Les rois de l’océan :Vent-en-panne/01

LES
ROIS DE L’OCÉAN

VENT-EN-PANNE

I

COMMENT L’OLONNAIS SE PERDIT DANS LA FORÊT ET CE QUI S’EN SUIVIT

Nous avons abandonné l’Olonnais, au moment où, grâce à l’appui que lui avait prêté Vent-en-Panne, il avait réussi à délivrer la duchesse de la Torre et sa fille des mains des Espagnols.

Les deux dames s’étaient évanouies ; la duchesse, soulevée dans les bras robustes de Pitrians, fut transportée dans la clairière et remise à son mari : quant à la jeune fille, l’Olonnais ne voulut laisser à personne le soin de la rendre à son père.

La poursuite des ravisseurs avait entraîné les flibustiers assez loin du lieu, où primitivement s’était livré le combat. L’Olonnais demeuré seul près de doña Violenta, car tous les flibustiers avaient répondu à l’appel de Vent-en-Panne, et s’étaient élancés sur ses pas, enleva délicatement la jeune fille entre ses bras, et se mit en marche pour rejoindre ses compagnons.

Depuis quelques jours à peine, l’Olonnais avait débarqué à Saint-Domingue, c’était la première fois qu’il s’enfonçait si avant dans l’intérieur ; il ne connaissait pas le pays.

À cette époque, déjà bien loin de nous, Saint-Domingue n’était en réalité qu’une immense forêt vierge ; coupée ça et là, par de vastes savanes, où l’herbe poussait drue, et s’élevait parfois à six, sept, et même huit pieds de hauteur.

Les établissements fondés par les Espagnols et les Français, l’avaient été sur le bord de la mer seulement. On avait défriché quelques centaines d’acres de terre, et tout avait été dit.

Depuis l’invasion des Français, et la façon audacieuse dont ils s’étaient établis dans l’île, les Espagnols contraints de se défendre, contre les attaques continuelles de ces implacables ennemis, avaient, à la vérité établi un cordon de ranchos le long de leurs frontières, ranchos que, avec tout l’orgueil castillan, ils décoraient pompeusement du nom de villes. Mais ces misérables bourgades disséminées à de longues distances, étaient enfouies et comme perdues, au milieu de l’Océan de verdure, qui les cernait de toutes parts.

Les forêts américaines sont excessivement redoutables ; par cette double raison que la végétation y est tellement puissante, que les arbres y atteignent une hauteur considérable, et font régner, sous leur couvert, un jour crépusculaire ; de plus ces forêts sont invariablement composées de la même essence. Il faut donc avoir acquis une grande expérience, et surtout une grande habitude de la vie des bois, pour ne pas courir le risque de s’égarer sous ces dômes de verdure, où tout bruit meurt sans écho ; où l’air ne circule qu’avec peine, et où la névrose ne tarde pas à amener l’anémie, et la mort.

Les exemples sont, nombreux de chasseurs perdus dans les forêts américaines, qui ont pendant des semaines entières tourné dans le même cercle ; et qui, s’ils n’ont pas succombé, ont été retrouvés, les cheveux blanchis et privés de raison ; il est admis en principe, que lorsqu’on est perdu dans une forêt vierge, on y meurt.

Après avoir marché pendant environ une demi-heure, l’Olonnais reconnut avec épouvante, qu’il s’était égaré.

Il déposa doucement son léger fardeau à terre ; il craignait en continuant à marcher, de s’égarer davantage ; et allant puiser de l’eau dans son chapeau à une source voisine de l’endroit où il se trouvait, il essaya de faire revenir la jeune fille à elle.

L’évanouissement de doña Violenta, avait été causé seulement par la terreur profonde qu’elle avait éprouvée, à la brutale agression dont elle avait failli être victime. Elle ne tarda pas à ouvrir les yeux ; sa surprise fut extrême, en se voyant seule avec l’Olonnais, dans un lieu aussi désert.

De toutes les facultés de l’homme, la mémoire est celle qu’il perd le plus vite, mais aussi celle dont en général il reprend le plus tôt possession.

La jeune fille se rappela bientôt les événements qui s’étaient passés ; une légère rougeur empourpra ses joues pâlies, et fixant son doux regard sur le flibustier, en même temps qu’elle essayait de sourire :

— Oh ! je me souviens, dit-elle, c’est vous qui m’avez sauvée !

