Les rois de l’océan :Vent-en-panne/05

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V

QUELLE FUT LA PREMIÈRE ENTREVUE DE L’OLONNAIS ET DU DUC DE LA TORRE À LA VERA-CRUZ

Don Pedro Garcias jouait décidément le rôle de la providence auprès des deux aventuriers ; le hasard en le plaçant sur leur chemin au moment où ils venaient de débarquer, leur avait rendu un signalé service. Dès le premier instant le digne homme avait pris en affection les deux jeunes gens ; comme il était connu dans le pays et qu’il y jouissait d’une réputation d’honnêteté bien établie, sa garantie leur fut très-profitable.

D’abord, il leur évita une foule de désagréments, auxquels sans lui, ils auraient été exposés, dans une contrée qui leur était complétement inconnue ; et dont seuls ils auraient eu beaucoup de peine à se tirer ; ensuite grâce à ses relations, il les munit de nombreuses lettres de recommandation ; leur ouvrant ainsi les portes des principales maisons de la Vera-Cruz, ce qui convenait on ne peut mieux, pour la réussite des projets qui les amenaient au Mexique.

Les trois hommes franchirent sans difficultés les garitas de la ville ; l’officier commandant la garde, était lié avec l’haciendero ; il ne jeta qu’un regard distrait sur les passes des arrieros, et tout en serrant la main de don Pedro, et lui demandant affectueusement de ses nouvelles, il fit signe aux sentinelles de laisser passer les voyageurs ; ce qui, nous ne craignons pas de le constater, causa à ceux-ci, une vive joie intérieure.

L’haciendero, avant de s’occuper de ses propres affaires, voulut absolument accompagner ses nouveaux amis, à la calle de la Paroquia, où il les installa, avec force recommandations, au maître du tambò, qu’il connaissait, et dont il était le compère.

Nous ferons remarquer en passant, que le compérage en Espagne et surtout dans les colonies, est fort étendu et presque élevé à la hauteur d’une institution ; c’est une quasi-parenté, par laquelle les deux parties sont peut-être plus engagées que par une parenté réelle. Les compères ne se refusent jamais, dans les limites du possible, bien entendu, de se rendre les services que réciproquement ils se demandent.

Au Mexique, au Chili, au Pérou surtout, le compérage est considéré presque comme quelque chose de sacre ; par suite il astreint souvent à de très-grandes obligations ; obligations devant lesquelles du reste, jamais les compères ne reculent.

Après avoir commodément installé les deux hommes chez son compère, don Pedro leur donna son adresse en les engageant à le venir voir, le plus tôt possible, puis il consentit enfin à les laisser et s’occuper de ses propres affaires.

Nous abandonnerons quant à présent l’Olonnais et Pitrians, s’installant à la Vera-Cruz, tout en préparant leur entrée en campagne, et nous reviendrons au duc de la Torre et à sa famille.

Ainsi que nous l’avons dit, M. d’Ogeron avait fait demander par l’entremise du gouverneur espagnol de Saint-Domingue, au capitaine général de Cuba, l’autorisation de laisser mouiller devant la Vera-Cruz le vaisseau de guerre français le Robuste, chargé par le roi Louis XIV, d’y conduire S. E. le duc de la Torre, récemment nommé vice-roi du Pérou, par S. M. catholique.

Cette autorisation s’était fait attendre quelque temps, mais enfin elle était arrivée, accompagnée d’une lettre gracieuse du capitaine général. Le lendemain de la réception de cette autorisation, le duc de la Torre, après avoir fait ses adieux à M. d’Ogeron et aux principaux boucaniers, s’était embarqué avec sa famille. Le Robuste avait immédiatement levé l’ancre et mis sous voiles.

La traversée de Port-Margot à la Vera-Cruz se fit dans les conditions ordinaires, sans incidents dignes d’être notés. Le Robuste mouilla vers huit heures du matin devant le fort de San Juan de Luz, où tous les bâtiments avaient coutume de jeter l’ancre.

C’était la première fois, depuis la conquête du Mexique, qu’un bâtiment de guerre français faisait majestueusement flotter les plis de son pavillon dans un des principaux ports de l’Espagne de Ultra-mar ; aussi la curiosité était-elle grande dans la ville ; les habitants étonnés, et presque effrayés à la vue de ce puissant vaisseau, s’interrogeaient avec anxiété ; ils essayaient de découvrir quel motif l’avait conduit devant leur ville, et comment il avait obtenu l’autorisation d’y mouiller.

