Les peaux noires : scènes de la vie des esclaves/6

Michel Lévy frères (p. 147-162).


LES CRÉOLES DES MORNES




On est si accoutumé, aujourd’hui, à la misère dans les colonies, ou plutôt la misère y est si bien un état général, qu’on ne s’étonne plus guère des chutes des anciennes familles opulentes, lesquelles, de leur côté, prennent leur malheur avec une certaine philosophie qui n’existait pas jadis.

Jadis, en effet, — alors que ces catastrophes devenues fréquentes ne frappaient encore qu’isolément, — c’était un cri de douleur sincère dans le public, quand un riche créole tombait du haut de sa fortune, et pour celui-ci une sorte de honte qu’il allait littéralement cacher dans le fond des bois, au haut des mornes, ou dans quelque coin de terre perdu, loin de tout contact avec les populations blanches du pays. C’était comme un ensevelissement où il se condamnait tout vivant. Il fuyait ainsi les consolations de ses amis, et même les secours qui auraient pu le sauver de ce naufrage.

L’énergie morale n’a jamais été la qualité dominante chez le créole. Il semble né pour la richesse et à la condition qu’elle lui viendra toute faite, en droit héritage, étant hors d’état de la reconquérir si elle a glissé de ses mains prodigues ou malhabiles.

La honte véritable que les créoles ressentaient devant leur ruine trahissait positivement cette incapacité à rebâtir l’édifice écroulé, et le dicton du pays : « que les fortunes y disparaissent comme l’ombre et s’écoulent comme l’eau, » semble avoir été inventé pour justifier ce mol abattement. Peut-on chercher à rattraper ce qui ne peut se saisir : l’ombre qui s’évanouit, l’eau qui s’enfuit ? On ne court pas après les chimères.

Il en résultait une défaillance complète de toutes les facultés chez les créoles frappés par les revers de fortune. Hommes et femmes subissaient également l’influence de cette atonie.

Le créole jadis opulent, qui se retirait dans un de ces monastères de Saint-Just, assistait véritablement, comme Charles-Quint, à ses propres funérailles. L’oisiveté s’emparait tout aussitôt de lui, en même temps que le désespoir, et de là à la dégradation il n’y avait qu’un pas presque toujours. Il ne tardait pas à contracter, dans cet isolement, des habitudes d’ivrognerie crapuleuse ; c’était le premier signe de sa décomposition morale, et sa vie s’achevait, heureusement très-courte alors, entre un bol de tafia et une négresse concubine. L’âge et l’absence de beauté n’étaient point un obstacle à ces accouplements moitié sauvages ; souvent ces compagnes de la misère, du désespoir et de la dernière étape de la vie ont été tout ce que la race noire peut produire de plus hideusement sale, laid et répugnant. « Tomber dans le tafia et dans la négresse, » est un proverbe du terroir, qui exprime la plus complète dégradation de l’homme.

En certains coins ténébreux de la Martinique, j’ai rencontré des créoles, gens bien nés et d’éducation, réduits à cette extrémité affreuse ; on les eût pris pour d’anciens Caraïbes. Leur costume, leur habitation, leurs mœurs, jusqu’à leur langage, tout était à l’avenant. C’est dans cette situation, propre à inspirer le plus profond dégoût, qu’on a retrouvé, il y a quelques années, le dernier rejeton d’un grand nom de France, traînant une misérable existence entre le bol obligé de tafia et une négresse de soixante ans.

Souvent cette concubine est une esclave, débris d’un atelier de trois ou quatre cents nègres, à qui seule est dévolu le soin de cultiver un coin de terre de deux ou trois mètres produisant juste ce qu’il faut d’ignames, de patates et de bananes pour la nourriture de ce triste couple, et un supplément de récolte qui s’échange hebdomadairement contre un morceau de morue ou de viande salée et quelques galons de l’indispensable tafia. Quelquefois aussi, cette concubine, maîtresse et servante, est libre ; mais elle reste volontairement attelée à ce malheureux condamné, le faisant vivre à la sueur de son front, pendant que lui subit cette suprême et outrageante dégradation, en philosophe sauvage, étendu toujours à moitié ivre, dans un hamac ou sur un mauvais lit qui sent d’une lieue le grabat d’hôpital.