— Hélas ! mademoiselle, répondit l’Olonnais, je donnerais ma vie, pour que vous disiez vrai ; mais je crains malheureusement de ne vous avoir sauvée d’un danger terrible, que pour vous exposer à un plus terrible encore !

— Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle.

— C’est en vain que depuis une demie-heure j’essaie de rejoindre mes compagnons. Vous le savez, je ne suis que depuis peu dans ce pays ; je ne le connais pas, et force m’est de vous avouer que je ne retrouve plus ma route.

— N’est-ce que cela ? dit-elle en riant avec insouciance ; je ne vois pas là grande raison de s’effrayer ; nos amis ne nous voyant pas revenir, se mettront à notre recherche ; il est impossible qu’ils ne nous retrouvent pas, si nous ne les retrouvons pas nous-mêmes.

— Je suis heureux de vous voir si courageuse, mademoiselle.

— Qu’ai-je à redouter ? n’êtes-vous pas près de moi ? depuis que je vous ai rencontré pour la première fois, je ne compte plus les services que vous m’avez rendus ; aussitôt qu’un danger m’a menacée, je vous ai toujours vu apparaître à mes côtés, prêt à me défendre et toujours votre protection m’a sauvegardée.

— Mademoiselle !

— Oh ! je ne suis pas ingrate ! si je ne vous ai rien dit, c’est que les circonstances ne m’ont pas permis de le faire ; mais puisque aujourd’hui l’occasion s’en présente enfin, je la saisis avec empressement, monsieur, pour vous témoigner toute la reconnaissance que j’éprouve pour les services que vous m’avez rendus.

En parlant ainsi, le visage de la jeune fille s’était couvert d’une pâleur subite ; elle avait baissé ses yeux si doux, dans lesquels brillaient des larmes.

— Oh ! mademoiselle ! que suis-je ? pour que vous daigniez me parler ainsi que vous le faites ; si j’ai été assez heureux pour vous rendre quelques services, j’ai trouvé dans mon cœur, tout le prix que j’en pouvais attendre ; je ne saurais rien réclamer de plus. Je ne suis qu’un être obscur ; perdu dans la foule, dont jamais, hélas ! je ne réussirai à sortir ; je suis trop loin de vous pour qu’un de vos regards s’égare sur moi.

— Vous êtes injuste, et vous me jugez mal, monsieur. L’affection que vous porte mon père est grande ; ma mère vous considère comme un ami fidèle et dévoué ; ne me permettez-vous donc pas de vous regarder moi aussi comme tel.

— Cette amitié, mademoiselle me comble de joie, dit-il avec une profonde expression de tristesse ; elle dépasse de si loin tout ce que j’aurais osé espérer, que je ne trouve pas dans mon cœur, de paroles pour exprimer les sentiments que me fait éprouver cette adorable bonté.

— Laissons cela ; dit gaiement la jeune fille en se levant, et rétablissant par un geste gracieux de désordre de sa toilette ; je suis une princesse malheureuse et persécutée ; enlevée par de méchants enchanteurs et délivrée par un preux chevalier ; cela n’est-il pas bien ainsi ?

— Oui, vous avez raison mademoiselle ; seulement le preux chevalier n’est qu’un pauvre frère de la Côte, un homme presque mis hors la loi commune.

— Ne dites pas cela, en quelques jours à peine ; vous avez su conquérir une place très-honorable parmi vos compagnons ; souvenez-vous de ceci, monsieur : qui possède courage, persévérance et loyauté, doit acquérir lois, richesses et bonheur.

— Est-ce une prophétie que vous me faites ? répondit l’Olonnais avec un sourire amer.

— Non, dit-elle, en détournant la tête pour cacher sa rougeur, mais c’est peut-être un espoir que j’exprime.

Il y eut un court silence.

Les deux jeunes gens étaient en proie à une émotion d’autant plus vive, qu’ils essayaient davantage de la cacher.

— Vous sentez-vous assez forte, mademoiselle, reprit l’Olonnais après un instant, pour essayer avec moi de retrouver notre route ? ou préférez-vous attendre mon retour auprès de cette source ?

— Non pas ! s’écria-t-elle vivement ; je ne veux sous aucun prétexte me séparer de vous ; donnez-moi votre bras, monsieur, je suis prête à vous suivre.