Une heure et demie avant de prendre son ancrage, le vaisseau le Robuste, avait été accosté en pleine mer, par une gοëlette espagnole portant pavillon parlementaire. Cette gοëlette avait à son bord le señor conde don Antonio de la Sorga-Caballos, gouverneur général de la province de Vera-Cruz, et quatre ou cinq officiers de son état-major ; il s’y trouvait en sus un pilote lamaneur chargé de conduire le vaisseau à son mouillage.

Don Antonio, ses officiers et le pilote, montèrent à bord du Robuste.

Le gouverneur général était un gentilhomme de vieille souche espagnole, très-instruit ; bien que fort jeune encore, il s’était acquis une certaine réputation militaire dans les guerres de Flandres. Son entrevue avec M. de Lartigues et le duc de la Torre, fut ce qu’elle devait être, c’est-à-dire cordiale, sans familiarité, et bienveillante, sans faiblesse. Don Antonio avait été averti par le capitaine-général de Cuba, de l’arrivée prochaine à la Vera-Cruz, du vaisseau le Robuste, mis gracieusement à la disposition du nouveau vice-roi du Pérou, par S. M. le roi Louis XIV et de l’autorisation donnée au baron de Lartigues, d’accomplir sa mission.

Cependant malgré toute l’aménité affectée dans leurs relations, par le gouverneur et M. de Lartigues, un débat sérieux ne tarda pas à s’élever entre eux ; débat dont les suites faillirent devenir fort graves.

Don Antonio soutenait que les lois établies par le gouvernement espagnol étaient positives ; n’admettaient ni exception, ni interprétation ; que dans ces conditions la seule chose à laquelle il se crût autorisé, et cela bien entendu sous sa propre responsabilité vis-à-vis de ses supérieurs, — responsabilité que cependant par considération pour le duc de la Torre et le baron de Lartigues, il n’hésitait pas à assumer sur lui, au risque de ce qui pourrait survenir, — était de prendre à bord de la gοëlette le duc, sa famille et ses bagages ; se chargeant de le conduire ainsi, sous pavillon espagnol, à la Vera-Cruz où le duc serait reçu avec tous les honneurs dus à son rang.

M. de Lartigues écouta avec une visible impatience ce raisonnement spécieux ; puis il répondit nettement et sèchement.

— Monsieur le comte don Antonio de la Sorga-Caballos, S. M. le roi Louis XIV mon maître, m’a fait l’honneur de me charger de conduire à la Vera-Cruz S. E. M. le duc de la Torre, vice-roi du Pérou, je vous déclare donc, que quoi qu’il advienne, de gré ou de force, je remplirai à la lettre la mission que m’a confiée S. M. le roi mon maître.

— M. le baron ! s’écria vivement le gouverneur, nous saurions au besoin répondre à la force par la force.

— Peut-être le voudriez-vous, señor, dit M. de Lartigues avec un sourire sardonique, malheureusement les moyens vous manquent. La Vera-Cruz n’est pas en état de défense ; il n’y a pas un seul vaisseau de guerre dans le port, avant trois mois il n’en arrivera point. J’ai l’honneur, ainsi que vous le voyez, de commander un vaisseau de soixante-six pièces de canons ; six autres bâtiments de guerre français d’une force égale à celui-ci, formant l’escadre dont je suis le chef dans l’Atlantique, louvoient à dix lieues au large, prêts à exécuter mes ordres ; veuillez donc répondre catégoriquement à la question que j’ai l’honneur de vous poser : voulez-vous, oui ou non, me laisser accomplir ma mission ? mes intentions sont bonnes et essentiellement loyales.

— Mais, M. le baron, répondit le gouverneur assez interloqué, et obligé de reconnaître dans son for intérieur qu’il avait peut-être été un peu trop loin, vu la faiblesse des moyens dont il disposait ; mais, M. le baron, encore est-il nécessaire que je sache de quelle façon vous entendez remplir cette mission.

— Eh monsieur ! de la façon habituelle, rien de moins : je mouillerai devant les îles de San Juan de Luz, je saluerai la ville de vingt-et-un coups de canon en hissant le pavillon espagnol à mon grand mât ; salut auquel le fort de San Juan de Luz me répondra coup pour coup en hissant le pavillon français ; puis j’armerai mes embarcations au nombre de huit, M. le duc de la Torre me fera l’honneur de prendre place dans la mienne, avec sa famille, et à la tête de mon état-major et d’un détachement de cent vingt hommes armés, j’escorterai S. E. le vice-roi du Pérou jusques au palais du gouvernement. Là, M. le comte, vous voudrez bien me délivrer des lettres patentes constatant l’accomplissement de ma mission ; cela fait, je prendrai congé de M. le duc de la Torre, je retournerai à mon bord, et une heure plus tard j’aurai quitté la Vera-Cruz. Voilà, monsieur, de quelle manière j’entends m’acquitter de la mission que j’ai reçue ; rien ne me fera modifier mes instructions.

