Les rois de l’océan :Vent-en-panne/02

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II

COMMENT LES BOUCANIERS TENTÈRENT UNE CAMISADE CONTRE SAN JUAN DE LA MAGUANA ET CE QUI EN ADVINT

Il était près de trois heures de l’après-midi ; cependant les deux flibustiers et leurs engagés dormaient encore aussi profondément que s’ils n’eussent jamais dû se réveiller.

Qui sait pendant combien de temps encore ce sommeil se serait prolongé, si tout à coup les Venteurs, qui eux, ne dormaient pas heureusement, n’avaient comme d’un commun accord, non pas donné de la voix, mais simplement poussé une plainte étouffée presque insaisissable ; on aurait cru que les braves bêtes comprenaient de quelle importance il était pour leurs maîtres de ne pas trahir leur présence.

Cependant si faible que fut cette plainte, elle suffit pour éveiller des hommes auxquels la continuelle appréhension de dangers terribles tenait, même dans le sommeil, l’esprit en vedette.

— Eh ! qu’y a-t-il, Monaco ? demanda Vent-en-Panne, à l’un des Venteurs, dont les yeux animés d’une expression presque humaine étaient fixés sur lui.

L’intelligent animal remua la queue et pointa le museau dans la direction de l’étang de Riquille, en grondant sourdement, mais cependant d’une façon toute amicale.

— Ah ! ah ! fit Vent-en-Panne, il paraît qu’il nous arrive des visites ? voyons un peu à qui nous allons avoir affaire ?

Son attente ne fut pas longue, à peine achevait-il de parler que deux hommes parurent.

Ces deux hommes, armés jusque aux dents, marchaient avec une précaution extrême ; sept ou huit engagés les suivaient à distance.

— Eh ! fit le flibustier, Montbarts et Montauban ! ils sont en avance, il me semble ; ou bien aurions-nous par hasard dormi trop longtemps, et me tromperais-je sur l’heure ? cela serait singulier ! enfin attendons.

Montbarts et Montauban, les deux célèbres chefs de la flibuste, dont l’un au moins est déjà connu du lecteur, continuaient à s’avancer ; mais en redoublant de précautions, au fur et à mesure qu’ils approchaient de l’endroit, où Vent-en-Panne et ses compagnons étaient campés.

Lorsqu’il les vit assez proches de lui, le vieux frère de la Côte se décida à se montrer ; les arrivants négligèrent alors toutes précautions et marchèrent résolument en avant ; il ne leur fallut que quelques minutes pour rejoindre leurs amis ; les compliments furent brefs ; ce n’était pas une visite de cérémonie, mais un rendez-vous d’affaires ; les flibustiers étaient en expédition.

— Quoi de nouveau ? demanda Montbarts.

— Rien ; nous sommes arrivés à onze heures du matin ; rien n’a bougé autour de nous.

— Bon ! les Gavachos ne se méfient pas alors ! fit le capitaine Montauban, charmant jeune homme de vingt-cinq ans au plus, aux manières exquises, aux traits fins et aristocratique, et dont la physionomie avait une rare expression de douceur féminine. Cordieu ! nous allons avoir une belle camisade, on pourra jouer des couteaux !

— Allons ! allons ! Montauban, lui dit en souriant Montbarts, calme-toi un peu. Tudieu ! comme tu prends feu, compagnon !

— C’est vrai ; mais aussi c’est si amusant de houspiller les Gavachos.

— Le Poletais n’a pas encore paru ? demanda Montbarts.

— Il ne devait pas venir ici ; son poste était du côté de l’étang de Riquille.

— C’est juste ! combien a-t-il d’hommes avec lui ?

— Il n’a que ses engagés ; cinq rudes compagnons.

— Nous disions donc : Le Poletais, et cinq engagés, six ; Montauban, moi, et nos engagés, seize ; cela fait vingt-deux, vous autres, huit, trente, très-bien et le beau Laurent ?

— Il amène quinze hommes.

— Quarante-six ; Ourson Tête-de-Fer ?

— Dix-huit hommes ; avec lui, dix-neuf bien entendu.

— Bon ; quarante-six et dix-neuf, soixante-cinq ; est-ce tout ?

— Mais oui, reprit Vent-en-Panne, je n’ai pas supposé qu’il fallût plus de monde pour une expédition comme celle-ci.