C’est là une existence comparable à nulle autre, pas même à celle du sauvage, qui a au moins la liberté d’esprit, l’activité, la guerre, la chasse. Le créole des mornes n’a rien de tout cela ; il est simplement dégradé, abaissé, mis hors la civilisation dont il conserve encore tous les préjugés et un certain orgueil adhérent à la classe blanche de tous les pays d’outre-mer.

Si la ruine des créoles a pu produire souvent les résultats que je viens de dire, elle a été parfois aussi une occasion pour quelques nègres de montrer un éclatant dévouement à ces victimes du sort. Déjà on a pu le pressentir par rattachement de ces femmes qui, libres, s’exilent volontairement dans les déserts du pays, consacrant leur vie à de malheureux ivrognes oisifs. L’épisode que je vais raconter est une preuve saisissante des hauts sentiments dont est susceptible la race noire, en même temps qu’il va montrer le caractère de cette race sous un de ses aspects les plus étranges, mélange d’affection, de noblesse, d’atrocité, de lâcheté, — cette fois dans le même individu.

Je n’invente rien dans ce récit, je rapporte un fait connu de tout le monde dans nos colonies.


II


À une lieue à peine de la principale ville d’une de nos Antilles, dans une maison jadis fort belle, alors tombée en masure, s’était retirée madame Mongenis, une sexagénaire à qui la fortune avait tourné le dos tout à coup en 1825, — date si fatale aux colons.

Déjà, quelques années auparavant, les prodigalités et l’imprévoyance de son mari avaient mis cette pauvre femme à deux doigts de sa ruine ; mais elle avait pris, avec un courage tout viril, le gouvernement de ses biens ; il s’en fallait de peu qu’elle n’eût rétabli l’équilibre de sa fortune, lorsqu’une de ces tempêtes, comme il s’en élève parfois à l’entrée des ports pour déjouer les plus heureuses et les plus habiles manœuvres, lui avait fait faire ce naufrage, d’où elle ne sauva que sa personne, pour la livrer à une pauvreté voisine de la misère.

Comme si madame Mongenis eût dépensé, dans cette lutte de dix années qu’elle venait de soutenir, toute son énergie, elle n’en trouva plus pour résister au coup qui la frappait. Il faut lui tenir compte aussi de son âge et de la plaie qu’avait ouverte en son cœur la mort récente de son fils. Madame Mongenis se retira dans la retraite dont j’ai parlé, machinalement, presque sans conscience de l’avenir.

Cette habitation était tout ce qui restait à madame Mongenis d’une fortune qui avait compté parmi les plus belles de la colonie. Tout indiquait que cette propriété avait pu être une demeure somptueuse. On y arrivait, en partant du bord de la mer, par une longue et large avenue de cocotiers, à l’extrémité de laquelle se dressaient en étages superposés trois terrasses reliées entre elles par de vastes escaliers en briques. La dernière était ombragée d’une magnifique tonnelle qui abritait la façade de la maison et, en faisant équerre, courait le long de bâtiments qui avaient dû être des dépendances très-importantes. Cette tonnelle était couverte en partie de vignes, en partie de pommes-lianes. Les treillages regardant la mer étaient ouatés d’épais jasmins et d’un rideau de plantes grimpantes. Le dôme de la tonnelle ployait sous le poids de cette vigoureuse végétation ; le soleil, qu’il vint d’en haut ou de face, n’avait jamais pu percer ce bouclier de verdure, à ce point que les dalles de marbre du devant de la maison suintaient d’humidité. On sentait même sous cet abri une fraîcheur plutôt froide que bienfaisante.

Vers le milieu de l’une des terrasses qui eussent pu faire de magnifiques piédestaux de fleurs à la maison, s’ouvrait, à gauche en regardant la mer, un escalier de marbre conduisant à une des plus belles allées d’arbres centenaires que j’aie vue dans ce pays, où la végétation est si luxuriante qu’elle est prodigue en splendeurs de ce genre. Cette allée, placée conséquemment dans un fond, côtoyait la maison en se prolongeant jusqu’aux limites des terres de la propriété, lesquelles expiraient aux premiers renflements du rude versant d’une montagne dont les gigantesques forêts d’un vert noir projetaient au loin leurs ombres épaisses. L’allée dont je parle était ornée de cinq ou six grands bassins ou fontaines de marbre. Enfin derrière la maison s’étendait un riche et vaste jardin potager.

Une telle habitation en Europe, par le site, par l’horizon qu’embrassait la vue, par le pittoresque de sa situation, eût fait le caprice d’un millionnaire ou d’un grand seigneur.

