Les rois de l’océan :Vent-en-panne/04

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IV

COMMENT L’OLONNAIS ET PITRIANS DÉBARQUÈRENT AU MEXIQUE, ET FIRENT LA RENCONTRE DE DON PEDRO GARCIAS

Aujourd’hui, grâce aux recherches incessantes faites par certains savants, il est prouvé de la manière la plus authentique, que Christophe Colomb ne découvrit pas l’Amérique, mais ne fit que retrouver cette terre, dont la route était perdue, depuis tout au plus une centaine d’années.

Tout porte à croire que le grand navigateur génois avait été mis par un hasard quelconque, ou par des investigations habilement conduites, au courant de cette particularité ; et qu’à son départ de Palos, il était non-seulement convaincu de l’existence du continent qu’il allait essayer de retrouver, mais encore qu’il savait à peu près quelle route il lui fallait suivre pour l’atteindre.

On sait à n’en pas douter que les relations entre l’Amérique et l’ancien continent remontent à la plus haute antiquité ; on est même certain, que ces relations n’ont jamais été complétement interrompues ; on a les preuves d’expéditions faites par les Islandais en 877, 983 et 986, dans l’île de Nantucket, un degré au-dessous de Boston ; à la Nouvelle-Écosse et enfin à Terre-Neuve ; on a des renseignements positifs sur les progrès des colonies de la Scandinavie américaine, jusqu’au milieu du xive ; dès le xiie le Groënland eut des évêques suffragants de Hambourg ; jusqu’en 1418, les colons Norwégiens établis sur ces côtes, payaient au Saint-Siège, pour dîme et denier de St Pierre, deux mille six cent livres de dents de morses. En 1266, les prêtres Groënlandais de l’évêché de Gardar, se mirent à la tête d’une expédition de pêcheurs qui, partis de la baie de Baffin, allèrent pêcher dans le détroit de Lancastre jusqu’à celui de Barrow. Le dernier voyage dont il soit fait mention dans l’histoire de la Scandinavie est celui d’un bâtiment parti en 1347, à destination de la Nouvelle-Écosse, pour y chercher des bois de construction. La grande peste, qui vers le milieu du xive siècle ravagea l’Europe, s’étendit jusqu’au Groënland ; plus tard le commerce de cette région devint un droit régalien de la couronne de Norwège. En 1418 une flotte commandée par le prince Zichmni de Freslande, vint on ne sait d’où, et détruisit par le fer et par le feu toute la colonie. Enfin les relations faites par les frères Zens, relations dont l’authenticité est incontestable, et qui remontent à la fin du xive siècle, donnent sur la Nouvelle-Angleterre, et les nations situées plus au S. E., des renseignements précieux, sur le degré de civilisation auquel étaient parvenus les peuples de ces divers pays.

Lorsque Christophe Colomb eut commencé ses merveilleuses découvertes, les Espagnols comprenant toute l’importance pour eux de s’assurer la propriété de ces immenses territoires, où l’or semblait foisonner comme à plaisir, achetèrent une bulle du pape Alexandre VI ; bulle très chèrement payée, mais au moyen de laquelle ils s’assurèrent la propriété exclusive de toutes les terres découvertes, ou à découvrir dans le Nouveau Monde ; jusqu’à une ligne imaginaire, tracée par le pape et dont la position ne fut jamais parfaitement déterminée.

Le Gouvernement Espagnol, en conséquence de cette bulle, continua ses conquêtes et réussit à s’assurer ces immenses possessions, qui permirent plus tard au Roi Philippe II, de dire que le soleil ne se couchait jamais dans ses États.

L’Espagne organisa ses conquêtes ; elle y installa un système despotique, dont l’histoire ne présente aucun autre exemple. Les pays sur lesquels s’étendait sa domination, furent fermés au commerce européen, avec une sévérité inouïe. L’entrée des ports fut prohibée ; tout étranger à quelque nation qu’il appartînt, surpris à franchir les frontières des colonies espagnoles, était impitoyablement mis à mort. En un mot, ce continent si providentiellement retrouvé, fut presque en entier confisqué au profit de la monarchie espagnole ; sans relations avec les autres peuples, et isolé dans le monde, plus complètement que ne l’a jamais été la Chine elle-même.