— Le fait est, appuya Montbarts, que nous n’avons pas à redouter une grande résistance ; quelle est la population de ce village à peu près ?

— Cinq cents habitants tout au plus ; dit Vent-en-Panne ; et une garnison composée de trois cinquantaines commandées par un capitaine.

— Oh ! alors nous en viendrons facilement à bout ! dit Montauban.

— Diable ! compagnons, comme vous y allez ! fit en riant l’Olonnais ; une population que vous évaluez au moins à cinq-cents âmes ; une garnison de cent cinquante soldats ! vous trouvez que ce n’est rien contre soixante-cinq hommes, et derrière de bonnes murailles !

Les flibustiers se mirent à rire.

— Tu es encore nouveau parmi nous, matelot, lui dit paternellement Vent-en-Panne ; il te reste encore beaucoup de choses à apprendre, d’abord celle-ci : règle générale en moyenne, un flibustier vaut dix Gavachos, en rase campagne ; derrière de bonnes murailles, ainsi que tu le dis fort élégamment, il peut très-bien en abattre six ; ainsi soixante-cinq flibustiers représentent en réalité le chiffre fort respectable de trois cent quatre-vingts-dix hommes résolus et bien armés ; tu vois que c’est plus que suffisant, d’autant plus que dans la population, il faut défalquer, les femmes, les enfants, les vieillards, les moines et les poltrons ; c’est-à-dire au moins les trois quarts des habitants.

— Très-bien, insista l’Olonnais, mais restent toujours les soldats.

— Ah c’est vrai, mais ceci est une autre affaire ; les soldats sont pour nous les ennemis les moins redoutables ; voici pourquoi : dans les premiers temps de l’occupation de Saint-Domingue par les frères de la Côte, le gouvernement espagnol avait armé les cinquantaines d’excellents mousquets ; tu sais, n’est-ce pas, que ces cinquantaines ont été créées, dans le but spécial de donner la chasse aux boucaniers ? Or, il arriva ceci : chaudement reçus par nous dans plusieurs rencontres, et rudement houspillés, ainsi que le disait tout à l’heure Montauban, ces pauvres soldats prirent une si grande frayeur de nous, que chaque fois qu’on les expédiait à notre recherche, à peine entraient-ils dans la savane qu’ils commençaient un feu roulant qui durait tant qu’il leur restait une charge de poudre. Ils faisaient ainsi un tel vacarme, que les flibustiers prévenus par le bruit, les laissaient tranquillement continuer leur inoffensive fusillade, et allaient chasser d’un autre côté. Le gouvernement espagnol, toujours intelligent, feignit de se tromper sur le but de ces fusillades intempestives. Au lieu de les attribuer à la lâcheté de ses soldats, il en conclut que ceux-ci méprisaient les armes à feu, bonnes seulement dans les combats à distance ; et préféraient des armes qui leur permissent de lutter corps à corps contre nous. Fort de ce raisonnement, le gouvernement retira aux cinquantaines leurs fusils, et les remplaça par des lances ; de sorte que les pauvres diables quand on les conduit contre nous, marchent en avant, comme des chiens qu’on fouette, où comme des veaux que l’on mène à l’abattoir, car ils ont à l’avance la conviction de leur défaite.

— Ah ! pardieu, matelot voilà qui est fort ! tout ce que tu me racontes là est bien vrai ! tu ne brodes pas un peu ?

— Non ; tout est d’une exactitude rigoureuse ; tu vois donc que les cent cinquante hommes de la garnison, ne sont pour nous d’aucune importance.

— Oui, ajouta, Montauban, et les Gavachos vont recevoir une jolie brûlée ! que le diable les emporte ! ce sera bien fait pour eux ! À quelle heure donnons-nous l’assaut ?

— Trois heures après le coucher du soleil ; c’est-à-dire à neuf heures ; il faut donner aux señores le temps de s’endormir ; d’ailleurs ils se couchent de bonne heure.

— Oh ! alors, reprit Montbarts, nous avons du temps devant nous ! si j’avais su cela je ne me serais pas autant pressé d’arriver.

— Comment diable, dit Montauban, allons-nous tuer les heures qui nous restent à attendre.

— Que cela ne vous inquiète pas, compagnons, dit Vent-en-Panne, nous causerons ; cela nous aidera à tromper notre impatience.

