Les peaux noires : scènes de la vie des esclaves/5


LISA LA CABRESSE




I


Voici un autre épisode emprunté aux lugubres annales des empoisonnements, et qui donnera une idée également exacte des divers emplois que les nègres font de l’arme formidable dont ils ont seuls le secret et le maniement habile.

Un jeune habitant de la Martinique, M. de Lorgerins, avait confié la direction supérieure de sa maison, je puis dire l’administration tout entière de sa propriété, à une cabresse fort intelligente, maîtresse femme et on ne peut plus capable de porter le poids de cette lourde charge.

Lisa commandait à la fois aux domestiques de l’intérieur et aux nègres de l’atelier. Quoiqu’elle fût esclave, les autres esclaves avaient en elle une confiance égale à celle de leur maître, et lui montraient la plus grande déférence jointe à une obéissance aveugle.

Lisa tenait depuis trois ans les rênes de ce petit gouvernement en ministre habile et tout-puissant, lorsque M. Lorgerins lui annonça son prochain mariage. Craignant, avec raison, que les habitudes d’autorité et de domination que Lisa avait contractées dans la maison ne constituassent une flagrante atteinte aux droits de sa jeune femme, Lorgerins voulut faire comprendre à la cabresse la nécessité pour elle d’abdiquer ses pouvoirs et de déposer son sceptre.

Lisa ne put s’y résoudre ; tout ce qu’elle vit dans l’abdication qui lui était commandée, c’était l’abdication elle-même, sans tenir compte des causes toutes naturelles qui rendaient cette suprême résolution indispensable. Elle se plaignit amèrement en s’écriant que ce n’était pas la récompense que méritaient ses services et sa conduite.

— Je ne méconnais point tes services, lui répondit de Lorgerins ; et je sais si bien apprécier ta bonne conduite, Lisa, que je la veux récompenser.

La cabresse haussa les épaules et secoua la tête comme pour signifier à l’avance à son maître qu’elle refusait tout ce qu’il pourrait lui offrir.

— D’abord, reprit de Lorgerins, je te donne ta liberté.

— Je ne veux pas de ma liberté.

— Plus cinquante doublons[1] pour t’élever un magasin au bourg.

— Je ne veux ni de vos doublons ni de votre magasin.

Il fallait que la résolution de Lisa fût bien forte, car elle venait de refuser ce qui est une des grandes ambitions des femmes esclaves de la campagne… la possession d’un magasin et le droit de faire commerce.

Dans un pays où le commerce avait été, pendant bien longtemps, un privilége exclusivement réservé aux blancs, il a été considéré comme le terme de l’ambition de la race noire et des gens de couleur. Devenir négociant, avoir un magasin où trôner, c’était toucher au nec plus ultra de la joie et de l’orgueil, bien après même qu’il ne s’agissait plus d’un privilége. Les femmes surtout y ont mis une extrême ardeur.

La liberté n’était rien à côté de cela !… Quelle liberté, d’ailleurs, quelle espérance de fortune pouvaient équivaloir, pour Lisa, à cette toute-puissance dont le mariage de son maître lui imposait le renoncement ?

— Je ne veux, répéta-t-elle avec une énergique obstination, rien de ce que vous m’offrez. Je suis négresse, je suis esclave, je dois retourner au travail.

Lorgerins insista de nouveau sur le bienfait et sur la récompense généreuse qu’il lui octroyait ; mais Lisa persista dans son refus avec une telle hauteur, avec une telle insolence de paroles et de tels mouvements d’épaules (lesquelles jouent toujours un rôle très-important et très-expressif dans la colère des nègres), que Lorgerins put oublier jusqu’à l’indulgence, jusqu’à la reconnaissance qu’il devait à Lisa. Il la condamna à recevoir vingt-neuf coups de fouet de la main du commandeur, en la renvoyant prendre place momentanément dans l’atelier de l’habitation.

Cette fille se résigna en apparence ; mais elle tomba bientôt dans une mélancolie profonde, indice certain d’une tentative de suicide opérée par le poison.