Le Mexique, bien amoindri aujourd’hui, comprenait sous la monarchie espagnole, cette vaste et magnifique contrée du continent américain, s’étendant du 16e au 40e degré de latitude. La vice-Royauté du Mexique était bornée au S. par la baie de Honduras et le Royaume de Guatemala ; à l’E. par le golfe du Mexique, à l’O. par la mer Pacifique et les deux Californies.

Les frontières du N. étaient moins certaines ; elles traversaient des déserts inconnus ; elles paraissaient s’étendre du cap San Francisco, aux sources du Rio-del-Norte, et suivre le cours du Rio-Colorado, jusqu’au Rio-Sabina qui se jette dans l’Océan à l’extrémité du golfe du Mexique, à l’O. de la Nouvelle-Orléans ; l’étendue de cette magnifique vice-royauté, n’était pas moindre de 473,913 kilomètres carrés.

Lors de sa merveilleuse expédition, Fernan Cortez, après avoir pris possession des côtes du Yucatan et du Goatzacoalco, débarqua définitivement sur une plage aride et sablonneuse entièrement déserte. Cette contrée inhospitalière se nommait Chalchinhuecan ; elle n’était éloignée que de trente kilomètres de la ville Cuetlastlan, aujourd’hui Costala.

Avant de se décider à fonder un établissement durable, Fernan Cortez chercha un terrain plus propice ; enfin le Vendredi-Saint de l’année 1519, le Conquistador se décida à poser la première pierre d’une ville à laquelle il donna le nom de Villa Rica de la Vera-Cruz ; ce ne fut qu’en 1599 que le comte de Monterey, reconnaissant les désavantages de la position choisie par Cortez, fit définitivement bâtir la ville, à l’endroit où pour la première fois, le Conquistador avait débarqué.

À l’époque où se passe notre histoire, la Vera Cruz était encore toute jeune, puisqu’il n’y avait pas tout à fait quatre-vingts ans qu’elle avait été bâtie sur son nouvel emplacement. Elle se divisait en deux parties distinctes, dont l’une se trouvait en terre ferme, et l’autre sur l’île nommée alors St Jean de Luz, et qui prit plus tard celui de St Jean d’Ulua.

La partie comprise dans l’île, renfermait une magnifique forteresse, existant encore, une redoute avec un ouvrage à cornes, une centaine de maisons environ, et une église.

C’était à cette île et à celle de Sacrificios qui en est voisine, que mouillaient les navires arrivant d’Europe ; après avoir opéré leur déchargement et leur chargement au môle de la Vera-Cruz.

La ville proprement dite, avait la forme d’un carré long, et était entièrement fermée de murailles. Elle s’appuyait à l’E. sur une petite rivière, aujourd’hui dans la ville, et à l’O. sur un cours d’eau débouchant dans la mer près du môle, après avoir traversé la ville dans toute sa largeur. Selon la mode espagnole les rues étaient larges et coupées à angles droits. Deux forteresses solidement établies défendaient la ville dans sa partie O. et du côté de la campagne ; les murailles assez bien construites, étaient coupées de distance en distance par des poternes ; deux portes, dont l’une située à l’E. presque sur le bord de la mer, donnaient accès dans la ville.

La Vera-Cruz était alors justement nommée la ville riche. En effet elle servait d’entrepôt à tout le commerce du Mexique ; l’or et l’argent des mines y affluaient de toutes parts. Sa population s’élevait à environ 25,000 habitants, adonnés au commerce ; gens actifs, entreprenants, pêchant à qui mieux mieux en eau trouble dans ce magnifique Eldorado, et faisant en peu de temps des fortunes considérables.