— Et puis, ajouta Montbarts, je crois que nous ne ferions pas mal d’envoyer deux de nos engagés battre l’estrade, afin de s’assurer si nos compagnons sont à leurs postes.

— Oui, ceci sera prudent.

Deux engagés furent aussitôt appelés, ils reçurent des instructions détaillées et ils s’éloignèrent.

San Juan de la Maguana n’existe plus aujourd’hui ; elle a été remplacée par la petite ville de San Juan, située à quelques lieues plus bas sur la rivière de Neybe ; à l’époque où se passe notre histoire, elle s’élevait sur les bords d’une petite rivière, nommée la Maguana, qui n’est qu’un affluent du Neybe.

Cette ville, ou plutôt ce village, formait alors la limite extrême de la frontière espagnole ; comme telle c’était un point stratégique d’une très-grande importance, pour défendre les possessions espagnoles contre les déprédations des boucaniers.

Cet établissement n’avait, dans le principe, été fondé que dans un but essentiellement militaire ; son existence ne remontait pas à plus de trente ou quarante ans.

D’abord ce n’avait été qu’un fortin, ou plutôt un blockhaus, comme on dirait aujourd’hui, construit en troncs d’arbres reliés entre eux par des crampons de fer ; entouré d’un large fosse, d’un talus en terre, auquel deux ou trois ans auparavant, on avait ajouté un chemin couvert, des casemates, et un ouvrage à cornes.

Quelques ranchos misérables s’étaient groupés autour de ce fortin ; peu à peu le nombre de ces ranchos s’accrut ; puis, comme cela arrive toujours dans les centres de population espagnole, on avait bâti une église, trois ou quatre chapelles, fondé deux couvents, un de carmélites pour les femmes, l’autre de capucins.

La population s’était ainsi augmentée jusqu’à atteindre le chiffre de cinq à six cents âmes ; population pauvre, honnête, spécialement occupée au défrichement des forêts, à la culture de la terre et à l’élève des bestiaux.

Pour garantir cette population, une enceinte avait été tracée et un fossé creusé ; on y avait ajouté un talus en terre et un petit fortin, qui ainsi que le premier protégeait le cours de la rivière. Chacun de ces fortins était armé de deux petits canons de bronze, de quatre livres de balles ; de deux espingoles et de quatre fusils de remparts. Cet armement en réalité bien faible, paraissait cependant suffisant pour protéger le village contre un coup de main des flibustiers ; en effet, jusque-là, il avait suffi. San Juan de la Maguana, dont les ranchos étaient étagés en amphithéâtre sur les pentes d’une haute colline, dernier contrefort des montagnes Noires, baignait le pied de ses dernières maisons dans la rivière, offrait l’aspect le plus charmant et le plus pittoresque ; avec ses constructions mauresques, à toits plats, badigeonnées au lait de chaux, et à demi-enfouies sous un fouillis de bananiers, de grenadiers, d’orangers et d’autres arbres, des régions intertropicales.

Telle était la ville dont soixante-cinq flibustiers avaient résolu de s’emparer par surprise.

Maintenant, pourquoi les frères de la Côte avaient-ils formé cette résolution ? c’est ce que nous allons expliquer en deux mots.

Lorsque Vent-en-Panne avait assisté, invisible, à l’entretien du Chat-Tigre avec le capitaine don Antonio Coronel gouverneur de San Juan de la Maguana, un fait l’avait frappé ; ce fait était celui-ci : Non-seulement le Chat-Tigre entretenait des intelligences avec le gouvernement espagnol, mais encore il avait à San Juan une habitation dans laquelle il se rendait souvent ; cette habitation renfermait des papiers précieux pour les flibustiers ; d’autres très-importants y avaient été déposés depuis quelques jours.

Vent-en-Panne avait résolu de s’emparer à tous risques de ces papiers ; qui, il en avait la conviction, l’aideraient à éclaircir le mystère dont s’entourait le Chat-Tigre, et lui révéleraient certaines particularités de la vie passée de cet homme ; particularités que le flibustier tenait surtout à connaître.

Le Chat-Tigre ne devait demeurer que deux ou trois jours à San Juan ; il fallait donc se hâter d’agir, si on voulait le surprendre, et s’emparer de ses papiers.