Le suicide est assez commun chez les nègres, et il ne se pratique généralement que par le poison. Il est rare qu’un nègre né sur le sol des Antilles, ce qu’on appelle, dans les colonies françaises seulement, un nègre créole (dans les colonies anglaises, on le nomme nègre anglais), il est rare, dis-je, qu’un nègre créole se suicide par la strangulation, par le charbon, par l’eau, par le fer ou par les armes à feu. Les nègres nouveaux (ceux qui proviennent de la côte d’Afrique), sont les seuls qui se donnent la mort par la pendaison, et leur conviction, en se suicidant, est qu’ils s’en retournent dans leur patrie.

Le poison des nègres, dans les cas de suicide, n’est pas le même que celui qu’ils appliquent, soit sur les animaux, soit sur les personnes.

Le poison est donc de deux sortes : il y a le poison des vengeances et le poison des afflictions.

Ce dernier n’est autre que la terre que le nègre absorbe par petites quantités, particulièrement pendant la nuit, en choisissant de préférence celle où il entre du plâtre ou du salpêtre. Aussi, dans presque toutes les maisons, on constate quelque dégradation aux murailles, dans les coins obscurs et perdus dans l’ombre, ou bien encore sous les nattes. Dans les pièces carrelées ou à sol de marbre, on trouve presque toujours un carreau déchaussé sous lequel l’épiderme de la terre est égratigné par des ongles avides.

Cette étrange absorption détériore les organes digestifs et produit ce qu’on appelle dans le pays le mal d’estomac, à la suite duquel vient inévitablement l’hydropisie, presque toujours incurable.

Le premier symptôme de la maladie se révèle chez le nègre par une grande tristesse, une nonchalance invincible de corps et d’esprit ; puis les gencives enflent et les dents désertent leur alvéole.

La mort n’est jamais loin ; elle vient même quelquefois plus promptement que le nègre ne la voulait.

Dès qu’on remarque quelque accès de spleen chez un esclave, le premier mouvement est de lui saisir les mains et d’examiner les ongles, sous lesquels on découvre presque certainement la présence de la terre. C’est là un signe infaillible. Souvent il est trop tard pour prévenir la catastrophe.

Lisa, dans son désespoir, eut donc recours à la terre.


II


Sa première pensée avait été pour le suicide.

Elle tombait du haut d’un grand rôle, au niveau de l’abjection. C’était une ambition déçue, une autorité brisée. De Lorgerins, absent de l’habitation, ne put assister aux premiers effets du poison sur ce corps qui s’était voué à la mort.

Le désespoir et la rage de Lisa étaient sincères ; il lui importait donc peu que l’on s’aperçût ou non des ravages de la terre sur sa beauté. Ce n’était plus un avertissement qu’elle donnait, elle cherchait un fatal dénoûment. Si elle y apporta la lenteur que nous avons dite, c’était par habitude plutôt que par calcul. Aussi, quand on annonça l’arrivée prochaine de M. de Lorgerins revenant avec sa jeune femme, Lisa eut la pensée d’en finir tout de suite, pour ne point assister à cette dernière insulte faite à son bonheur passé.

Mais tout à coup elle se sentit mordue au cœur par l’orgueil, qui poursuit toutes les victimes, d’étaler leur agonie aux yeux de leurs bourreaux et de leur léguer ce spectacle des tortures endurées comme une expiation et comme un remords.

Lisa arrêta le travail de la mort ; elle se regarda dans un miroir et se fit peur à elle-même, tant la décomposition de son visage était complète. Elle sourit à ce masque hideux, à cette maigreur effrayante, à cette vieillesse qui avaient remplacé sa beauté, ses chairs pleines, sa jeunesse heureuse.

L’atelier tout entier se préparait à recevoir en grande pompe les nouveaux mariés. Lisa intrigua pour être la première à présenter les paniers de fleurs et de fruits que l’on se proposait d’offrir à la nouvelle madame. C’était, dans sa pensée, une manière de verser quelques gouttes d’absinthe dans la coupe du jeune ménage. Lisa ne s’était pas trompée.

Au milieu de ce bataillon de nègres endimanchés, joyeux, chantant, chargés de branches d’arbres en guise de drapeaux, Lisa, couverte de ses plus beaux bijoux, de ses madras les plus éclatants, apparut comme un spectre et produisit une impression pénible sur la jeune mariée. Quant à M. de Lorgerins, il avait pâli, un peu par pressentiment.