Aujourd’hui, la Vera-Cruz se meurt ; sa population a diminué de moitié au moins ; l’herbe pousse dans ses rues éclairées au gaz et traversées par un chemin de fer américain. Les révolutions incessantes de ce malheureux pays, ont réduit son commerce presque à néant ; ce port, jadis si florissant, languit presque moribond ; un coup de tonnerre réussira seul à galvaniser le Mexique, en lui faisant perdre sa nationalité précaire, et le courbant pour toujours peut-être, sous le joug de fer du gouvernement des États-Unis.

Mais en 1674, rien ne faisait encore prévoir cette décadence profonde. L’Espagne était riche, puissante, redoutable et redoutée. Ses ennemis les plus terribles, puisqu’ils étaient les plus infimes et les plus difficiles à saisir, étaient les flibustiers. Eux seuls lui faisaient une guerre permanente : soutenant que passé les tropiques, il ne pouvait plus y avoir de paix avec l’Espagne ; ils lui infligeaient des défaites, dont les conséquences étaient désastreuses pour son orgueil et surtout pour ses finances.

Un promeneur matinal, qui se serait trouvé sur le bord de la mer, à peu près à la hauteur du village de Medellin vers cinq heures du matin, dix ou douze jours après les événements rapportés dans notre précédent chapitre, aurait assisté à une scène singulière et fort intéressante ; mais sur une étendue de plus de quatre lieues, le rivage était complétement désert ; les oiseaux et les poissons furent, par conséquent, seuls témoins de la scène en question.

Un peu après le lever du soleil, un charmant petit navire, coquettement espalmé, d’une finesse de formes exquises, et dont la marche devait être supérieure, se dégagea des brumes, qui aux premières heures du jour s’élèvent de la mer, comme un rideau diaphane se balançant au gré de la brise, et laissa arriver en grand sur le rivage.

Lorsque le navire ne fut plus qu’à une portée de pistolet de la côte, il vint au lof, brassa ses vergues, mit sur le mât, et demeura stationnaire ; s’inclinant gracieusement aux caprices de la houle.

Cette manœuvre exécutée, avec une adresse et une agilité merveilleuse, deux embarcations se détachèrent des flancs du navire, et firent force de rames vers le rivage, où elles ne tardèrent pas à atterrir.

La première et la plus petite de ces embarcations était montée par six hommes, dont quatre portaient le costume de marins ; les deux autres, grands gaillards vigoureusement découplés, aux cheveux noirs comme l’aile du corbeau, au teint presque olivâtre, et aux favoris taillés en côtelettes, étaient vêtus du pittoresque costume de majo andalou, généralement adopté alors par les arrieros riches, c’est-à-dire possesseurs d’une recua de mules.

Laissant un de leurs compagnons à la garde du canot, les cinq autres étrangers sautèrent gaiement à terre, et se préparèrent à faire accoster la plus grande embarcation qui paraissait très-lourdement chargée.

En effet celle-ci contenait une douzaine de ballots faits et ficelés avec soin au moyen de lanières de cuir, et une quantité de harnais à la mode espagnole, garnis de clochettes ; en quelques instants, la chaloupe eut déposé son chargement à terre et repris le large. Un des matelots agita son chapeau au-dessus de sa tête ; à ce signal, on vit s’élever l’une après l’autre de l’intérieur du navire, plusieurs mules dont, aussitôt qu’elles atteignaient la mer, on détachait les sangles ; toutes dès qu’elles se virent libres, nagèrent vigoureusement vers la plage, où elles furent facilement arrêtées par les marins restés à terre.

Les mules furent vivement harnachées, et chargées chacune de deux ballots.

Ce dernier travail terminé, Vent-en-Panne, que le lecteur a sans doute déjà reconnu, entraîna un peu à l’écart les deux arrieros, qui n’étaient autres que l’Olonnais et Pitrians le jeune, son ami.