L’expédition avait été aussitôt résolue entre Vente-en-Panne et l’Olonnais ; le lendemain même, après s’être entendus avec quelques-uns de leurs amis, ils s’étaient mis en route, pour tenter la surprise de la ville.

Les engagés envoyés à la découverte, ne furent de retour au campement que vers sept heures du soir ; ils avaient visité tous les postes établis par les flibustiers autour de la ville, communiqué aux différents chefs les ordres qu’ils avaient reçus.

Partout, ils avaient été accueillis de la façon la plus cordiale. Les frères de la Côte attendaient avec impatience le moment de commencer l’attaque ; ce moment arrivé, ils promettaient de renverser tous les obstacles qui leur seraient opposés.

Ces nouvelles furent accueillies par Vent-en-Panne et ses compagnons, comme elles devaient l’être ; c’est-à-dire avec des transports de joie, les flibustiers ne doutèrent pas un instant de la réussite de leur hardi coup de main. Leur impatience redoubla ; ce fut à grand’peine qu’ils se résignèrent à demeurer dans leur embuscade, sans se laisser aller à quelques-unes de ces imprudences dont ils étaient si coutumiers, chaque fois qu’ils tentaient une expédition.

Pour tuer le temps et tromper l’ardeur qui les dévorait, ils ne trouvèrent qu’un moyen ; moyen au reste très-pratique ; ce fut de souper ; cependant ce repas fut excessivement frugal ; ils n’osèrent pas allumer le feu, afin de ne pas donner l’éveil aux Espagnols.

Enfin Montbarts sortit de sa ceinture une magnifique montre garnie de diamants, et annonça à ses compagnons qu’il était neuf heures.

Un joyeux hourra accueillit cette nouvelle ; l’on se mit immédiatement en mesure de tout préparer pour l’attaque ; du reste les préparatifs ne furent pas longs ; les flibustiers saisirent leurs armes, émergèrent doucement du couvert et guidés par leurs Venteurs, ils se dirigèrent à pas de loups vers la ville.

Tout les protégeait ; la nuit était noire et sans lune ; le vent soufflant en foudre, ses sifflements continus à travers les branches des arbres, produisaient un bruit sourd qui étouffait le retentissement des pas des flibustiers, sur la terre desséchée de la savane.

Ils atteignirent le rebord du fossé, sans avoir attiré l’attention des sentinelles espagnoles, probablement endormies au fond des échauguettes où des guérites.

Chacun des flibustiers s’était muni, ce que nous avons oublié de noter, d’une énorme botte de broussailles et de menues branches d’arbres, ces fascines furent jetées dans le fossé qu’elles comblèrent presque, sur une largeur de deux pieds et demi, chemin fort étroit à la vérité, mais plus que suffisant, pour des hommes accoutumés à courir sur des vergues de huit pouces de diamètre.

Vent-en-Panne donna un coup de sifflet strident, signal répété comme un sinistre écho par les autres chefs de boucaniers, dont les troupes étaient disséminées autour de la ville ; puis les frères de la Côte s’élancèrent hache en main, traversant le fossé en quelques secondes, ils franchirent le talus, et en poussant de grands cris, ils coururent au pont-levis dont ils attaquèrent les chaînes et qui tomba bientôt avec fracas.

Alors, ils se ruèrent dans la ville comme une légion de démons ; les uns pénétrèrent dans les fortins, dont ils massacrèrent les soldats ; qui surpris dans leur sommeil furent tués avant même d’avoir conscience de ce qui se passait ; d’autres s’emparèrent de l’église et des chapelles, montèrent dans les clochers et firent sonner les cloches à rebours ; d’autres enfin forcèrent l’ayuntamiento, ou maison du gouverneur, saisirent don Antonio Coronel dans son lit et le firent prisonnier avec sa famille.

Cette surprise fut si habilement conduite, et si lestement exécutée, que la ville avait été envahie par tous les côtés à la fois, et qu’en moins d’un quart d’heure les flibustiers s’en trouvèrent les maîtres.

Montbarts s’établit à la maison de ville, fit comparaître le gouverneur devant lui et le condamna à payer séance tenante une somme de 50,000 piastres pour la rançon de la ville, lui annonçant que faute de le faire, lui et cinquante habitants notables de San Juan de la Maguana seraient pendus.

Puis la ville fut livrée au pillage.