Ils se remirent en marche, après que l’Olonnais se fut orienté de son mieux.

De temps en temps, c’est-à-dire de six minutes en six minutes, le flibustier déchargeait son fusil, mais vainement ; le bruit du coup de feu s’envolait, mourant sans écho sous le couvert.

Bien qu’il feignît l’indifférence et presque la gaieté, pour ne pas effrayer sa compagne, le jeune homme était en proie à une douleur, que chaque seconde qui s’écoulait rendait plus intense ; il sentait que plus il marchait, plus il s’égarait.

Les arbres se succédaient les uns aux autres, se ressemblant tous, comme s’ils eussent été taillés sur le même modèle ; les forces de la jeune fille s’épuisaient, elle commençait à peser lourdement au bras du boucanier ; bien qu’elle ne se plaignit pas, qu’elle essayât de sourire, il était facile de s’apercevoir que sa fatigue était grande.

Afin de ne pas épuiser sa petite provision de poudre, le flibustier avait été contraint, de cesser de décharger son arme.

Le jour s’avançait ; la lueur sombre qui régnait sous le couvert se faisait de plus en plus obscure ; bientôt les forces de la jeune fille la trahirent complètement ; elle s’affaissa sur elle-même.

L’Olonnais avec cette énergie que donne le désespoir, enleva la pauvre enfant à demi-évanouie, dans ses bras et essaya de continuer ses recherches.

Ce n’était pas sans un sentiment de joie douloureuse, qu’il sentait les boucles soyeuses et parfumées de la jeune fille, dont la tête languissante reposait sur son épaule, frôler doucement son visage.

Mais les forces humaines ont des limites qu’elles ne sauraient impunément franchir ; le flibustier sentait le sang lui monter à la gorge, ses tempes battaient à se rompre, des lames de feu traversaient son regard ; il n’avançait plus qu’avec peine, marchait en chancelant comme un homme ivre ; prévoyant avec terreur, que bientôt il tomberait vaincu, aux pieds de celle qu’il prétendait sauver ; quelques minutes encore, et c’en était fait.

Tout à coup, une voix claire, aux notes cristallines se fit entendre sous la feuillée.

Cette voix chantait la délicieuse ronde normande, qui commence ainsi :

L’alouette, au plus haut des airs,
Chante sa chanson joyeuse ;
Le milan, etc., etc., etc…

L’Olonnais à ces accents bien connus, et qui lui révélaient l’approche d’un secours inespéré, sentit l’espoir rentrer dans son cœur ; il réunit toutes ses forces pour tenter un dernier effort ; à trois reprises différentes, il poussa un cri aigu, strident, particulier aux marins pendant la tempête, et qui sur l’aile de la brise s’envole à des distances considérables, cri qui n’a de comparable que celui des montagnards se répondant d’un pic à un autre.

Après son troisième cri, le jeune homme posa doucement à terre doña Violenta complétement évanouie ; et il roula sur le sol, incapable de lutter davantage.

À travers le brouillard sanglant qui obscurcissait sa vue, il lui sembla voir la forme svelte et gracieuse de Fleur-de-Mai, émerger de derrière les arbres et se diriger en toute hâte de son côté ; mais dompté par la souffrance, il perdit presque aussitôt le sentiment des objets extérieurs.

Lorsqu’il revint à lui, il aperçut Fleur-de-Mai, agenouillée à son côté, et lui prodiguant les soins les plus délicats.

Doña Violenta penchée sur lui, le regardait avec une expression étrange ; dans laquelle la joie et la douleur se confondaient tellement, qu’il était impossible de deviner lequel de ces deux sentiments dominait l’autre.

— Pourquoi te hasardes-tu ainsi dans les bois, toi qui es tout nouveau dans la colonie ? lui dit Fleur-de-Mai d’un ton de léger reproche ; si je n’avais pas pensé à toi, tu aurais été perdu ; ami ; avant deux jours ton cadavre serait devenu la proie des bêtes sauvages ; ne recommence pas de telles folies ; je ne serai pas toujours là, pour me mettre à ta recherche.

— Comment se fait-il que tu m’aies retrouvé, Fleur-de-Mai ? Je ne me souviens pas de t’avoir aperçue parmi nos compagnons ?

