figues[3]. Avez-vous bien chaud ? vous ne m’en dites rien. Avez-vous de ces aimables bêtes que nous avions à Paris ? Avez-vous eu longtemps votre tante d’Harcourt ? Vous jugez bien qu’ayant perdu tant de vos lettres, je suis dans une assez grande ignorance, et que j’ai perdu la suite de votre discours. Pincez-vous toujours cette pauvre Golier[4] ? Vous battez-vous avec Adhémar[5] ? de ces batteries qui me font demander : « Mais que voulez-vous donc ? » Est-il toujours le petit glorieux ? Croit-il pas toujours être de bien meilleure maison que ses frères ? Ah ! que je voudrois bien battre quelqu’un ! Que je serois obligée à quelque Breton qui me viendroit faire une sotte proposition qui m’obligeât de me mettre en colère ! Vous me disiez l’autre jour que vous étiez bien aise que je fusse dans ma solitude, et que j’y penserois à vous : c’est bien rencontré ; c’est que je n’y pense pas toujours, au milieu de Vitré, de Paris, de la cour, et du paradis si j’y étois. Adieu, ma fille, voici le bon endroit de ma lettre. Je finis parce que je trouve que ceci extravague un peu : encore a-t-on son honneur à garder. Si je n’étois point brouillée avec le chocolat, j’en prendrois une chopine ; il feroit un bel effet avec cette belle disposition que vous voyez.


  1. Lettre 203 (revue sur une ancienne copie). — 1. C’est-à-dire de l’abbé de Montfaucon de Villars. Il était d’une famille noble de Languedoc, à laquelle appartenait le savant bénédictin Bernard de Montfaucon. Il mourut assassiné, à l’âge d’environ trente-cinq ans, vers la fin de 1673. Sa critique parut en 1671 ; elle irrita fort Racine (voyez la préface de Bérénice) ; elle a été réimprimée en 1740 dans un Recueil de dissertations sur Corneille et Racine publié par l’abbé Granet. Cet abbé de Villars est connu principalement par l’ouvrage qu’il avait publié l’année précédente : Le comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes, avec une seconde partie intitulée : Les Génies assistants et les Gnomes irréconciliables.
  2. 2. Dans les éditions de 1726 et de 1734, ce morceau, depuis : « Je voulus hier prendre, » etc., forme le commencement de la lettre du 7 octobre 1671. L’édition de 1754 le place ici, de même que l’ancienne copie que nous suivons.
  3. 3. Dans l’édition de 1754 : « Vous ne me parlez que des figues. »
  4. 4. Une des femmes de Mme de Grignan, déjà nommée à la fin de la lettre 133 : voyez plus haut, tome II, p. 61.
  5. 5. Voyez la note 8 de la lettre 132.