Nous passerons légèrement, sur les atrocités commises par les frères de la Côte.

À l’époque où se passe notre histoire, le sac d’une ville, tombée surtout au pouvoir d’hommes comme les boucaniers, était une chose horrible. Ni l’âge, ni le sexe ne réussissait à préserver les malheureux habitants de l’avarice et de la rage des vainqueurs. Le sort qu’ils réservaient aux femmes surtout, était atroce. Les flibustiers forçaient les portes de toutes les maisons, brisaient les meubles, et s’emparaient de tout ce qui se trouvait à leur convenance. Pour aller plus vite en besogne, ils tranchaient les doigts pour avoir les bagues, et déchiraient les oreilles pour prendre les boucles.

Le désordre était extrême ; c’était vainement que les habitants affolés de terreur imploraient la pitié de ces furieux ; on ne leur répondait que par des ricanements sinistres ou en les assommant à coups de crosse, les déchiquetant à coups de sabre, ou les perçant avec les baïonnettes.

Cependant les flibustiers procédaient avec un certain ordre, dans leur œuvre de rapine. Toutes les richesses enlevées dans les maisons, quelle que fût la valeur des objets, étaient scrupuleusement apportées sur la grande place de la ville, entassées en un monceau sous la garde de quatre sentinelles, qui en répondaient sur leur vie.

La ville avait été soudain illuminée, de loin, on l’aurait crue en feu ; c’était une scène digne de Salvator Rosa, de Ribera, où de Brugel d’Enfer, ces peintres de toutes les horreurs ; pour se débarrasser de ce qu’ils appelaient les criailleries des habitants, les flibustiers les avaient refoulés à coups de crosse dans l’église et les chapelles, où ces malheureux, blessés pour la plus part, se trouvèrent entassés pêle-mêle.

Cependant Vent-en-Panne ne perdait pas de vue le motif qui lui avait fait tenter cette expédition ; après avoir pénétré dans le premier fortin, dont les pièces furent enclouées, démontées et jetées dans le fossé, le massacre de la garnison commença. Un seul alferez échappa à la mort.

C’était un jeune homme de vingt ans à peine, appartenant à une grande famille espagnole ; il était venu à Saint-Domingue pour y faire ses premières armes ; Vent-en-Panne lui garantit la vie sauve et lui assura la liberté, à la condition de le conduire à la maison habitée par le Chat-Tigre ; le jeune homme, à peine échappé à la mort, accepta avec joie cette proposition.

Le Chat-Tigre toujours prudent, avait choisi son logement à une portée de pistolet à peine des remparts ; c’était donc à une courte distance du fortin ; l’alferez y conduisit Vent-en-Panne qui se fit accompagner de l’Olonnais, de Montauban, de Tributor et deux autres de ses engagés.

Arrivé devant la maison, Vent-en-Panne fit conduire par un engagé, l’alferez à l’ayuntamiento, où se trouvait Montbarts afin de mettre le jeune homme sous sa sauvegarde ; puis le frère de la Côte s’approcha, la hache à la main, de la porte de la maison, qu’il essaya d’enfoncer. Le Chat-Tigre était sur ses gardes. Aux premiers cris des boucaniers à leur entrée dans la ville, le transfuge avait pris l’éveil ; comprenant aussitôt que les frères de la Côte tentaient une camisade contre San Juan de la Maguana ; camisade du succès de laquelle il ne douta pas un instant.

Cet homme passé maître en fourberies et en trahisons, se rappela que lors de son entrevue avec don Antonio Coronel, il avait à plusieurs reprises remarqué certains mouvements insolites dans un fourré placé à portée de voix de l’endroit où l’entrevue avait lieu ; mouvements auxquels dans le premier moment il n’avait pas attaché une grande importance, mais qui lui firent alors deviner que sa conversation avait été entendue ; que la surprise de la ville en était la conséquence, et que l’ennemi quel qu’il fût, qui avait assisté à son entretien, n’avait tenté ce hardi coup de main que pour s’emparer de ses papiers ; et peut-être en même temps se défaire de lui.

Le Chat-Tigre était non-seulement un scélérat, mais encore il possédait toute la férocité de l’animal dont il avait pris le nom. Convaincu que c’était à lui qu’on en voulait, il résolut d’opposer la plus vive résistance, tandis que son frère, chargé des papiers précieux, qu’à tout prix il voulait soustraire à ses ennemis fuirait, par une porte de derrière, et gagnerait la campagne en toute hâte.