— Soit, M. le baron, il en sera ainsi ; mais croyez bien que si je me soumets à vos exigences, ce n’est ni par crainte, ni par impuissance ; mais seulement afin de vous prouver la haute estime du gouvernement espagnol, pour S. M. le roi Louis XIV, et le cas qu’il fait de ses mandataires, lorsque ceux-ci vous ressemblent, monsieur.

— Soyez convaincu, M. le comte, que j’apprécie comme ils le méritent, les motifs quels qu’ils soient qui dictent votre conduite ; quand il ne s’agirait que d’empêcher l’effusion du sang, je vous adresserais mes remerciements les plus sincères pour la condescendance, la fois ferme et digne, que vous me montrez.

Cet incident vidé ; il fut convenu que le gouverneur de la Vera-Cruz retournerait immédiatement à terre, et que le vaisseau le Robuste, croiserait au large pendant une heure, afin de laisser aux autorités de la ville le temps de tout préparer pour la réception du vice-roi.

M. de Lartigues sourit dédaigneusement à cette proposition, mais il accepta.

Le cérémonial arrêté fut exécuté ponctuellement ; le vaisseau salua la ville, le fort rendit aussitôt le salut ; puis les embarcations du Robuste furent amenées, elles se dirigèrent à force de rames vers le môle ; au fur et à mesure que les canots s’approchaient de la ville, le vaisseau, sans impulsion visible, semblait décrire une courbe sensible ; si bien que lorsque les embarcations accostèrent le môle, on reconnut que le Robuste s’était placé, ou plutôt embossé de façon à ne rien avoir à redouter des canons du fort, tandis que lui, pouvait foudroyer la ville avec ses batteries.

M. de la Serga, sous prétexte de rendre au vice-roi, les honneurs dus à son rang, avait fait prendre les armes à toute la garnison ; les rues regorgeaient de soldats ; les troupes occupaient divers points stratégiques ; la foule des curieux avait été repoussée assez loin, pour ne gêner en rien les manœuvres militaires.

Le gouverneur, à la tête d’un brillant état-major, vint recevoir ses hôtes à l’escalier du môle ; il offrit gracieusement le poing à Mme de la Torre tandis que M. de Lartigues présentait le sien à doña Violenta.

— Voilà un bien grand déploiement de forces, M. le comte, dit M. de Lartigues avec un sourire ironique.

— Vous m’excuserez, M. le baron ? répondit le gouverneur sur le même ton ; nous sommes peu habitués ; à recevoir la visite de vos compatriotes ; la population est très-hostile aux Français ; j’ai cru devoir prendre ces précautions, afin d’éviter un conflit presque probable.

— Je ne vous blâme pas, monsieur ; vous voyez que moi-même, répondit M. de Lartigues, en étendant le bras vers le Robuste, je me suis mis en mesure de répondre à une attaque, sinon de la prévenir.

Tous les yeux se portèrent alors sur le vaisseau ; le gouverneur reconnut avec un dépit secret, que tous les sabords étaient ouverts, les pièces en batterie, les mèches allumées ; un geste, un signe de M. de Lartigues et une grêle de mitraille aurait, comme un vent de mort, passé sur la ville et balayé ses quais.

Le comte de la Serga se pencha à l’oreille d’un de ses officiers, lui dit quelques mots à voix basse ; celui-ci s’éloigna aussitôt.

Cependant le débarquement s’était opéré avec cette rapidité, que mettent les Français dans tout ce qu’ils font ; cent vingt soldats bien armés, étaient rangés derrière leur commandant ; sans compter une soixantaine d’hommes restés dans les canots, prêts au premier signal à rendre d’excellents services.

— Mon cher commandant, dit le comte avec un sourire contraint, je vois que nous nous sommes mutuellement trompés ; sur ma foi de noble Espagnol, je veux vous donner l’exemple de la confiance ; voyez.

En effet, sans doute par suite de l’ordre donné par le gouverneur, un instant auparavant, les rangs des soldats s’étaient considérablement éclaircis ; la plupart des troupes étaient rentrées dans leurs quartiers : la population dont les coudées étaient rendues plus franches, se pressait autour des étrangers, sans montrer en aucune façon cette animosité, dont au dire du gouverneur elle était animée. En un mot l’aspect de la ville avait totalement changé ; de sévère et farouche, en quelques minutes il était devenu riant et amical.