— C’est vrai, dit-elle avec un pâle sourire, je ne suis qu’une pauvre jeune fille, moi ; je crains le contact des frères de la Côte, quoique cependant, ils soient bons pour moi, et me traitent comme leur enfant ; mais mon cœur m’avait dit que peut-être tu aurais besoin de moi ; voilà pourquoi je me suis mise à leur suite ; lorsque le combat a été terminé, et que l’on n’a plus retrouvé la jeune demoiselle, j’ai compris d’où provenait ton absence.

— Oui, murmura doña Violenta, c’est à lui que cette fois encore je dois mon salut.

— C’est vrai, pour vous sauver, il s’est exposé à mourir ! et elle murmura comme si elle se fût parlé à elle-même : « Oh ! je le sens à mon cœur, ce doit être cela qu’on appelle de l’amour ! »

À ces paroles si brusquement prononcées sans intention apparente, les deux jeunes gens tressaillirent ; une vive rougeur empourpra leurs visages, et ils détournèrent la tête.

— Pourquoi cette émotion ? Pourquoi cette honte ? ce sentiment n’est-il pas naturel ? ne vient-il pas du cœur ? reprit Fleur-de-Mai d’une voix plaintive. De même que le soleil vivifie les plantes, l’amour est un rayonnement divin que Dieu, dans son ineffable bonté, a mis au cœur de l’homme pour épurer son âme.

— À quoi bon dire ces choses, Fleur-de-Mai ? j’éprouve, pour cette dame, le plus profond respect ; la distance est trop grande entre nous ; nos positions dans la société trop différentes, pour que le sentiment dont vous parlez puisse exister.

La jeune fille sourit doucement, en hochant tristement la tête.

— Vous essayez vainement, dit-elle, de donner le change aux sentiments qui vous agitent : vous vous aimez sans le savoir peut-être ; si vous descendiez en vous-même, vous reconnaîtriez que j’ai dit vrai.

— N’insistez pas sur ce sujet, Fleur-de-Mai ; ne serait-il pas plus convenable au contraire, maintenant que les forces de cette dame sont à peu près revenues, de la ramener près de son père, dont l’inquiétude doit être grande ?

— C’est en vain que vous essayez de me fermer la bouche, reprit-elle, avec une énergie fébrile, vous ne réussirez pas à me tromper. Pourquoi ce noble seigneur est-il venu à Saint-Domingue ? cette noble demoiselle, grâce au rang qu’elle occupe dans la société, ne manquera jamais d’adorateurs, sans qu’il lui soit nécessaire de les choisir parmi les Frères de la Côte. Vous vous aimez, vous dis-je ; quoi qu’il arrive, rien ne pourra vous empêcher d’être l’un à l’autre.

— Arrêtez, madame ! s’écria doña Violenta avec animation, je ne vous connais pas, j’ignore qui vous êtes ; mais à mon tour, je vous demanderai de quel droit vous prétendez faire ce que votre compagnon et moi nous n’avons pas osé tenter, c’est-à-dire scruter nos cœurs ? Et, quand cela serait vrai ? quand un sentiment plus doux, quand une passion plus profonde que la plus sincère amitié se serait, à notre insu, glissé dans notre âme, de quel droit prétendriez-vous nous contraindre à vous faire, à vous, un aveu que nous n’osons nous faire à nous-mêmes ? J’ai contracté d’immenses obligations envers votre ami ; nous avons, pendant plusieurs mois, vécu côte à côte sur le même navire, mais nous allons nous séparer, pour ne jamais nous revoir ; pourquoi, ou plutôt dans quel but, essayez-vous de nous rendre cette séparation plus cruelle qu’elle ne doit l’être ? vous commettez presque une mauvaise action, en essayant de provoquer des aveux que ni lui, ni moi ne pouvons, ni ne devons faire.

— Vous voyez bien que vous l’aimez, madame, mon cœur ne m’avait pas trompée ; je savais que cela était ainsi. Eh bien, je serai plus franche que vous ne le voulez l’être ; moi, madame, je n’ai aucune considération à garder ; je suis une orpheline vivant au jour le jour, comme les oiseaux du ciel ; j’aime l’Olonnais ; je l’aime de toutes les forces de mon âme, depuis la première heure où je l’ai vu ; mais cet amour ne m’a rendue ni injuste, ni jalouse, ni méchante ; il m’a seulement douée de clairvoyance, en me permettant de lire, malgré vous, dans votre cœur, comme dans un livre ouvert ; vous l’aimez et il vous aime, madame ; soit, je ne saurais l’empêcher ; je ne le pourrais et ne le voudrais pas ; mais si j’accepte cette rivalité, ou plutôt si j’admets cette supériorité, que le hasard vous donne sur moi, c’est à la condition que vous aimerez mon ami, comme je l’aurais aimé moi-même ; maintenant venez, madame, je vais vous reconduire à votre père.