Quant à lui, il était persuadé qu’il réussirait à s’ouvrir passage ; au pis-aller, s’il succombait, son frère resterait pour poursuivre sa vengeance ; sa mort ne serait ainsi qu’une faible satisfaction pour ses ennemis, puisque ses secrets seraient intacts.

Cette détermination prise, le Chat-Tigre barricada solidement la porte de sa maison ouvrant du côté de la ville, donna à son frère des instructions fort détaillées ; lui remit tous ses papiers sans en excepter un seul ; lui assigna un rendez-vous au cas où il réussirait à s’échapper ; puis, ainsi qu’il l’avait arrêté, il le fit sortir par une porte de derrière ; le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il se fût perdu dans les ténèbres, rentra, barricada la porte, et se mit à charger ses fusils et ses pistolets, avec cette froide résolution de l’homme qui a fait le sacrifice de sa vie.

Aux premiers coups de hache retentissant contre la porte, le Chat-Tigre disposa ses armes sur une table, à portée de sa main, et ouvrant une fenêtre, tout en ayant soin de s’abriter derrière un volet, il déchargea deux pistolets dans la rue.

Mais les flibustiers étaient gens qui allaient vite en besogne ; l’Olonnais réfléchit que peut-être la maison avait une seconde issue ; il la tourna, résolu à l’attaquer à revers ; l’assaut fut alors donné devant et derrière, et cela si rudement, que bientôt les portes tombèrent et la maison fut envahie.

Le Chat-Tigre, debout dans un angle obscur du palier du premier étage, déchargea ses pistolets sur les flibustiers qui montaient l’escalier en courant ; puis dégainant son épée et la tenant de court, il se jeta à corps perdu au milieu de ses ennemis, avec un rugissement de fauve aux abois.

Il y eut une mêlée horrible dans les ténèbres ; une lutte acharnée, entrecoupée de cris et d’imprécations ; d’autant plus terrible, que les combattants, resserrés dans un espace très étroit, ne pouvant qu’imparfaitement se servir de leurs armes, risquaient de se blesser les uns les autres, en voulant atteindre leur ennemi.

L’audacieuse résolution du Chat-Tigre le sauva ; le projet insensé qu’il avait conçu réussit contre toute prévision ; excepté quelques blessures dans les chairs, blessures sans importance, il atteignit la rue sain et sauf ; courut désespérément jusqu’au rempart, se lança dans le fossé, grimpa le taillis opposé et disparut dans la campagne ; sans être atteint par un seul des coups de fusil tirés contre lui, pendant cette course affolée.

Vent-en-Panne était désespéré ; une fois encore son ennemi avait glissé comme un serpent, entre ses doigts prêts à l’étreindre, et s’était joué de lui ; ce fut en proie à un profond découragement, convaincu à l’avance de l’inutilité de ses recherches, qu’il se résolut à les commencer presque machinalement, et par acquit de conscience.

En effet tous les meubles étaient vides ; les papiers avaient disparu. Avant de fuir, le Chat-Tigre avait tué raide un engagé de Vent-en-Panne et blessé trois autres ; sa retraite avait été celle du Jaguar acculé par les chasseurs ; l’avantage lui était resté ; le vieux flibustier sortit de la maison la tête basse, mâchonnant des imprécations, et ruminant dans sa tête les plus terribles projets de vengeance.

Comme la ville était prise, le pillage à peu près terminé, Vent-en-Panne se dirigea vers l’ayuntamiento, rendez-vous assigné aux flibustiers, pour partager le butin conquis.

Mais en chemin, poussé par une espèce de sourd pressentiment, il se sépara de ses amis ; les laissa continuer leur route, et s’engagea dans les rues les plus sombres de la ville.

Cependant Chanteperdrix n’avait pas réussi à s’échapper aussi facilement que l’avait supposé le Chat-Tigre ; après avoir quitté la maison, il avait piqué tête baissée tout droit devant lui, courant sans regarder où il allait ; il voulait avant tout s’éloigner de la maison au plus vite, se croyant certain de réussir facilement à sortir de la ville ; mais il rencontra à l’exécution de ce projet, des difficultés plus grandes qu’il ne le pensait.