— Je vous remercie, M. le comte, dit M. de Lartigues ; ce que vous faites est bien, je n’attendais pas moins de vous ; à mon grand regret, cet exemple que vous me donnez si loyalement, je ne puis l’imiter ; la prudence exige impérieusement que je me tienne sur mes gardes ; mais je vous donne ma parole de gentilhomme, que quoi qu’il arrive, les premières démonstrations hostiles et les premier coups, ne viendront pas des Français.

Le gouverneur s’inclina : les musiques militaires espagnoles, commencèrent à exécuter leurs airs les plus joyeux, et le cortège se mit définitivement en marche ; non vers le palais du gouvernement, mais vers celui, que par les soins du gouverneur, on avait préparé pour recevoir le duc de la Torre et sa famille.

Là encore, tout se passa exactement d’après le programme convenu entre M. de la Sorga et M. de Lartigues.

Lorsque le comte eut remis à l’officier français ses lettres patentes bien en règle, le duc de la Torre prit à son tour congé du commandant de la façon la plus affectueuse ; il le chargea de remettre au roi une lettre qu’il lui présenta, et dans laquelle il remerciait respectueusement S. M. de la grâce qu’elle lui avait faite, et de la manière dont ses ordres avaient été compris et exécutés par le commandant du Robuste.

M. de Lartigues prit alors officiellement congé du duc et de sa famille ; puis il regagna ses embarcations en compagnie du gouverneur, qui lui fit rendre strictement tous les honneurs dus à son rang.

Une heure plus tard, le Robuste mettait sous voile, et quittait la Vera-Cruz.

Le duc de la Torre n’ignorait pas qu’il devait passer trois mois au Mexique, avant qu’un navire pût le conduire à Panama.

Le duc se souciait peu d’habiter pendant ces trois mois à la Vera-Cruz, dont le climat est réputé mortel pour les étrangers.

Avant tout il écrivit au vice-roi de la nouvelle Espagne, résidant à Mexico, pour lui annoncer son débarquement à la Vera-Cruz, et la situation précaire dans laquelle il se trouvait, à cause du long laps de temps qui s’écoulerait avant son départ pour le Pérou. Il ajoutait qu’un séjour aussi prolongé dans les terres chaudes, pourrait avoir des conséquences fort graves, non-seulement pour sa santé, mais encore pour celle de Mme de la Torre et de sa fille, dont il était accompagné. Il terminait sa lettre en priant le vice-roi de l’autoriser à établir sa résidence provisoire, dans les terres tempérées, soit à Orizaba, soit à Puebla de los Angeles.

Cette lettre écrite, fermée et cachetée de son sceau le duc de la Torre la remit à un domestique qu’il avait amené d’Espagne avec lui, et sur la fidélité duquel il pouvait compter ; il l’expédia à Mexico, puis il se mit en mesure de monter sa maison sur un pied respectable.

Quelques jours s’écoulèrent ainsi, sans qu’aucun incident ne vînt troubler la monotone tranquillité de la vie qu’il menait à la Vera-Cruz.

Le duc avait reçu, les unes après les autres, les visites cérémonieuses des autorités de la ville ; ces visites, il les avait ponctuellement rendues ; puis il s’était renfermé dans son palais et avait vécu fort retiré ; non pas que le duc soupçonnât les mauvaises intentions que certaines gens nourrissaient contre lui, ni le complot que ses ennemis ourdissaient en silence ; il était à cent lieues de soupçonner une aussi odieuse machination.

Il venait pour la première fois en Amérique ; jusques-là sa vie presque tout entière s’était écoulée à la cour de France ; il avait conscience de n’avoir fait de mal à personne, tandis qu’au contraire il conservait le souvenir des bienfaits qu’il avait semés autour de lui ; chaque fois que l’occasion s’en était présentée.

La réclusion volontaire, à laquelle le duc s’était condamné, n’avait donc aucune des raisons que nous avons données ; elle provenait seulement du caractère un peu sauvage du duc, de la nécessité d’étudier sérieusement les hautes questions politiques ; que peut-être il serait appelé à traiter plus tard, et surtout de son désir de ne pas être au-dessous de sa position, en justifiant la confiance de son souverain.