Mais, hélas ! au temps où je connus madame Mongenis, il n’existait plus que des débris et des ruines de cette somptueuse demeure. Ce n’était plus qu’une guenille de pauvre. Ces terrasses, qui auraient pu déborder de fleurs, étaient couvertes de mauvaises herbes où les serpents avaient élu domicile ; les briques des escaliers étaient tapissées d’une mousse gluante et terreuse ; à peine l’avenue de cocotiers offrait-elle un sentier praticable de dix pouces de large ; les bassins de marbre jaspé servaient de corbeilles à des roseaux et à des plantes sauvages ; l’eau des fontaines était tarie, et l’escalier qui descendait de la terrasse du milieu à la grande allée se trouvait enseveli sous l’avalanche des terres. Seul le jardin potager montrait, sur une très-petite étendue, quelques traces de culture et de végétation civilisée.

Dans l’intérieur de la maison, où deux ou trois pièces à peine étaient habitables, c’était la misère la plus complète et la plus nue.

Madame Mongenis s’était réfugiée là avec trois esclaves : une vieille négresse épuisée d’âge et de fatigue, un jeune mulâtre, nommé Constant, menuisier de son état, et une petite métive de treize ans, plus maîtresse qu’esclave de la bonne dame.

Francilia était le type de ces jeunes esclaves gâtés, choyés à l’égal des enfants de la maison dans toutes les familles créoles : à quoi il y a toujours une raison. La jeune métive devait cette existence de douceur et d’oisiveté dont elle jouissait, à ce qu’elle était la fille de M. Mongenis. C’est, à coup sûr, là un des traits les plus bizarres des mœurs coloniales que l’indulgence facile des femmes créoles pour des fautes de cette nature. Nos mères, nos femmes, nos sœurs, entourent d’une aveugle tendresse les bâtards que nous introduisons sous leur toit, que nous y procréons même. Leur seule vengeance est de les maintenir esclaves, jusqu’à refuser obstinément tout octroi de liberté en leur faveur. Il reste à savoir, en vérité, si ce n’est pas plutôt pour avoir la certitude de conserver auprès d’elles ces privilégiés de leurs caresses, que pour leur faire expier le malheur de leur naissance. Toujours est-il que ces petits esclaves-là sont élevés comme s’ils étaient appelés à de hautes destinées. Ils vivent dans une oisiveté complète, sous la main, sous le regard et sous les baisers de leur maîtresse, qui pour rien au monde ne les voudrait condamner aux fatigues du moindre travail. Ils ont, de plus, l’impunité de toutes leurs fautes.

Telle était la situation de Francilia. Elle devenait donc une charge, au lieu d’être un secours à madame Mongenis.


III


Pour tirer profit des ressources de la petite habitation qui eût assuré de beaux revenus à un propriétaire industrieux, il eût fallu à madame Mongenis dix ou douze bons nègres habitués aux travaux de la campagne. Constant, malhabile à manier la bêche, parvenait tout au plus à tenir tête, dans un coin du potager, aux envahissements des mauvaises herbes. Les quelques légumes qu’on tirait de ce potager et les fruits qui poussaient au hasard, la vieille négresse allait-chaque matin les vendre au marché de la ville, et revenait le soir avec quelques dix sous que Francilia gaspillait volontiers en sucrerie et en pâtisserie, sans s’inquiéter si, le lendemain, il y aurait seulement une queue de morue et un couï de farine de manioc à manger dans la maison.

Mais il advint qu’un jour la vieille négresse mourut à la peine. Il n’y eut plus personne pour aller vendre au marché les maigres produits du petit jardin ; car il ne fallait pas songer à voir la jeune métive s’élever jusqu’à ce grand acte de courage et de reconnaissance de venir au secours de sa maîtresse. Constant de son côté, prit acte de ces circonstances pour déclarer que ce n’était plus la peine qu’il cultivât la terre. Il jeta sa bêche aux orties du jardin, et, après plusieurs jours d’une oisiveté qui finit par lui peser, il demanda à madame Mongenis qu’elle voulût bien lui louer son corps, afin d’aller en ville exercer son état de menuisier.

L’esclave n’a jamais nié qu’il fût la propriété de son maître ; il le reconnaissait formellement, même en son langage. Jusque dans ses tentatives d’affranchissement ou de libération par la fuite, il le constatait encore. Ainsi, dans ce cas, il ne manquait jamais de dire qu’il volait son corps au maître.