— Un instant encore ? s’écria l’Olonnais avec énergie, cette explication que vous avez provoquée, Fleur-de-Mai, et dans laquelle vous nous avez entraînés malgré notre volonté, doit être complète. Quel que soit le sentiment qui m’agite et gronde dans mon cœur, il faut que Mlle de la Torre sache bien ceci : que je professe pour elle un inaltérable dévouement, que quoi qu’il advienne, je serai toujours le plus respectueux de ses serviteurs, que le jour où elle me demandera ma vie, ce sera avec joie que je la lui donnerai.

— Monsieur, répondit la jeune fille avec émotion, j’ai peut-être regretté un instant, l’intervention étrange quoique bienveillante, de votre amie Fleur-de-Mai ; à présent je ne sais pourquoi, mais il me semble que je suis presque heureuse, de l’avoir entendue parler ainsi qu’elle l’a fait.

— Oh ! mademoiselle ! s’écria-t-il avec passion.

Elle l’interrompit d’un geste et continua avec un sourire triste :

— Dans quelques heures nous serons séparés, mais le cœur franchit les distances, et les pensées dans leur vol rapide, sont toujours près de ceux qu’on aime. Bien que séparées matériellement, nos âmes seront toujours ensemble ; si la différence de ma position sociale exige de moi une certaine réserve, et m’empêche d’exprimer plus clairement ma pensée, pardonnez-moi.

Elle arracha un médaillon suspendu à son cou par une légère chaîne d’or et le présentant au jeune homme.

— Conservez ce souvenir, dit-elle, que ce soit le lien qui nous rattache l’un à l’autre ; soyez bien convaincu, que quoi que le sort décide de moi, jamais je n’oublierai ni les services que vous m’avez rendus, ni l’attachement profond et respectueux que vous m’avez voué.

Le jeune homme prit le médaillon, qu’il pressa sur son cœur, et détournant la tête il fondit en larmes, seul moyen qui lui restait d’exprimer ce qu’il éprouvait et ce qu’il n’osait dire.

— Bien, dit Fleur-de-Mai, vous êtes une noble nature, madame ; Dieu, qui a fait égaux tous les êtres qu’il a créés, saura, croyez-le bien, abaisser les barrières qui s’élèvent entre vous et mon ami. Prends courage, l’Olonnais, tu es jeune, tu es beau, tu es aimé, un jour viendra où tu seras heureux.

Elle prononça ces dernières paroles d’une voix étouffée et les yeux pleins de larmes ; mais bientôt elle releva la tête doucement sourit et sans ajouter un mot elle ouvrit les bras :

Les deux jeunes femmes demeurèrent un instant embrassées ; puis se prenant par la main, elles se mirent en marche pour rejoindre les chasseurs, suivies par l’Olonnais, dont le front pâle et les yeux brûlés de fièvre laissaient deviner le feu intérieur dont il était dévoré.

Ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance, l’Olonnais depuis sa séparation d’avec les frères de la Côte, n’avait fait qu’errer au hasard, mais sans s’éloigner, et en tournant toujours dans le même cercle ; de sorte que lorsqu’il avait rencontré Fleur-de-Mai, lui et Mlle de la Torre, se trouvaient à peine à deux portées de fusil de l’endroit où les flibustiers avaient fait halte.

Fleur-de-Mai, élevée au désert, se dirigeait avec une adresse merveilleuse, au milieu de ce dédale en apparence inextricable, dans lequel elle trouvait son chemin, sans paraître même le chercher.

Tout à coup, le petit groupe émergea du couvert dans une clairière, où les flibustiers avaient établi leur campement provisoire.

La joie fut générale en apercevant Mlle de la Torre ; le duc et la duchesse remercièrent avec effusion l’Olonnais, d’avoir sauvé leur fille.