Un matin, le duc retiré dans son cabinet, se livrait avec ardeur à son travail de chaque jour ; travail aride, épineux, surtout pour un homme dont la vie jusque-là s’était écoulée en dehors de toutes les questions abstraites de la haute politique ; un serviteur entra et lui annonça que deux arrieros désiraient être autorisés à déployer devant les dames leurs riches marchandises ; le serviteur ajouta que l’un de ces arrieros insistait, pour avoir l’honneur d’être reçu par M. le duc de la Torre, auquel disait-il, il avait à faire des communications urgentes et de la plus haute importance.

Le duc ordonna que cet homme fût amené en sa présence ; tandis que son compagnon montrerait ses fines étoffes et ses bijoux aux dames.

L’arriero entra ; aussitôt que la porte se fut refermée derrière lui ; celui-ci fit quelques pas en avant, et salua silencieusement le duc.

— Vous avez désiré me voir ? dit M. de la Torre, en jetant un regard scrutateur sur l’étranger ; que désirez-vous, señor ? je suis prêt à vous entendre.

— Monsieur, répondit l’arriero en s’approchant jusques à toucher la table derrière laquelle le noble Espagnol était assis, veuillez je vous prie m’examiner avec plus d’attention et me dire si vous me reconnaissez ?

— Non ; répondit le duc au bout d’un instant, après avoir attentivement regardé son singulier interlocuteur ; je crois être certain, de vous voir aujourd’hui pour la première fois ; cela du reste n’a rien d’étonnant, n’étant arrivé que depuis dix jours à la nouvelle Espagne.

— Peut-être m’avez-vous rencontré ailleurs ? reprit l’arriero.

— Non, je ne le crois pas ; j’affirmerais presque que cela n’est pas. Je possède une grande mémoire des physionomies ; plus je vous regarde, moins la vôtre me rappelle quelqu’un que j’aurais connu, ou seulement vu une fois ou deux.

— Alors tout est pour le mieux ! dit l’arriero, en éclatant d’un rire jovial, et changeant d’idiome ; c’est-à-dire parlant le français au lieu de l’Espagnol dont jusque-là il s’était servi ; mon déguisement est mieux réussi que je ne le supposais ; puisque j’ai pu vous tromper, monsieur le duc, vous dont je suis si bien connu, il est évident que tous autres s’y laisseront prendre.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria M. de la Torre avec surprise, maintenant que vous parlez français, votre voix a un accent qui me frappe et rappelle à mon oreille des notes déjà entendues ; mais homme ou spectre dites-moi votre nom, car encore une fois, je ne vous reconnais pas.

L’arriero fit rouler un fauteuil auprès du duc, s’assit sans plus de façons et toujours riant :

— M. de la Torre, dit-il, je suis un de vos meilleurs amis : l’Olonnais.

— Vous l’Olonnais ! s’écria le duc au comble de l’étonnement ; c’est impossible !

— Ah, pardieu ! voilà qui est flatteur pour moi ! mais permettez-moi de vous dire, M. le duc, que je suis certain de mon identité. Je suis l’Olonnais, aussi vrai que mon camarade Pitrians que vous connaissez bien aussi, montre en ce moment de riches marchandises à madame de la Torre et à sa noble fille.

— Mais comment êtes vous ici ? de quelle façon avez-vous réussi à vous introduire dans la Vera-Cruz ? quel motif vous y amène ?

— Voilà bien des questions à la fois, M. le duc ; cependant j’espère répondre à toutes, de façon à vous satisfaire.

— Parlez, mon ami, je vous en conjure ; bien que rien ne m’étonne de la part des frères de la Côte, il est évident pour moi, que pour tenter une expédition aussi audacieuse je dirai presque aussi folle, il faut que vous ayez eu des motifs bien graves.

— En effet, monsieur le duc, mais vous vous êtes toujours montré notre ami ; nous autres flibustiers, vous le savez, nous conservons religieusement nos serments, et jamais nous n’oublions nos amis. À la suite d’une camisade exécutée contre une petite ville de Saint-Domingue, nommée San Juan de la Maguana, des papiers importants sont tombés entre les mains de mon matelot Vent-en-Panne ; ces papiers, paraît-il, ont pour vous une si grande valeur, que Vent-en-Panne et moi, nous n’avons pas hésité une seconde à vous les faire parvenir ; mais il fallait éviter qu’ils ne s’égarassent en route : ils devaient être remis à un homme sûr ; je me chargeai de cette mission délicate. Je ne vous ennuierai pas du récit fastidieux des moyens que j’ai employés pour arriver jusqu’à vous. Il vous suffira, M. le duc, de savoir que j’ai réussi, puisque me voilà.

