Lettre 199, 1671 (Sévigné)

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1671

199. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Vitré, mercredi 2e septembre.

J’ai reçu cette lettre seule ; elle est venue droit de Paris, sans passer par les mains de M. Dubois, et de plus je l’ai reçue selon votre date, cinq jours après qu’elle a été écrite ; de sorte que cette lettre est toute miraculeuse. Il n’est pas besoin de tant de merveilles pour me les rendre bien chères. J’en ai vu une d’une fille à une mère ; cette fille n’écrit pas comme vous, elle n’a pas de l’esprit comme vous ; mais elle a de la tendresse et de l’amitié comme vous : c’est Mme de Soubise à Mme de Rohan[1]. Je fus surprise hier de voir dans un endroit de sa lettre le fond de son cœur pour Mme de Rohan, et aussi quelle tendresse naturelle Mme de Rohan sent pour elle. Mais voici une belle digression : vous n’êtes guère en état d’en faire, vous, pauvre personne, qui êtes toujours occupée. Votre souvenir est au-dessus des distractions ; c’est lui qui les fait aux autres. Vous êtes au-dessus de tout ce qui m’étonne ; vous êtes au-dessus du vent et des nuages. Nos états ont beau crier, danser, boire : votre idée se sait toujours faire place. Il y a ici de grandes fronderies ; mais cela s’apaise dans vingt-quatre heures, et j’espère que dans trois jours tout sera fini : je le souhaite beaucoup.

Je n’ose plus aller aux Rochers : on en a trouvé les chemins ; il y avoit dimanche cinq carrosses à six chevaux. Je meurs d’envie d’être retournée dans ma solitude ; on la trouve belle ; Combourg[2] n’est pas si beau. Il ne faut pas que vous croyiez que nos maisons de Bretagne soient comme Grignan, il s’en faut beaucoup. Le petit Locmaria, sans tourner autour du pot, a tout l’air de Termes[3], sa danse, sa révérence, mettre et ôter son chapeau, sa taille, sa tête : voyez si ce petit vilain-là n’est pas assez joli. La Murinette beauté le voudroit bien épouser[4] ; mais il n’est pas de même pour elle. Le comte des Chapelles[5] est ravi de ce que vous avez mis de lui dans ma lettre. Nous parlons sans cesse de vous, lui et Pomenars. Il[6] vous mande que sa hardiesse est encore augmentée, et qu’il ne peut jamais être pendu, puisqu’il ne l’a point été. L’abbé vient quelquefois dîner ici avec la Mousse, qui n’est nullement embarrassé de tout ceci. Je l’ai si bien fait valoir partout, et chez Mme de Chaulnes, et chez M. Boucherat, et chez l’évêque de Léon, qu’il y est comme chez moi. Il parle des petites parties[7] avec cet évêque, qui est cartésien à brûler ; mais, dans le même feu, il soutient aussi que les bêtes pensent[8]. Voilà mon homme ; il est très-savant là-dessus ; il a été aussi loin qu’on peut aller dans cette philosophie, et Monsieur le Prince en est demeuré à son avis. Leurs disputes me divertissent fort.

On me mande que notre petite est fort jolie : elle me divertira bien cet hiver chez moi. Adieu, ma très-chère enfant ; ma plume me fait enrager, je finis, je vous embrasse.

La petite Deville me mande que vous êtes belle. Mon Dieu ! qu’il m’ennuie de ne vous point voir, et quelle extrême joie quand j’entendrai le son de votre voix ! Ce jour arrivera comme tant d’autres qu’on ne souhaite point. Je vous écris deux fois la semaine ; je crois que vous recevez mes lettres réglément : hélas ! il n’en est pas de même des vôtres. Le désordre vient depuis chez vous jusqu’à Lyon ; car après Lyon tout va bien. Mais j’admire que dans votre pays les lettres puissent être perdues.


  1. Lettre 199. — 1. Voyez la note 10 de la lettre 152.
  2. 2. Combourg est un ancien château, flanqué de grosses tours, sur la route de Dol à Rennes. C’était la principale habitation de la famille de Chateaubriand, dont plusieurs branches l’avaient possédé par des mariages avec les Coetquen. Voyez le tome I des Mémoires d’Outre-Tombe (1849, 1re édition), particulièrement p. 43 ; 102 et suivantes ; 193 et suivantes ; 266 et suivantes.
  3. 3. Roger de Pardaillan de Gondrin, marquis de Termes, fils d’un frère du marquis de Montespan (César-Auguste, qui fut premier gentilhomme de la chambre de Gaston). Il fut compromis dans l’affaire des poisons et mourut en 1704. Mme de Sévigné paraît avoir, comme Boileau (voyez le Bolæana, 1742, p. 141), goûté sa conversation. Il vint aux Rochers en 1690. Voyez les lettres datées de Vichy le 4 septembre et le 15 octobre 1677, et la lettre du 22 juin 1690. Sur les agréments de sa personne, son esprit, sa belle voix, et sur le mépris où il était tombé à la cour, voyez les Mémoires de Saint-Simon, tome IV, p. 243 et suivante. Voyez aussi la lettre du 27 décembre 1684.
  4. 4. Elle épousa en 1674 le marquis de Kerman. Voyez la note 3 de la lettre 186.
  5. 5. Voyez la note 7 de la lettre 193.
  6. 6. Perrin a remplacé le pronom il par ce dernier.
  7. 7. Voyez dans la iiie partie des Principes de la philosophie de Descartes, traduits en françois par un de ses amis, la théorie des tourbillons, où ces deux mots (petites parties) se rencontrent presque à chaque page.
  8. 8. Descartes, comme l’on sait, prétendait :

          Que la bête est une machine,
    Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
    Nul sentiment, point d’âme ; en elle tout est corps.
          Telle est la montre qui chemine
    À pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.


    (La Fontaine, livre X, fable 1re.)