— Maintenant, frères, dit-il, la première et la plus dangereuse partie de notre expédition est terminée ; c’est à vous à accomplir la plus délicate, ce soin vous regarde seuls ; vous sortirez à votre honneur, je n’en doute pas, d’une affaire si bien commencée.

— Du moins, répondit l’Olonnais, nous ferons les plus grands efforts pour réussir.

— N’oubliez pas, dit Vent-en-Panne, de relire avec soin vos instructions écrites ; elles sont de la plus scrupuleuse exactitude ; en vous y conformant vous êtes certains de ne pas laisser soupçonner votre incognito ; surtout veillez à ce qu’on ne les découvre pas sur vous, tout serait perdu.

— Quant à cela, sois tranquille ; matelot, dit l’Olonnais, Pitrians et moi nous avons eu la patience d’apprendre ces instructions par cœur, comme une leçon ; dès que nous avons été sûrs de notre mémoire, le papier a été déchiré en morceaux et jeté à la mer.

— Bien, nous n’avons plus rien à redouter de ce côté-là ; il ne me reste plus qu’à vous embrasser, vous serrer la main, et vous souhaiter bonne chance, frères ; souvenez-vous du signal dont nous sommes convenus ; adieu, matelots.

Les trois hommes se serrèrent affectueusement la main, s’embrassèrent et retournèrent de compagnie vers le canot. Vent-en-Panne prit une dernière fois congé de ses amis et sauta dans l’embarcation qui s’éloigna rapidement. En quelques minutes elle atteignit le léger navire et fut hissée à bord ; le bâtiment orienta ses voiles, vira gracieusement sur lui-même, piqua dans le vent, s’éloigna en haute mer ; au bout d’un quart d’heure, il n’apparaissait plus aux deux boucaniers, dont les regards le suivaient anxieusement, que comme l’aile d’une mouette ; puis tout disparut.

En se voyant seuls, séparés peut-être pour toujours de leurs compagnons, les jeunes gens laissèrent échapper un soupir involontaire et poignant.

Si solidement trempé que soit un homme ; si ferme que soit son cœur, il y a certains moments d’une haute gravité dans l’existence, où malgré lui, il sent son courage faiblir, son âme s’attrister. L’isolement est une des situations les plus terribles dans lesquelles puisse se trouver un individu ; aussi cause-t-il une impression plus forte que toutes autres péripéties, souvent plus sérieuses, d’une vie d’aventures et de hasards.

— Songeons à nos affaires, dit brusquement l’Olonnais ; surtout entendons-nous bien afin de ne pas commettre d’imprudence ; d’abord renonçons quant à présent à la langue française pour ne plus parler que l’affreux charabia des señores.

— Très-bien, c’est-à-dire muy bien ; répondit Pitrians avec un gros rire. La première chose que nous devons faire, est de nous éloigner le plus promptement possible du rivage ; si le hasard amenait quelque curieux par ici, il trouverait assez singulière la présence de deux arrieros, avec leur recua, dans un endroit, où ne conduit aucun chemin et par conséquent n’aboutissant nulle part.

— Parfaitement ; si je ne me trompe cette rivière est le Jamapa, en la suivant elle nous conduira tout droit à Medellin, qu’elle traverse ; charmant village où nous ferons notre première halte.

— D’ailleurs, ajouta Pitrians, mon père le digne homme, m’a toujours dit que le meilleur moyen de trouver sa route, était de suivre les rivières, parce qu’elles conduisent toujours quelque part.

— Ton père était un homme d’un grand sens, cher ami ; c’est incontestable, mettons-nous en route, n’oublie pas que nous arrivons de Mexico, et que nous nous rendons à la Vera-Cruz.

— C’est convenu.

Les deux hommes rassemblèrent les mules et les poussèrent du côté de la rivière. Là, ils ne tardèrent pas à apercevoir une sente peu frayée, mais suffisamment large, serpentant sur le bord de la rivière.