— Et ces papiers, vous les avez ? demanda le duc avec anxiété.

— Depuis que mon matelot me les a remis, monsieur, ils ne m’ont pas quitté : les voici.

Il retira alors de la poche intérieure de son dolman un paquet soigneusement cacheté, et le remit au duc.

— Prenez connaissance de ces papiers à votre loisir, monsieur le duc ; dit-il ; quant à moi rien ne me presse ; je me tiendrai toujours à votre disposition, au cas où vous auriez besoin de me voir et de m’entretenir.

— Non, reprit vivement le duc, en arrêtant d’un geste l’Olonnais, après ce que vous avez fait dans le seul but de m’être utile, je commettrais une faute grave si je ne m’empressais pas de reconnaître ce service, en parcourant immédiatement ces papiers. Des choses aussi sérieuses ne sauraient être négligées. Veuillez donc, je vous prie, patienter ici, pendant quelques minutes ; cela fait nous aurons tout le loisir nécessaire pour nous entretenir.

Le duc passa alors dans un appartement contigu et laissa le flibustier seul.

Ainsi que nous l’avons dit, l’Olonnais ignorait complétement le contenu des papiers dont il était porteur ; par conséquent, il ne savait rien de leur importance réelle ; sa curiosité était donc vivement excitée. Nous n’avancerons rien de trop, en affirmant que dans son for intérieur, malgré la délicatesse innée de son caractère, il n’était pas fâché de voir se soulever le voile, dont jusque-là ce mystère avait été pour lui, enveloppé.

Près d’une demi-heure s’écoula sans que le duc reparût ; le flibustier commençait à être assez embarrassé de sa personne ; il se demandait déjà, si son noble interlocuteur ne l’avait pas oublié, et combien de temps il resterait encore prisonnier dans ce salon, quand une porte s’ouvrit et un valet parut.

— Veuillez me suivre, señor, dit le valet en s’inclinant devant lui.

L’Olonnais se leva ; sans faire d’observations, il suivit le domestique.

Celui-ci le conduisit, après lui avoir fait traverser plusieurs appartements somptueusement meublés, dans un cabinet d’assez petites dimensions, faiblement éclairé, où après l’avoir annoncé, il se retira en fermant la porte derrière lui.

L’Olonnais aperçut alors M. de la Torre, assis ou plutôt affaissé dans un fauteuil.

Le duc était pâle, ses traits bouleversés, malgré ses efforts pour se contenir, avaient une expression de douleur immense ; il salua le jeune homme de la main, en lui faisant signe de s’asseoir.

Il y eut un instant de silence.

Enfin le duc, après avoir deux ou trois fois passé la main sur son front moite de sueur, se redressa péniblement sur son fauteuil, et d’une voix sourde et tremblante :

— Excusez-moi, mon ami, dit-il, je viens de souffrir une angoisse terrible. Sans vous en douter, hélas ! et dans les meilleures intentions, vous m’avez infligé un horrible supplice.

— Oh ! M. le duc ! s’écria le jeune homme avec l’expression d’une tristesse réelle ; serait-il possible que j’eusse fait cela en effet ? moi qui au prix de ma vie, voudrais vous éviter le plus léger chagrin.

— Hélas ! mon ami, cela est ainsi ; j’aurais tort de me plaindre ! vous n’avez été en cette circonstance que la tige d’acier, dont s’est servi la main habile d’un chirurgien pour sonder la blessure que je renferme dans mon cœur, en m’obstinant à la cacher à tous les yeux. Je ne vous en veux pas ; je ne puis pas vous en vouloir ; votre intention était bonne. Mais revenons à ce qui doit être le sujet de notre entretien ; ne cherchez pas à vous apitoyer sur une douleur que vous ignorez ; cependant votre dévouement à toute épreuve, votre amitié sans bornes, exigent de moi que je ne conserve pas de secrets pour vous ; que je vous ouvre mon âme tout entière.

— Monsieur le duc, vos paroles me touchent vivement ; mais permettez moi de vous faire observer que je suis bien jeune, peut-être bien ignorant, pour la confiance que vous daignez mettre en moi. N’en est-il pas d’autres, parmi vos si nombreux amis, auxquels vous puissiez sans danger, confier ce lourd secret.

