Lettre 198, 1671 (Sévigné)

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1671

198. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 30e août.

Vraiment, ma fille, il n’en faut pas douter, je perds toutes les semaines une de vos lettres, ou du moins très-souvent. Vous seriez toujours dix jours sans m’écrire, quand je n’en reçois qu’une : je suis assurée que cela n’est pas, et que, par exemple, j’en ai perdu une très-bonne cet ordinaire, et n’ai reçu que celle que vous m’écriviez dans l’accablement de vos Provençaux. Je suis triste de ce malentendu ; et vous verriez aisément ce désordre si vous écriviez vos dates. Un chagrin que cela me donne encore, c’est que je commence toutes mes lettres par ce sot chapitre : c’est un beau début et bien agréable !

Parlons un peu de votre sang que vous dites qui n’est point échauffé. J’en suis bien aise pour une raison, et j’en suis fâchée pour une autre : c’est qu’il y a moins de remède ; et puisque c’est l’air, et qu’il faudroit changer de place aux brouillards, et mettre au-dessus de votre tête ce qui est au-dessous de vos pieds[1], je ne vois pas trop bien quel remède je pourrois apporter à ce malheur ; j’en sais un pourtant, dont j’espère que vous vous servirez quand j’irai en Provence. C’est un grand déplaisir que votre beau teint ne puisse pas soutenir l’air de Provence. Autrefois, dans ma jeunesse, l’air de Nantes, un peu mêlé de celui de la mer, me perdoit tout le mien. En un mot, ma chère enfant, c’est un bon air que celui de l’Île-de-France : celui de Vitré tue tout le monde ; le serein du Parc[2] est une chose que je ne soutiens pas, moi qui soutenois sans trembler tout celui de Livry ; aussi tout le monde y tombe malade.

M. de Chaulnes se porte bien mieux. Ils partiront tous devant qu’il soit six jours : la compagnie est belle et bonne ; mais c’est avec une grande joie qu’on se sépare.

Je revins ici vendredi voir un peu mon abbé, ma Mousse et mes bois. Aujourd’hui j’attends Monsieur de Rennes[3] et trois autres évêques à dîner ; je leur donnerai une pièce de bœuf salé. Après le dîner, Mme de Chaulnes me vient reprendre pour me remener à Vitré dire adieu à la seigneurie. M. Boucherat, M. le premier président et la voiture complète de magistrats doivent venir aussi. Comme ils m’emmèneront, et que je n’aurai plus le temps de fermer mes lettres, je les vais cacheter dès ce matin. Le contrat de notre province avec le Roi fut signé vendredi ; mais auparavant on donna deux mille louis d’or à Mme de Chaulnes, et beaucoup d’autres présents. Ce n’est point que nous soyons riches ; mais c’est que nous avons du courage, c’est que nous sommes honnêtes, et qu’entre midi et une heure nous ne savons point refuser nos amis ; c’est l’heure du berger : les vapeurs de vos fleurs d’orange ne font pas de si bons effets. Je ne sais pas comme vous vous portez ; mais votre santé est bue tous les jours par plus de cent gentilshommes qui ne vous ont jamais vue, et qui ne vous verront jamais ; ceux qui vous ont vue ne sont pas ceux qui célèbrent le mieux votre santé. Lavardin et le comte des Chapelles ont fait des bouts-rimés que je leur ai donnés, qui sont très-jolis et que je vous enverrai. Vous serez bien aise de savoir aussi que l’autre jour M. de Bruquenvert dansa très-bien le passe-pied avec Mlle de Kerikinili. Voilà de ces choses que vous ne devez pas ignorer : ne m’attaquez pas sur les noms, j’y suis forte présentement.

Les grandeurs de province sont ici dans leur lustre ; de sorte que l’autre jour la beauté de la charge de M. de Grignan fut admirée et enviée : être seul est une chose qui charme fort. M. de Molac, qui est accablé par M. de Lavardin, M. de Lavardin par M. de Chaulnes, et les lieutenants de Roi par les lieutenants généraux, envient bien ce bonheur. On vouloit aussi, dans l’humeur de faire des présents, proposer aux états de donner dix mille écus à M. et à Mme de Grignan. M. de Chaulnes soutenoit qu’ils écouteroient la proposition ; d’autres, qu’ils le feroient. Enfin nous en demeurâmes à l’envie d’en faire courir le bruit sourdement, faire murmurer quelques bas Bretons, et puis les radoucir à table, et leur faire promettre de le proposer.

Mais que dites-vous de M. de Coulanges qui s’en va vous voir ? Le joli homme ! qu’il est heureux ! Je crois, ma bonne, que vous serez fort aise de le voir tourner dans votre château ; sa gaieté vous en donnera ; il vous dira comme votre fille est considérée et jolie, et vous portera un paquet de linges pour qui il appartiendra. Votre hanche me désole, et fait que je n’ai plus de courage : tout ce que je desire, et qui est bien assez pour moi, c’est que vous vous portiez bien, et que pour l’amour de moi vous ayez de l’application à votre santé et à votre conservation.

Je trouve votre esprit dans une philosophie et dans une tranquillité qui me paroît bien plus au-dessus des brouillards et des grossières vapeurs, que le château de Grignan. C’est tout de bon que les nuages sont sous vos pieds ; vous êtes élevée, ma bonne, dans la moyenne région, et vous ne m’empêcherez pas de croire que ces beaux noms que vous dites que vous donnez à des qualités naturelles, sont un effet de votre raison et de la force de votre esprit. Dieu vous le conserve si droit ! il ne vous sera pas inutile ; mais il faut un peu agir, afin que votre philosophie ne se tourne pas en paresse, et que vous puissiez être en état de revoir un pays où les nues sont au-dessus de vous. Il me semble que je vous vois dans l’indolence que vous donne l’impossibilité ; ne vous y abandonnez qu’autant qu’il est nécessaire pour votre repos, et non pas assez pour vous ôter l’action et le courage. Je vous plains bien d’avoir des femmes ; vous savez comme je les hais. Vos statues d’hommes sur des piédestaux sont bien ennuyeuses : vous me ferez aimer l’amusement de nos Bretons, plutôt que l’indolence parfumée de vos Provençaux. Mais où sont donc ces esprits si vifs, si brillants, ces têtes si près du bonnet, ces imaginations échauffées par un si bon soleil ? Au moins vous devriez avoir des fous, et dans la quantité vous en trouveriez quelqu’un qui vous pourroit divertir. Je ne comprends point bien votre Provence ni vos Provençaux : ah ! que je comprends bien mieux mes Bretons ! Si je vous disois tous ceux qui vous font des compliments, il faudroit un volume : M. et Mme de Chaulnes, M. de Lavardin, le comte des Chapelles, Tonquedec, l’abbé de Montigny, évêque de Léon, d’Harouys, Fourché, Chésières, etc., sans compter mon abbé, qui n’a jamais reçu votre dernière lettre, et notre Mousse qui attend celle que vous composez. Pour moi, ma fille, sans en faire à deux fois, je vous conjure d’embrasser tous vos aimables Grignans. J’ai vu des manches comme celles du chevalier ; ah ! qu’elles sont belles dans le potage et sur des salades ! Adieu, ma très-belle et très-infiniment chère ; je ne vous dis rien de mon amitié : c’est que je ne vous aime pas.


  1. Lettre 198 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — 1. À cause de la situation de Grignan, dont le château est fort élevé. (Note de Perrin.)
  2. 2. C’est la promenade de Vitré. Elle est plantée de vieux hêtres.
  3. 3. Voyez la note 3 de la lettre 193.