Ils s’engagèrent sans hésiter sur cette sente, et bientôt ils disparurent sous le couvert.

Medellin est un charmant village, à demi caché, ou plutôt enfoui, sous un fouillis d’arbres odorants, et enveloppé de toutes parts des plus magnifiques spécimens de la flore luxuriante des tropiques.

Les habitants de la Vera-Cruz y ont bâti de charmantes demeures, où ils se retirent à l’époque des grandes chaleurs ; alors que le séjour de cette ville devient impossible, même pour les habitants les mieux acclimatés.

Medellin est pour les Véracruzains, ce que le Chorillo est pour les habitants de Lima, Dieppe et les autres villes d’eau pour les européens ; on y joue un jeu effréné, des fortunes s’y font et s’y défont en quelques heures ; du reste il était impossible de choisir un site plus enchanteur pour en faire un lieu de repos et de plaisir.

Donc c’était vers ce délicieux village, que se dirigeaient les aventuriers, tout en poussant nonchalamment leurs mules, et en fumant l’inévitable cigarette espagnole.

Ils marchaient ainsi depuis une heure environ, lorsqu’à un détour de la route, ils se rencontrèrent face à face, presque à l’improviste, avec un homme d’une quarantaine d’années, à la physionomie ouverte mais un peu railleuse, et qui les salua d’un :

— Buenos Dias ! retentissant, en émergeant d’une sente latérale, au galop d’un magnifique cheval.

Le costume de cet individu, sans être riche, montrait l’aisance, dont sans doute jouissait son propriétaire.

Les arrieros répondirent cordialement au salut de l’étranger ; celui-ci sans plus de cérémonies, fit ranger son cheval auprès d’eux.

— Oh ! oh ! dit-il gaiement, vous êtes en route de bien bonne heure, mes maîtres ; qui diable a pu vous engager à partir ainsi avant le lever du soleil ? vous n’êtes pas des jeunes filles, pour craindre de gâter votre teint ?

— Non, répondit en riant l’Olonnais, seulement, nous ne nous soucions pas de marcher à la grande chaleur du jour.

— Et, caraï ! vous avez raison, mes maîtres ; vous vous rendez à Medellin ?

— Mon Dieu, oui.

— Eh bien ! si cela peut vous être agréable, je vous annonce que vous y serez avant un quart d’heure.

— La nouvelle est excellente en effet, nous vous remercions de nous l’avoir donnée.

— D’après votre costume, je vois que vous n’êtes pas costenos — des côtes. —

— Vous avez deviné, señor, nous sommes en effet tierras a dentro — de l’intérieur, — voici la première fois que nous venons si près de la mer, ce qui est cause, caraï ! que nous nous sommes trompés de route ; et au lieu de suivre tout droit notre chemin, nous avons bêtement descendu, et cela, si bas qu’un peu plus nous arrivions au rivage.

— Vive Cristo ! voilà une bonne histoire ! fit l’étranger en riant, il n’y a que des Gallegos pour aller ainsi à l’étourdie.

— Le fait est, dit Pitrians, que nous avons agi comme de véritables innocents.

— Bon, le mal n’est pas grand ; fit l’étranger avec bonne humeur, il est facile à réparer ; êtes-vous recommandés à quelqu’un à Medellin ?

— Non, nous ne comptions pas nous y arrêter ; mais je suppose qu’il n’y doit pas manquer de tambos, ni de posadas.

— Qu’il en manque, ou qu’il n’en manque pas, ceci importe peu, dit l’étranger et ne doit pas vous inquiéter ; vous avez rencontré Pedro Garcias, mes maîtres ; il n’est pas, à la vérité, l’un des plus riches du pays, mais, caraï ! jamais un voyageur n’a frappé impunément à sa porte, pour demander l’hospitalité.

— Je vous remercie cordialement de votre offre généreuse ; mais je crains véritablement de l’accepter, malgré tout le plaisir qu’elle me fait.