Le jeune homme eut beau protester que ce qu’il avait fait se réduisait à très-peu de chose ; qu’il s’était égaré dans la forêt ; que sans Fleur-de-Mai qui les avait providentiellement rencontrés, leur position était désespérée ; personne ne voulut ajouter foi à ces paroles, que du reste Fleur-de-Mai démentait avec énergie ; force lui fut donc de passer aux yeux de tous pour un héros.

Quelques instants plus tard, l’engagé que M. d’Ogeron avait expédié au Port-Margot, revint avec des chevaux ; ce fut en vain que Montbarts, le Beau Laurent, et les autres chefs de la flibuste, proposèrent aux dames de pousser jusqu’au boucan du Poletais, dont on se trouvait alors très-rapproché ; elles ne voulurent pas y consentir. Elles étaient brisées par les émotions successives quelles avaient éprouvées, et n’avaient qu’un désir : rentrer dans la ville le plus tôt possible.

On reprit donc la direction du Port-Margot. Ce fut alors, et au moment où la troupe se remettait en marche, qu’elle fut rejointe par l’engagé de Vent-en-Panne. Nous avons rapporté plus haut, quelle fut l’issue de sa mission auprès de l’Olonnais.

Il était près de dix heures du soir, lorsque les promeneurs harassés de fatigue, atteignirent la ville, qu’ils avaient quittée si joyeusement, le matin.

L’Olonnais se retira dans la maison de Vent-en-Panne, emportant dans son cœur du bonheur pour une vie entière ; ou du moins il le croyait.

Le lendemain de cette journée si accidentée, et cependant si heureusement terminée, un orage effroyable éclata sur Saint-Domingue.

Cette fois encore, l’Olonnais eut l’occasion de se signaler et de faire preuve de ce dévouement sans bornes à ses semblables, qui était le côté saillant de son caractère. Sans son courage, son adresse et surtout la connaissance approfondie qu’il possédait de son métier de marin, plusieurs navires et entre autres le vaisseau Le Robuste, auraient été jetés à la côte, et brisés sur les rochers.

Aux premiers éclats de la foudre, aux premiers déchirements de l’ouragan, le jeune homme s’élança au dehors. Par son exemple il électrisa la population, suivi par Montbarts, Pitrians, le Crocodile, Montauban et les plus célèbres flibustiers, qui comme lui, armèrent des pirogues, les montèrent bravement ; il se rendit à bord des bâtiments en perdition, et réussit à les sauver.

Le Robuste, mouillé sur une seule ancre, avait eu son câble rompu ; une seconde ancre jetée trop précipitamment n’avait pas accroché le fond, qu’elle draguait et ne pouvait arrêter la dérive du navire. Presque tous les officiers étaient à terre, l’équipage perdait la tête. Pendant que Montbarts faisait dépasser les mâts de perroquet, caler les mâts de hune et mettre les basses vergues sur les porte-lofs, pour alléger le navire, en donnant moins de prise à la tempête ; l’Olonnais et le capitaine Montauban, montés chacun sur une pirogue qui faisait eau de toutes parts, ballottés comme des bouchons de liège, par les lames furieuses, qui parfois passaient par-dessus leurs embarcations, allèrent, au péril de leur vie, mouiller des ancres à jet au large.

L’équipage du Robuste suivait anxieusement du regard cette audacieuse manœuvre, qui réussit providentiellement ; on aurait dit que la mort reculait devant ces téméraires frères de la Côte.

Au moment où l’on raidit les câbles au cabestan, il n’y avait plus un instant à perdre ; le Robuste n’était plus qu’à une portée de pistolet des rochers.

La tempête se prolongea pendant toute la journée, et toute la nuit suivante ; l’ardeur des flibustiers ne se ralentit pas une minute ; mais le lendemain, lorsque l’ouragan se calma, que la mer redevint maniable, les habitants du Port-Margot constatèrent avec joie que pas un bâtiment n’avait péri pendant la tempête.

M. de la Torre et sa fille, en proie à une terreur profonde, avaient assisté avec une anxiété extrême à cette lutte héroïque, soutenue par ces hommes que l’on était accoutumé à considérer presque comme des bandits, contre les éléments déchaînés et furieux.

Rapporter les remerciements qui furent adressés aux frères de la Côte, et particulièrement à l’Olonnais, serait retomber dans des redites ; nous nous abstiendrons donc d’en parler.

Cependant le rude assaut que son navire avait eu à soutenir, avait donné beaucoup à réfléchir à M. de Lartigues ; il ne se souciait point de s’exposer à une nouvelle tempête, en prolongeant davantage son séjour à Port-Margot.