Constant, en demandant à louer son corps, offrait à madame Mongenis l’occasion de tirer parti de lui au moyen d’une industrie quelquefois fort lucrative au maître et à l’esclave en même temps. Cette industrie consistait en une convention passée entre le maître et l’esclave qui garantissait un apport mensuel, hebdomadaire ou quotidien de tant, le surplus de son gain lui restant comme un bien acquis. Presque tous les esclaves des villes, exerçant un état professionnel, inutiles dans les maisons où le nombre des domestiques excédait toujours les besoins du service, pratiquaient ce système. Pour les mauvais sujets, c’était une occasion de se livrer à leurs habitudes vicieuses en toute liberté ; les laborieux y amassaient le pécule nécessaire à racheter leur corps. Ainsi mis en location, le nègre recevait de son maître un permis de circulation ; il logeait où il voulait, vivait comme il l’entendait, et se présentait — ou ne se présentait pas — aux échéances du payement pour acquitter le prix convenu de sa location.

Ces conventions se concluaient aussi bien avec les femmes qu’avec les hommes. Mais comme il était très-difficile de définir exactement tous les métiers que peuvent exercer les premières, il est arrivé, dans bien des cas, que la prostitution, — même ouvertement pratiquée, sous le manteau d’une profession quelconque, — ait fourni l’argent nécessaire pour exécuter les termes du traité… Je n’entends pas dire que tous les maîtres aient spéculé sur cet argent impur ; mais la prostitution est si bien l’état normal des femmes de la race noire dans toute l’Amérique, qu’on n’y montre pas de grands scrupules sur ce chapitre délicat.

Dans nos Antilles, ces locations d’esclaves ne rapportaient pas au delà de quatre à six cents francs, en moyenne, par an. À la Nouvelle-Orléans, certains esclaves produisent à leur maître jusqu’à deux et trois mille francs par an ; je citerai particulièrement les coiffeuses, qui, joignant à l’exercice de leur profession le métier de messagères d’intrigues et d’amour, sont estimées à un très-haut prix de location, en rapport avec les profits du cumul que je viens de dire.

Voilà donc Constant, le jeune mulâtre, en location comme menuisier. Pendant les deux ou trois premières semaines, il fut exact à rapporter le produit de son travail, lequel était loin de pouvoir suffire à l’existence d’une pauvre sexagénaire et d’une enfant gâtée. Puis, peu à peu, Constant se relâcha de ses bonnes habitudes, en contracta de pernicieuses, et, finalement, ne se donna même plus la peine de se présenter chez sa maîtresse pour renouveler son permis de séjour en ville. Le jeune mulâtre était à l’état de vagabondage, sinon encore de marronnage.

La détresse était grande dans l’intérieur de madame Mongenis ; d’autant plus grande que la situation déplorable de la bonne dame était ignorée de ses amis à qui, depuis la perte de sa fortune, elle avait impitoyablement refusé sa porte. Francilia, devant cette marée montante de la misère, avait pris résolûment son parti ; elle s’était réfugiée près du jeune mulâtre, sans souci de l’ingratitude dont elle payait les bontés et les faiblesses de madame Mongenis, et sans pitié pour la douleur profonde que sa fuite lui causait. La pauvre femme, ainsi abandonnée, fût morte de faim et de chagrin, sans la rencontre que fit Constant d’une ancienne esclave de madame Mongenis, nommée Cora.

Le jeune menuisier, un jour qu’il était nonchalamment assis au milieu de la rue, les pieds trempant dans le ruisseau, fut surpris dans cette posture, indice certain de la fainéantise chez les noirs, par Cora que les révélations de Constant éclairèrent sur la situation de son ancienne maîtresse. Sans s’inquiéter des deux fugitifs, Cora se hâta de rejoindre madame Mongenis, s’installa chez elle, se fit sa servante comme par le passé, et l’aida dans sa détresse, tout en lui témoignant autant de respect que si elle eût été encore son esclave.

Quant au jeune mulâtre et à Francilia, préoccupés de la rencontre de Cora, redoutant qu’on ne les fît arrêter peut-être, ils partirent marrons.

Cora, depuis la conquête de sa liberté, vivait du produit d’un commerce ambulant, consistant dans la vente par les rues de la ville de fruits, de riz sucré, de menues pâtisseries et de petits objets de toilette, — chaque chose selon l’heure du jour.