Jamais jusqu’alors, il n’était venu à San Juan de la Maguana où il ne se trouvait que depuis la veille, par conséquent il ne connaissait pas du tout la ville ; de plus Chanteperdrix ne possédait pas la bravoure de son frère. Le Chat-Tigre avait le courage audacieux mais froid du lion ou du jaguar, celui de Chanteperdrix ressemblait à celui de l’hyène et du chacal ; il était cauteleux, sournois, sentiments produits en réalité, par l’instinct de la conservation. L’hyène et le chacal peuvent faire preuve de bravoure, mais ce n’est que lorsque ces animaux se sentent acculés, que toute fuite leur est impossible.

Tel était Chanteperdrix.

Après avoir couru assez longtemps, il s’arrêta pour reprendre haleine et essayer de reconnaître s’il se trouvait près des remparts. L’endroit où il avait fait halte formait une espèce de carrefour où plusieurs rues aboutissaient ; dans ces rues, on voyait s’agiter des torches, passer des ombres rapides ; parfois l’éclair d’un coup de feu zigzaguait les ténèbres.

Quant au carrefour, il était désert, sombre et silencieux.

Chanteperdrix respira.

— J’échapperai, murmura-t-il, les ténèbres me couvrent ; je ne dois pas être éloigné des remparts, mais comment y arriver ?

Là était la difficulté.

— Tout doit être fini maintenant ; reprit-il après un instant ; si je retournais du côté de la maison ? ces rues sont désertes ; je ne cours pas le risque d’être attaqué ; d’ailleurs, ajouta-t-il, je suis armé ; si l’on m’y contraint, je saurai me défendre.

Il retourna alors sur ses pas, mais lentement, avec précaution ; rasant les murailles, interrogeant à chaque pas l’obscurité, la sondant du regard, afin de s’assurer qu’il n’était ni suivi, ni épié.

Il atteignit ainsi l’angle d’une rue, le tourna machinalement, et s’engagea au hasard, dans une nouvelle direction ; soudain un cri de joie lui échappa ; à cent pas à peine devant lui, se dressait la masse sombre du rempart.

— Je suis sauvé ! s’écria-t-il.

Et sans plus réfléchir, il s’élança en courant vers ce rempart, qu’un instant auparavant il désespérait presque d’atteindre. Tout à coup, il reçut un choc tellement violent qu’il trébucha, fit quelques pas à reculons, et finalement roula sur le sol ; il avait été donner à l’improviste, contre un individu, qui au moment où il passait débouchait d’une rue voisine.

Cet individu marchait la tête basse et l’air fort préoccupé ; cependant à cette rude attaque, après avoir, lui aussi, reculé en trébuchant, il avait poussé une exclamation de colère, et s’élançant sur son malencontreux agresseur, il le prit rudement à la gorge et lui appuya un genou sur la poitrine.

— Drôle ! s’écria l’inconnu en brandissant une énorme hache sur la tête du pauvre diable, rends-toi, ventre-dieu ! ou tu es mort !

— Je me rends, señor ! je me rends ; murmura l’autre d’une voix lamentable ; il avait reconnu dans l’homme dont l’arme le menaçait, un flibustier.

— Eh ! fit celui-ci avec un geste de surprise aussitôt réprimé, qui avons-nous donc-là ? voilà une voix que je connais, il me semble ? et se penchant vers lui : Que faites-vous donc là, maître Chanteperdrix ? ajouta-t-il d’une voix goguenarde.

— Je… je ne sais pas, balbutia l’autre.

— Ah ! vous ne savez pas ? cela est singulier ! je crois que vous le savez fort bien au contraire ; vous vous échappiez, hein, mon maître ?

— Eh ! quand cela serait, capitaine ! est-il donc défendu à un pauvre diable d’essayer de sauver sa vie, dans une nuit comme celle-ci ?

— Nullement ; mais vous vous sauviez bien vite ; on vous poursuivait donc ?

— Personne, illustre capitaine, mais j’avais hâte de me mettre en sûreté, je vous l’avoue.

— Je ne vois aucun mal à cela au contraire, il n’est pas défendu de chercher à sauver sa vie ; ainsi donc, vous couriez vers le rempart ?