Comme le cartel parlementaire, qu’il avait demandé au gouverneur de la Havane, pour transporter M. de la Torre et sa famille à la Véra-Cruz, avait été reçu depuis quelques jours déjà par M. d’Ogeron, le commandant du Robuste résolut de mettre le temps à profit, en appareillant au plus vite.

Cette résolution annoncé par M. de Lartigues à la table de M. d’Ogeron, en présence de plusieurs flibustiers invités par le gouverneur, causa une grande émotion à tous les convives ; émotion qui fut surtout vivement ressentie par deux personnes, l’Olonnais et Mlle de la Torre, qui échangèrent un regard empreint d’une navrante tristesse ; pendant tout le temps que dura le repas, ils n’eurent plus le courage de se mêler à la conversation.

Cependant en se levant de table et au moment de prendre congé, l’Olonnais rappelant à lui tout son courage, fit un effort suprême, et s’approchant du duc qui causait avec M. d’Ogeron :

— Monsieur le duc, lui dit-il en le saluant courtoisement ainsi que les deux dames, permettez-moi de vous faire mes adieux, et en même temps de vous adresser tous mes souhaits, pour que vous rencontriez au milieu de vos compatriotes, autant de respectueuses sympathies que vous en avez trouvé parmi nous ; vous allez occuper une position presque royale ; mais mieux que moi, vous le savez sans doute, M. le duc, il n’y a rien de stable que le malheur ; Dieu veuille que ceux qui pendant de si longues années, ont poursuivi votre famille ne vous atteignent pas de nouveau. Mais, ajouta-t-il, en jetant un regard sur doña Violenta, dont les yeux étaient ardemment fixés sur son mâle visage, si, ce que Dieu ne veuille, vos ennemis l’emportaient de nouveau sur vous ; je crois être ici l’interprète de tous mes compagnons, en vous rappelant que sur un rocher perdu de l’Atlantique, il existe des cœurs qui battent pour vous. Vous êtes l’hôte des frères de la Côte, ne l’oubliez pas plus qu’ils ne l’oublieront eux-mêmes. Le jour où vous aurez besoin de leur appui, vous les trouverez tous, prêts à vous défendre. Un mot seulement, un chiffre, un signe quelconque, et nous accourrons vers vous, comme un vol de vautours. Malheur, alors, à ceux qui oseront nous barrer le passage !

— Je n’attendais pas moins de vous, riposta le duc avec chaleur, en lui serrant cordialement la main ; si je suis né en Espagne, j’ai été élevé en France ; c’est dans ce pays que j’ai aimé et souffert, je suis donc Français de cœur ! je vous remercie du fond de l’âme de cette offre généreuse ; cette offre je l’accepte ; ainsi que vous-même me l’avez rappelé, je n’oublierai jamais que j’ai été l’hôte des frères de la Côte ; le jour ou j’aurai besoin d’eux je n’hésiterai pas à les appeler ; embrassez-moi, l’Olonnais, nous nous séparons comme deux frères, deux amis. Un de mes plus doux souvenir sera les quelques jours heureux que j’ai passés à St.-Domingue, parmi les flibustiers ; ces hommes si méconnus, et qui cependant méritent tant d’être appréciés à leur valeur. Adieu à vous, l’Olonnais, adieu à vous tous, messieurs ; n’oubliez pas que le duc de la Torre est vice-roi du Pérou. Vos vaisseaux seront toujours reçus dans ses ports, soit pour se garantir de la tempête, soit pour se ravitailler, soit enfin, pour chercher protection contre un ennemi.

— Messieurs, dit alors M. de Lartigues, les remerciements que je vous adresserais pour les services que vous avez rendu à mon vaisseau, n’exprimeraient que très-faiblement la reconnaissance que j’éprouve pour vos généreux procédés. Dans trois mois, je serai de retour en France ; bientôt je l’espère, vous aurez la preuve que j’ai vu le roi, et que je lui ai rendu compte de votre conduite.

Les adieux se prolongèrent quelques instants encore, enfin on se sépara.

L’Olonnais avait le cœur navré ; sa souffrance était d’autant plus grande, qu’il était seul, et ne pouvait épancher sa douleur dans le sein d’un ami.