Ce colportage est assez lucratif aux colonies, où il est exercé par une multitude de négresses et de filles de couleur, libres ou esclaves. Ces dernières travaillent presque toujours pour le compte de leurs maîtresses avec qui elles partagent, chaque soir, le bénéfice de la vente. C’est là un moyen dont beaucoup de femmes créoles même très-riches, se servent, les unes du consentement, les autres à l’insu de leurs maris, pour augmenter leurs ressources intérieures et suffire à des dépenses de caprice. Elles s’en cachent le plus souvent, comme de ces petits accrocs à la dignité pour lesquels les convenances du monde exigent le mystère, et que les plus coupables ne pardonnent guère, par esprit de caste, dès que le grand jour les dénonce au public.

Cora redoubla d’activité pour que son commerce suffît à son existence et à celle de madame Mongenis, ne se plaignant jamais du chemin qu’il fallait faire, deux fois par jour, de la petite habitation à la ville, et vice versa. Cora fut donc pour sa vieille maîtresse une véritable providence. Une fille ou une sœur n’eût pas montré plus de sollicitude et de dévouement que n’en montra à madame Mongenis l’ancienne esclave, notamment pendant deux graves maladies de la pauvre femme.

Il faut que nous le disions bien vite à la louange des deux races antagonistes, à la louange des esclaves et des maîtres, des opprimés et des oppresseurs : ces exemples de dévouement, que les distributeurs de prix Montyon n’ont jamais pu supposer devoir exister là où il était plus naturel de soupçonner la haine et le despotisme outrageant, ces exemples de dévouement, dis-je, étaient si nombreux aux colonies, que la conduite de Cora, quoique connue de toute la population créole, ne souleva aucune admiration publique. Elle lui valut seulement de vives sympathies, qui se traduisaient en un bénéfice très-clair dans son commerce.


IV


Le regret de madame Mongenis, sa préoccupation constante était de ne plus voir Francilia, la petite métive idolâtrée et ingrate. Francilia avait rejoint, comme je l’ai dit, le jeune mulâtre à la ville ; après y avoir traîné avec lui, pendant quelque temps, une vie d’oisiveté et de vice, elle l’avait suivi dans son marronnage. Ils s’étaient réfugiés tous deux dans les bois qui servaient de limites aux terres de la petite habitation.

Ici, je dois raconter la plus étrange bizarrerie qu’il soit possible de constater dans les mœurs et dans les habitudes des nègres, en attendant que nous en présentions le plus monstrueux tableau.

Constant, à qui le travail de la terre était devenu insupportable, Francilia qui se trouvait sans doute trop blanche, (comme on dirait ici trop aristocrate), et trop gâtée pour songer à occuper ses dix doigts à autre chose qu’habiller ses poupées, Francilia et Constant n’hésitèrent pas à se tailler sur la portion délaissée de l’habitation, la plus voisine de leur retraite, une part de propriété qu’ils cultivaient parfaitement bien en légumes, en racines du pays et en fruits, aussi paisiblement que si la concession de ce jardin (c’est ainsi qu’on nomme les terres tenues en culture par les nègres) leur eût été faite en bonne règle.

Mais il s’agissait de vendre les produits de ce jardin. Ni Francilia, ni son complice, ne pouvait se rendre en ville sous peine de se faire arrêter et mettre à la geôle, faute de l’autorisation que tout esclave non domicilié chez son maître, ou hors de sa circonscription, devait exhiber à la requête de la police.

Les deux coupables ne trouvèrent rien de plus simple et de plus naturel que d’aller demander cette assistance à Cora elle-même, devenant de la sorte la complice d’un délit qui l’avait remise en esclavage, pour ainsi dire, et dont elle supportait les conséquences et tout le poids. Étrange preuve de cette conspiration permanente de la race noire contre la race blanche, et qui se manifeste aussi bien par une coopération active que par l’absolution du silence.

Cora avait bien essayé d’abord, par ses conseils et par ses admonestations, de persuader Francilia et de la ramener au bercail ; mais Francilia n’avait rien voulu entendre. — Elle avait la liberté, disait-elle ! comme si l’esclavage où elle avait vécu jusqu’alors n’avait pas été plus que la liberté. — Cora accepta donc généreusement la mission que lui confiaient les fugitifs. Toutes les nuits, ceux-ci venaient lui apporter leur petite récolte de fruits et de légumes qu’elle vendait à la ville, et elle en versait scrupuleusement le produit entre les mains de Francilia. Cette complicité et cet échange de bons procédés durèrent trois mois environ.