— Pourquoi donc cela, s’il vous plaît ?

— Mon Dieu, nous sommes des marchands, des gens tout simples, peut-être nous vous gênerons.

— Eh mais ! répondit-il vivement, que suis-je donc moi-même, señor ? sinon un pauvre diable d’haciendero, gagnant comme vous, sa vie en travaillant. Oh ! là, vous êtes bien pointilleux vous autres, tierras a dentro ; est-ce qu’on doit jamais hésiter à accepter une hospitalité franchement offerte ? apprenez, caballeros, que nous autres costenos, nous n’agissons pas ainsi envers les voyageurs ; quand nous faisions une offre à un étranger, c’est de bon cœur, par conséquent, nous n’admettons pas de refus.

— Ne vous fâchez pas, señor ; reprit l’Olonnais en riant, la délicatesse me faisait vous parler ainsi que je l’ai fait ; votre proposition me cause le plus grand plaisir, je l’accepte avec joie !

— Eh bien ! voilà qui est dit, reprit joyeusement l’haciendero, en se frottant les mains, quand vos courses vagabondes vous conduiront à Peña Verde, c’est le nom de mon hacienda, j’espère vous y offrir une hospitalité, autrement large que celle que je suis en état de vous donner aujourd’hui. Vous verrez comme nous agissons, nous autres costenos, Caraï ! quand nous nous y mettons !

La conversation prit alors un ton d’intimité, tout à fait sans façons ; lorsque les trois hommes, un quart d’heure plus tard, atteignirent Medellin, ils étaient les meilleurs amis du monde, on les aurait crus liés depuis dix ans.

Don Pedro Garcias occupait à Medellin une charmante habitation, construite tout en bois, et dont les jardins descendaient en pente douce, jusqu’au bord de la rivière.

L’haciendero fut reçu à la porte de sa maison de campagne, car cette habitation n’était pas autre chose, par deux ou trois peones empressés, dont les cris et les acclamations joyeuses attirèrent hors des appartements, une dame de trente-trois ans environs, fort belle encore, et dont les traits étaient empreints de cette dignité douce et sympathique, que l’âge met au front des matrones dont la vie a été pure. Deux charmantes jeunes filles de quatorze et quinze ans, se tenaient modestement près de cette dame, leur ressemblance frappante avec elle, indiquait clairement que celle-ci était leur mère.

Au Mexique, un hôte est réellement l’envoyé de Dieu ; du moins, cela était encore ainsi à l’époque assez éloignée déjà où j’habitais ce beau pays. Aujourd’hui tant de changements se sont produits dans cette malheureuse contrée, avec les révolutions et les interventions étrangères, que je n’ose affirmer qu’il en soit encore de même.

Un hôte dès qu’il posait le pied sur le seuil de la maison où il était reçu, était considéré comme un membre de la famille ; par conséquent libre d’agir à sa guise, sans être exposé à ce feu roulant de questions indiscrètes, dont, dans notre bienheureux pays, si avancé dit-on, en civilisation, on accable sans rime ni raison les étrangers.

Les deux arrieros, après avoir déchargé leurs mules avec l’aide des peones, et les avoir confortablement établies dans un corral spacieux, furent conduits dans les chambres disposées pour eux ; afin de se livrer au repos, jusqu’à l’heure prochaine du déjeuner.

Deux jours se passèrent, pendant lesquels les deux étrangers furent traités avec les plus grands égards. Don Pedro Garcias dont les journées s’écoulaient à ne rien faire, s’était institué leur cicérone. Non-seulement il leur fit visiter la ville dans ses plus minutieux détails, mais encore il les présenta à plusieurs personnes riches, dont le patronage pouvait plus tard leur être fort utile.

De plus il leur ouvrit l’entrée des maisons où l’on jouait gros jeu, et dans lesquelles pour soutenir leur rôle de Mexicains, les deux aventuriers risquèrent quelques onces.