Au lieu de rentrer chez lui, où il lui aurait été impossible de trouver le calme dont il avait besoin, il alla tristement errer sur la plage, espérant que la solitude rendrait un peu d’équilibre à son esprit, et réveillerait son courage ; il prolongea ainsi sa promenade jusqu’à un bloc de rochers déchiquetés par la mer, et qui aux rayons de la lune prenait des proportions presque fantastiques.

Là, il s’assit, cacha sa tête dans ses mains, et s’absorba dans sa douleur.

Plusieurs heures s’étaient écoulées, sans qu’il eut changé de position ; les étoiles commençaient à s’effacer dans le ciel, lorsqu’une main se posa légèrement sur son épaule, et une voix harmonieuse murmura doucement à son oreille :

— Pourquoi pleures-tu ainsi ? cette séparation était prévue ; elle était inévitable, ne t’abandonne pas à ta douleur ; sois homme ; l’adversité grandit le cœur.

L’Olonnais releva la tête ; il vit devant lui, comme un blanc fantôme, Fleur-de-Mai dont un sourire triste éclairait le gracieux visage.

— Merci de venir ainsi me consoler, Fleur-de-Mai ; répondit le jeune homme d’une voix plaintive, oh ! si tu savais combien je souffre !

— Je le sais, répondit-elle tristement en posant la main sur son cœur ; mais tu te trompes, ami, je ne viens pas te consoler, je viens de te dire : Courage.

— Courage ! murmura-t-il, lorsque tout me manque à la fois ! lorsque je reste seul !

— Non, tu n’es pas seul ; tu as des amis qui t’aiment, et ceux qui partent ne t’oublieront pas. Ce que l’homme fait, Dieu peut le défaire ; déjà je te l’ai dit ; celui qui pleure sera consolé ; il n’y a d’éternel que l’adieu prononcé par une bouche mourante. Espère ! bientôt peut-être, tu retrouveras celle qui va partir. Je l’ai vue, moi.

— Tu as vu doña Violenta, Fleur-de-Mai ? s’écria-t-il avec passion.

— Oui, je l’ai vue ; comme toi, elle succombait sous le poids de la douleur, je lui ai parlé, elle m’a chargée de t’apporter sa dernière parole ; cette parole qui doit être entre vous un signal, si quelque jour elle a besoin de toi.

— Que t’a-t-elle dit ? répète-le moi vite.

— Oh ! que tu es impatient !

— Si tu savais combien je l’aime, Fleur-de-Mai.

— Oui, tu l’aimes bien ; reprit-elle d’une voix profonde.

— Mais, interrompit l’Olonnais, sans même avoir écouté les paroles de la jeune fille, tu ne me dis pas ce mot quelle t’a chargée de me répéter.

— Écoute-moi donc puisque tu veux le savoir, c’est un mot castillan : Recuerdo.

— Merci, Fleur-de-Mai ; merci, tu es bonne ; tu m’as rendu bien heureux.

La jeune fille soupira ; elle jeta un long regard au flibustier dont la tête était retombée pensive sur sa poitrine ; et elle s’éloigna lentement en murmurant à demi-voix :

— Il est heureux !… et moi ?…

Bientôt son gracieux profil s’effaça dans les ténèbres.

Au lever du soleil, le Robuste appareilla et poussé par une bonne brise, il ne tarda pas à disparaître en haute mer.

Le soir du même jour, Vent-en-Panne revint à Port-Margot, l’ouragan l’avait contraint malgré lui à différer son retour.

Les deux matelots eurent une longue conversation pendant laquelle l’Olonnais raconta franchement à son ami, sans rien lui cacher, ce qui s’était passé entre lui et doña Violenta.

Vent-en-Panne regretta beaucoup de ne pas avoir vu le duc de la Torre avant son départ, afin de le mettre en garde contre ses ennemis, en le prévenant des machinations qu’ils tramaient traîtreusement contre lui.

Ce fut à la suite de cette importante conversation entre les deux matelots, qu’ils résolurent de tenter une expédition contre San Juan de la Maguana, afin de s’emparer, s’il était possible, des papiers importants que le Chat-Tigre devait avoir entre les mains.

Nous reprendrons maintenant notre récit au point où nous l’avons interrompu ; c’est-à-dire, au moment où les deux frères de la Côte se sont endormis, presque en vue du village, dans lequel ils voulaient s’introduire.