— Non, reprit le duc en souriant avec amertume ; je ne connais personne plus digne que vous de recevoir cette confidence ; d’ailleurs je n’ai pas d’amis autres que vous et ceux de vos frères avec lesquels j’ai vécu, pendant mon séjour à St-Domingue ; vous m’avez donné plusieurs preuves de dévouement, qui en quelques minutes vieillissent une amitié d’un siècle. D’ailleurs, pour lever tous vos scrupules, j’ajouterai un seul mot : j’ai besoin de votre appui. J’aurai certainement besoin de vos conseils ; peut-être réclamerai-je votre concours, il est donc important que vous soyez instruit de ce secret qui, partagé entre vous et Vent-en-Panne, sera comme s’il était resté enfoui dans mon cœur.

— Vous dites vrai, monsieur le duc, il est en effet important que je sois instruit de certaines choses. Je n’insisterai donc pas davantage ; je me mets dès ce moment à vos ordres.

Le duc porta à ses lèvres un sifflet d’argent.

Un valet parut.

— Apportez des rafraîchissements, dit le duc. Priez ces dames de faire un choix parmi les marchandises qu’on leur montre, et de garder auprès d’elles le marchand, jusqu’à ce que j’aille moi-même régler la facture.

Le valet apporta des rafraîchissements sur un plateau, puis il sortit.

— À votre santé ! dit le duc en se versant un verre de limonade, qu’il but d’un trait ; je ferai ce qu’au commencement de cet entretien vous avez fait vous même, mon cher l’Olonnais ; je ne vous ennuierai point par ma prolixité, en me perdant dans d’oiseux détails ; je ne vous dirai strictement, que ce qu’il est important que vous sachiez.

Le flibustier s’inclina respectueusement.

Le duc emplit une seconde fois son verre et après l’avoir vidé, il reprit :

— Un homme, dit-il d’une voix creuse et à peine distincte, avait osé alors que Mme de la Torre était encore jeune fille, jeter les yeux sur elle ; cet homme portait un grand nom ; mais c’était un gentilhomme dissolu, perdu de dettes et dont la réputation était exécrable. Les assiduités de cet homme furent mal reçues ; elles déplurent surtout au frère de cette jeune fille ; celui-ci s’expliqua avec le Prince, car ce gentilhomme était Prince ; puis, à la suite d’événements qui n’ont jamais été bien expliqués, une rencontre eut lieu entre les deux hommes, tous deux disparurent. On les crut morts.

Le silence se fit sur cette ténébreuse affaire ; Mlle Sancia de Manfredi-Labaume, tel était le nom de celle qui plus tard devint ma femme, fut appelée à la cour près de la reine mère, dont elle était la filleule. La conduite irréprochable de cette jeune fille tranchait, au milieu de l’abandon, peut-être un peu trop galant, de la régence, et la faisait fort rechercher ; je l’aimai passionnément, elle daigna me distinguer parmi mes rivaux et agréer mes respectueuses assiduités ; elle me fut accordée par la reine mère, à qui je demandai sa main. Avant de m’épouser, Mlle de Manfredi-Labaume exigea qu’en présence de sa royale marraine et du médecin de la cour, le docteur Guénaud, elle aurait avec moi un entretien, dont disait-elle, dépendait notre union ; alors cette jeune fille si pure, si chaste, me confessa, la rougeur au front, les faits odieux accomplis quelques années auparavant, et dont elle avait été la victime innocente ; cette déclaration loyale, cette noble franchise, augmentèrent encore s’il est possible, mon amour pour elle. Je l’épousai ; depuis, Dieu m’est témoin que, chaque jour, j’ai béni cette union qui a fait le bonheur de ma vie. Je vous ai dit que le comte de Manfredi-Labaume, frère de la duchesse et le Prince dont je vous tais le nom, avaient disparu ; qu’ils passaient pour morts ; un de ces deux hommes du moins est encore vivant, c’est le Prince ; vous l’avez rencontré à Saint-Domingue, où il se faisait passer pour frère de la Côte, en se cachant sous le nom de Chat-Tigre.

— Et quoi ? s’écria l’Olonnais, ce misérable espion, vendu à l’Espagne, ce traître indigne ?