Chose singulière, le hasard sembla s’obstiner à leur être favorable au monte ; s’ils avaient continué à jouer sérieusement, peut-être auraient-ils gagné de très-grosses sommes ; mais ils eurent la prudence de s’abstenir ; ils se contentèrent d’acquérir la réputation de beaux joueurs, auprès de toutes les personnes avec lesquelles ils furent engagés.

L’Olonnais et Pitrians avaient défait une partie des ballots apportés, pour satisfaire la curiosité des jeunes filles de don Pedro Garcias. Ils leur avaient fait admirer de magnifiques crêpes de Chine brodés, des coupons de soie du plus haut prix, des bijoux de toutes sortes ; mais, malgré les prières les plus pressantes, ils avaient refusé de vendre quoi que ce fût à Medellin ; réservant, disaient-ils, leurs marchandises pour la Vera-Cruz, où ils espéraient en trouver un placement beaucoup plus avantageux, en les vendant en bloc à quelque grande maison de commerce.

Ce raisonnement spécieux était loin de satisfaire les dames de Medellin, dont la curiosité avait été excitée par les récits passionnés, et plus que fantastiques, des deux jeunes filles de don Pedro Garcias.

Mais les arrieros s’obstinèrent dans leur première résolution ; rien ne réussit à les faire consentir à ouvrir la vente, ainsi que l’on dit en termes du métier ; du reste, ils avaient pour cela de bonnes raisons ; la beauté et le choix de leurs marchandises, en leur ouvrant les portes des riches maisons de la Vera-Cruz, les aideraient à parvenir, sans éveiller les soupçons, jusques au duc de la Torre.

Le soir du second jour de leur arrivée à Medellin, l’Olonnais annonça après le dîner à don Pedro Garcias, son intention de quitter le lendemain le village au lever du soleil, afin d’atteindre la Vera-Cruz de bonne heure dans la matinée.

Cette résolution causa une tristesse générale dans la famille ; chacun se récria sur la promptitude de ce départ ; quelques jours de plus à Medellin ne nuiraient en rien à leurs intérêts ; rien ne les empêchait de demeurer encore, etc., etc.

L’Olonnais répondit que, tout le premier, il regrettait fort de se séparer d’aussi bons amis ; mais que leurs affaires devaient être menées rondement, d’autant plus que des navires venant d’Europe étaient attendus à la côte ; que s’ils tardaient trop, l’abondance des marchandises sur la place amènerait une dépréciation des leurs, et leur causerait ainsi de graves préjudices.

Les dames s’obstinaient à vouloir retenir les étrangers ; ceux-ci de leur côté, insistaient pour partir ; la discussion se serait sans doute prolongée longtemps sans amener de solution ; si par hasard don Pedro Garcias n’y avait coupé court, par une question inattendue, et n’était parvenu ainsi, à donner gain de cause à sa famille, c’est-à-dire à retarder de quarante-huit heures le départ des étrangers.

— Vous autres tierras a dentro, fit-il, bien que je ne veuille pas dire de mal de vous, vous êtes les hommes les plus ignorants des choses de la vie, qui se puissent voir ; ainsi par exemple vous venez de Mexico, n’est-ce pas ?

— Pas directement, répondit l’Olonnais avec un sourire.

— Eh bien ! je parie, et remarquez bien que je suis sûr de mon fait, que vous êtes assez inconséquents et assez fous, pour ne pas avoir songé à vous munir d’une passe de l’alcalde mayor de Mexico ?

— Une passe ? pourquoi faire ? demanda l’Olonnais surpris et en même temps effrayé de cette question.

— Comment pourquoi faire ? reprit don Pedro Garcias avec un gros rire, mais pour circuler librement dans toute la vice-Royauté !

— Voilà cinq ans, dit l’Olonnais avec un aplomb magnifique, que nous faisons le commerce dans l’intérieur, Guanajuato, à Guadalaxara, Mexico, Puebla de los Angelos, enfin dans toutes les villes qui entourent la capitale, dans un périmètre de cinquante et même de cent lieues ; jamais on ne nous a demandé une semblable passe ; j’ignorais même, je vous l’avoue, qu’on en exigeât une.