— Hélas ! oui, noble capitaine ; si je n’avais pas eu la male chance de vous rencontrer je l’aurais atteint déjà ; mais je n’ai pas de bonheur.

— Allons, allons, mon maître, tout cela s’arrangera peut-être beaucoup mieux que vous ne le supposez ; nous ne sommes pas aussi féroces, nous autres boucaniers, qu’on nous en fait la réputation. Il est vrai que je suis votre ennemi, mais je vous avais moi-même autorisé à vous retirer ici ; je n’ai donc aucunement l’intention de vous nuire ; ma parole vous garantit ; voyons, relevez-vous, mon maître.

Et il lui tendit la main.

Chanteperdrix se releva péniblement.

— Seriez-vous blessé ? lui demanda Vent-en-Panne.

— Non, je ne crois pas, mais j’ai le corps tout endolori.

— Bon ! ce ne sera rien, consolez-vous ; il est heureux pour vous de m’avoir rencontré, sans cela, vous n’auriez jamais réussi à sortir de la ville ; suivez-moi, je vais vous mettre en lieu de sûreté.

— Vraiment, vous feriez cela ? fit l’autre avec un sourire cauteleux.

— Puisque je vous le promets ; seulement service pour service ?

— Je ne vous comprends pas, noble capitaine ?

— J’ai surpris la ville, tout exprès pour m’emparer de certains papiers que possède votre frère ; lorsque j’ai attaqué votre maison, déjà vous étiez parti, votre frère était seul ; il nous a opposé une résistance acharnée et finalement à réussi à s’échapper.

— Ah ! tant mieux ! s’écria Chanteperdrix.

— Tant mieux en effet, foi de Vent-en-Panne ! car je ne voulais pas sa mort, je ne l’aurais tué qu’à la dernière extrémité ; or il est évident pour moi, que en vous laissant partir et demeurant seul dans la maison, votre frère avait des raisons pour agir ainsi ; raisons sérieuses, comme par exemple de mettre en sûreté ces papiers, que j’ai vainement cherchés chez lui, et qu’il est trop fin pour conserver dans une circonstance pareille, quand il vous était si facile de vous sauver en les emportant avec vous, ces papiers vous devez les avoir ; remettez-les moi donc, et je vous réitère ma promesse, non-seulement de ne pas vous tuer, mais encore de vous rendre votre liberté, avant une demi-heure.

— Je vous jure, noble capitaine, répondit Chanteperdrix en pâlissant, que…

— Ne jurez pas et exécutez-vous, dit sévèrement le flibustier, je ne fais jamais de menaces qui ne soient aussitôt exécutées ; les papiers, vous les avez, je le sais, il me les faut ou sinon ?

— Capitaine !…

— Les papiers ! pour la dernière fois je vous les demande.

Chanteperdrix devint livide, un tressaillement nerveux agita tous ses membres, il fit un pas en arrière, et portant vivement la main à sa poitrine.

— Tu ne les auras pas, chien ! s’écria-t-il, et brandissant un poignard, il en porta un coup terrible au cœur de son ennemi.

Le poignard se brisa sur la poitrine du flibustier, qui demeura ferme comme un roc.

— Ah ! misérable, c’est ainsi ! s’écria-t-il, merci, ma bonne cotte de mailles !

Et levant sa hache.

— Voilà le prix de ta trahison, renégat ! ajouta-t-il d’une voix rauque.

Chanteperdrix roula sur le sol le crâne fendu ; il se débattit quelques secondes dans les affres de la mort, puis il expira en poussant un rugissement terrible.

Vent-en-Panne repassa sa hache à sa ceinture, s’agenouilla près du cadavre, fouilla ses vêtements ; et ainsi qu’il l’avait supposé, il trouva un portefeuille fermé avec un cadenas, et dans lequel étaient renfermés sans doute les papiers si longtemps cherchés.

— Allons ! allons ! dit philosophiquement le flibustier en serrant précieusement le portefeuille dans son pourpoint, j’avais tort de me plaindre, je crois que décidément le Chat-Tigre, malgré toute sa finesse, s’est laissé prendre cette fois dans ses propres filets.

Il se releva, jeta un dernier regard de mépris sur le cadavre étendu à ses pieds ; puis il reprit à pas lents, mais fort satisfait cette fois, le chemin de l’ayuntamiento, où il ne tarda pas à arriver.