Mais, une nuit, la petite métive arriva tout en larmes et annonça à Cora que Constant avait été arrêté le soir par les gendarmes-bois (ce sont les agents de police, nègres ou gens de couleur libres, qui ont pour mission spéciale de faire la chasse aux esclaves marrons dans les bois). Francilia avait été avertie de cet événement par d’autres nègres qui étaient parvenus à s’échapper. Menacée dans sa propre liberté peut-être, en tout cas privée de son appui naturel, réduite au désespoir, Francilia venait solliciter de Cora deux choses : l’obtention de son pardon de madame Mongenis, la grâce du mulâtre alors enfermé dans la geôle et pour qui se préparait le châtiment des nègres marrons, c’est-à-dire le fouet de la main du bourreau et la condamnation à la chaîne des travaux publics.

Le pardon de Francilia ne fut pas difficile à obtenir ; elle le trouva le lendemain matin dans les caresses que lui prodigua sa maîtresse. Et si l’on ne tua pas le veau gras pour fêter le retour de la fille prodigue sous le toit quasi maternel, c’est que c’était là un luxe que ne pouvait plus se permettre la bonne vieille dame.

Quant à Constant, il était entre les mains de la justice ; il eût fallu une intervention plus influente que celle de madame Mongenis, agissant par l’intermédiaire de Cora, pour lui éviter son châtiment. Francilia en conçut un violent chagrin, et de ses lèvres s’échappèrent des paroles de ressentiment et même des menaces.

Quelques mois s’écoulèrent encore de la sorte. Le moment de la délivrance du mulâtre approchait ; il n’était douteux, ni pour Cora ni pour madame Mongenis, que Francilia ne profitât de la mise en liberté du coupable pour s’enfuir de nouveau avec lui. C’était pour la bonne dame un sujet de larmes et d’inquiétudes qui assombrissait ses vieux jours. Elle en éprouvait même un désespoir à fendre le cœur.

Tout à coup madame Mongenis mourut au milieu de douleurs qui avaient tous les symptômes et tous les caractères d’un empoisonnement. À qui attribuer ce crime ? — Personne n’eût osé soupçonner Cora, que sa conduite envers madame Mongenis mettait à l’abri de toute accusation. On arrêta Francilia au moment même où elle se disposait à reprendre le chemin, qu’elle connaissait si bien, de ce bois où le mulâtre de son cœur avait déjà fait élection de domicile.

Francilia fournit le texte au plus beau réquisitoire qui ait jamais été prononcé contre l’ingratitude ; il n’y avait rien d’étonnant à ce que ses juges, malgré les énergiques protestations de la jeune métive, l’eussent condamnée comme empoisonneuse.

Après que la sentence contre Francilia fut prononcée, une étrange scène se produisit.

Francilia était innocente ; l’auteur du crime était Cora, qui se dénonçait elle-même et qui avait attendu pour le faire le dénoûment du drame, dans l’espoir d’un acquittement en faveur de l’accusée.

Cora coupable du crime d’empoisonnement sur madame Mongenis sembla chose impossible à tout le monde. On alliait difficilement un acte aussi odieux au dévouement de la négresse à son ancienne maîtresse. La déclaration que fit Cora à ce sujet est consignée dans les annales judiciaires d’une de nos Antilles. C’est le plus étrange aveu qu’on puisse imaginer.

— Oui, dit-elle, j’ai empoisonné Madame, parce qu’elle était trop bonne pour rester sur cette terre où elle était si malheureuse, où elle avait tant souffert de tant de façons différentes, la pauvre femme ! Ce n’est pas que mon dévouement pour elle se fût jamais lassé ; j’aurais plutôt succombé à la peine que de renoncer à travailler ; mais deux fois madame Mongenis fut très-malade, sans que la mort ait voulu la prendre, bien qu’elle la désirât. Un jour, je l’ai entendue pleurer si fort, en priant Dieu de la rappeler à lui pour la réunir à son fils qui est là-haut, que j’ai cru devoir faire pour elle ce que la mort lui refusait. Aujourd’hui, ma bonne maîtresse est au ciel, où elle est heureuse enfin ! Je suis donc contente de mon action.

Cora parla ainsi sans forfanterie, sans cynisme, mais non pas sans cette exaltation qui est le caractère des nègres dans toutes les occasions solennelles. En s’entendant condamner aux travaux forcés, Cora ne dit que ces mots :

— Bienheureuse maîtresse, priez pour moi !…