— Là ! n’en étais-je pas sûr ! s’écria l’haciendero en riant ; quand je vous le disais ! mais hombres de Dios ! faire le commerce dans l’intérieur, et le faire sur la côte, ce n’est pas du tout la même chose. Pour trafiquer sur la côte, il faut être muni de papiers parfaitement en règle ; de passes légalement visées par les autorités des villes où vous avez passé ; ignorez-vous donc que la Vera-Cruz est une place forte ? que personne n’y peut pénétrer sans autorisation ? Caraï ! compadre ! vous alliez commettre une jolie bévue ! vous n’auriez pas plutôt montré votre nez à la garita de la Vera-Cruz, que l’on vous aurait bel et bien arrêtés, et qui sait ? peut-être vos marchandises auraient-elles été confisquées ?

— Eh ! voilà qui est sérieux ! dit l’Olonnais.

— Comment faire ? ajouta Pitrians.

— Oh ! que cela ne vous inquiète pas, je me charge de tout régler à votre satisfaction. Mais avant de m’engager davantage vis à vis de vous, je veux votre parole de demeurer encore deux jours ici, avec nous ?

— Oh ! de grand cœur ! s’écria Pitrians.

— Pour vous consoler, reprit l’haciendero, je vous accompagnerai à la Vera-Cruz, où m’appellent quelques affaires assez importantes.

— Ceci est charmant, dit l’Olonnais, j’accepte avec joie votre proposition ; mais à une condition aussi, señor, et cette condition si vous la repoussez, je vous déclare que rien ne pourra me retenir ici, un quart d’heure de plus.

— Voyons la condition, señor.

— La voici : vous me permettrez d’offrir à vos charmantes filles et à doña Incarnacion leur mère, des pendants d’oreille, et un crêpe de Chine, que j’ai mis de côté pour elles.

— Au diable les marchands ! s’écria gaiement don Pedro Gardas, ils ont toujours la rage de se ruiner en cadeaux ! faites comme il vous plaira, mais vous nous resterez encore pendant quarante-huit heures ?

— C’est convenu, señor don Pedro ; maintenant permettez-moi de vous demander quel est le moyen que vous comptez employer pour nous faire obtenir les passes dont nous avons besoin, et qui à votre avis nous sont indispensables.

— Oh ! un moyen bien simple, señor ; l’alcalde et le chef de la police de Medellin, sont mes compères ; ils n’ont rien à me refuser. Je les verrai ce soir même, je leur expliquerai en deux mots l’embarras où vous êtes, et avant une heure je l’espère, je vous rapporterai vos passes parfaitement visées, et en règle.

L’Olonnais ouvrit son portefeuille, y prit un papier et le présentant à l’haciendero.

— Voici, dit-il, une patente qui nous a été délivrée, il y a un an, à Mexico, contre une autre périmée ; nos noms y sont inscrits ; ce papier facilitera peut-être votre négociation.

— Non-seulement il la facilitera, señor, mais de plus, il lèvera tous les obstacles ; attendez-moi ; je ne vous demande qu’une demi-heure.

Sans plus discuter, don Pedro Garcias se leva et sortit.

Les aventuriers profitèrent de son absence, pour faire choisir des pendants d’oreilles aux jeunes filles, et remettre à doña Incarnacion, le crêpe de Chine brodé que déjà elle avait remarqué.

Selon sa promesse, don Pedro revint au bout d’une demi-heure ; il rapportait les deux passes parfaitement en règle. Sa demande n’avait soulevé aucune objection.

Deux jours plus tard, ainsi que cela avait été convenu, l’Olonnais et Pitrians prenaient vers sept heures du matin congé de la famille de l’haciendero, et se mettaient en compagnie de celui-ci, en route pour la Vera-Cruz.