— Lui-même, mon ami. Les papiers que vous m’avez remis m’en donnent la certitude ; cet homme, pour des motifs que j’ignore, nourrit contre moi une haine implacable, haine que ma mort et la ruine de ma famille pourront seules assouvir ; la haute dignité à laquelle mon souverain m’a appelé, a réveillé contre moi la sourde envie des ennemis de ma famille. Le Chat-Tigre s’est ligué avec eux. Cet homme est un démon, sous une apparence humaine ; il dispose à ce qu’il paraît de moyens puissants ; un complot odieux s’ourdit dans l’ombre, ici même à la Vera-Cruz, contre moi ; complot auquel le gouverneur général ne serait pas étranger. Que prétendent faire de moi mes ennemis ? Voilà ce que j’ignore ; mais grâce à Dieu et à vous, mon ami, je suis sur mes gardes ; avec votre aide je déjouerai ces machinations. Le Chat-Tigre doit être à la Vera-Cruz ; cet homme est un insaisissable Protée ; il sait prendre toutes les formes, affecter toutes les allures ; c’est de lui surtout, dont je dois me méfier ; Vent-en-Panne m’assure que si j’y consens, il se charge avec votre concours, de m’enlever d’ici avec ma famille, et de me conduire en sûreté, en quelque lieu que je lui désignerai.

— En effet, M. le duc, Vent-en-Panne m’a parlé de ce projet, sans entrer à la vérité dans aucun détail. Il a été convenu entre nous, que si vous trouviez le séjour de la Vera-Cruz trop dangereux, non pas pour vous, mais pour Mme la duchesse et sa fille, nous vous conduirions ou vous le voudriez ; cela je vous l’affirme nous serait très-facile, malgré tous les soldats Espagnols, et tous les gouverneurs généraux, qui essaieraient de s’y opposer.

— Je vous remercie, mon ami ; mais je ne puis accepter cette proposition. Fuir serait une lâcheté, dont je ne veux pas me rendre coupable. Je ne dois sous aucun prétexte, abandonner mon poste ; quoi qu’il advienne j’y resterai. D’ailleurs j’ai écrit au vice-roi, pour lui demander l’autorisation de me retirer soit à Puebla soit à Orizaba. J’attends sa réponse d’un instant à l’autre ; si elle est favorable, je me retirerai dans les terres tempérées ; là je l’espère, il me sera facile de me défendre contre les attaques de mes ennemis.

L’Olonnais hocha la tête.

— Je ne suis pas de cet avis, M. le duc ; je crois au contraire, que vous devez à tous risques, demeurer à la Vera-Cruz. Les seuls amis sur lesquels vous puissiez compter sont les frères de la Côte, vous êtes de toutes parts entouré d’ennemis ; dès que vous serez dans l’intérieur, le poignard d’un assassin vous atteindra facilement ; qui sait même si pendant votre voyage, on n’essaiera pas de se défaire de vous ?

— Oui, tout ce que vous me dites est juste ; mais que faire ?

— Que faire ! rester à la Vera-Cruz ; vous tenir bravement sur la brèche ; la mer est notre amie ; les flibustiers sont nos frères ; il peut surgir tel événement imprévu, où leur concours nous sera indispensable ; Vive Dieu ! S’il le faut nous prendrons la Vera-Cruz ; nous nous sommes emparés de villes bien autrement fortes !

— Oh ! mon ami, vous allez trop loin.

— J’ai tort, fit l’Olonnais, je le reconnais, mais puisque vous ne voulez pas fuir, c’est ici qu’est votre poste ; vous ne devez pas l’abandonner.

Il y eut un assez long silence.

— Cette affaire est excessivement sérieuse, reprit enfin le duc, je ne puis sans mûres réflexions prendre une décision quelle qu’elle soit.

— C’est juste ; dans deux jours, j’aurai l’honneur de vous revoir, M. le duc ; mais d’ici là, je vous le jure, je fouillerai la ville, jusque dans ses repaires les plus immondes ; si je découvre le misérable dont vous m’avez parlé, je vous délivrerai de lui pour toujours.

— Soyez prudent, mon ami ; les espions espagnols sont bien fins ; que sait si déjà leurs regards ne se sont pas fixés sur vous ?

— Bah ! à la grâce de Dieu, M. le duc ; fit l’Olonnais avec insouciance, si les espions espagnols sont fins, les flibustiers ne sont pas sots ; et puis après tout, chacun pour soi, et que le diable attrape celui qui se laissera prendre !

— Allons, mauvaise tête, fit le duc en souriant, pas d’imprudence, je vous le répète. Suivez-moi maintenant chez Mme la duchesse ; ma femme et ma fille vous aiment, elles seront heureuses de vous voir ; surtout pas un mot de ce qui s’est passé entre nous ?

— Cette recommandation était inutile ; dit un peu sèchement le flibustier.

— J’ai tort, fit le gentilhomme en lui tendant affectueusement la main ; pardonnez-moi, et venez.

Les deux hommes se levèrent et quittèrent le cabinet, pour se rendre dans les appartements de la duchesse.