Selon l’usage, la nouvelle madame passa en revue tout l’atelier et distribua à chacun une somme d’argent. Ces largesses, accompagnées d’une permission de bamboula pour le soir, furent accueillies par des cris de joie, des bénédictions et des souhaits de bonheur qui éclatèrent de toutes parts.

Quand madame de Lorgerins était arrivée devant Lisa, celle-ci n’avait pu retenir ses larmes. C’étaient, il faut le dire, des larmes de rage…

Lisa ne connaissait pas la femme qu’avait choisie son maître et ne se l’imaginait pas si belle. En la voyant souriante, heureuse, un infernal projet avait germé dans sa tête. Elle ne voulait plus mourir, ou du moins elle demanda à Dieu de vivre assez de temps pour accomplir sa vengeance.

Huit jours après, madame de Lorgerins commença de sentir les atteintes d’un mal inconnu ; en six semaines elle était morte, victime du poison.

Qui était l’auteur de ce crime dont il n’existait aucune trace apparente ? On pouvait le soupçonner, mais personne n’était en mesure de l’affirmer. Ce fut Lisa elle-même qui, à son lit de mort, se dénonça comme coupable de cet odieux attentat dont elle expliqua la cause et révéla les moyens employés par elle.

Je ne dois pas passer sous silence un trait caractéristique de cet épisode. La plus jeune sœur de la victime, une enfant de trois ou quatre ans alors, se trouva, par un hasard que l’empoisonneuse elle-même déplora, atteinte par sa vengeance. Les symptômes de la maladie qui ravagea tout à coup cette pauvre enfant donnèrent l’éveil, sinon aux médecins, sinon à la famille, du moins aux domestiques de la maison, qui organisèrent tout aussitôt une sorte de rempart d’affection, de dévouement, de surveillance, autour des deux victimes de cet attentat.

Pour la plus jeune des deux, il était temps encore… pour l’autre, hélas ! ce furent peines perdues.


III


Les nègres ont la divination de ces crimes. Ceux de M. de Lorgerins n’avaient pas douté de la cause, inconnue à tous, du mal dont ils voyaient les rapides progrès ; mais, selon l’instinctive alliance, la muette convention qui existe entre tous les esclaves, ceux-ci ne dénoncèrent pas le coupable, qu’ils connaissaient peut-être bien à ne pas se tromper. Ils ne révélèrent même pas le nom de la maladie ; ils se contentèrent, comme cela s’est manifesté dans toutes les occasions analogues, de déployer une active surveillance pour arrêter le mal.

Ce dévouement, quelquefois ignoré, des nègres autour d’un maître que la conspiration du poison cherche à atteindre, est fréquent dans les pays à esclaves. Pour peu qu’ils aient vent de quelque machination de ce genre, ils montent littéralement la garde autour de la victime, évitant avec un soin tout filial qu’elle ne boive ou ne mange que ce qu’ils lui offrent de leurs propres mains. Ils ont pour réussir une infinité de subterfuges et de ruses.

Si les domestiques de la maison sont d’accord avec les auteurs du crime sur le sort de la victime, ils deviennent complices par le laisser faire ; mais ils enveloppent dans cette même surveillance active, et impossible à prendre en défaut, les autres membres de la famille qu’ils ont résolu d’épargner.

Cette sûreté d’œil et de main, que déploient les nègres dans ces épouvantables occasions, est la cause du silence qu’ils gardent sur le crime. S’il s’accomplit, c’est que tout le monde est complice ; mais il suffit quelquefois d’une volonté énergique pour qu’il échoue.

Ce même dévouement se rencontre dans les grandes occasions de révolte à main armée des nuits de Noël, dont le but a toujours été le massacre des blancs. — La nuit de Noël est une date cabalistique pour les nègres. Une sorcière leur avait prédit, dans des temps bien reculés, que c’est ce jour-là qu’ils conquerraient leur liberté.

Presque tous ces complots formidables ont échoué devant l’affection de quelque esclave qui avait un maître à sauver, à épargner, et qui le venait prévenir en secret.

Là il n’y a pas, comme dans les cas d’empoisonnement, de précautions à prendre et de surveillance possible à exercer ; les coups sont directs, instantanés ; on ne peut les parer qu’en les dénonçant à l’avance. L’esclave fidèle n’hésite pas, alors, à le faire.

Ces dévouements isolés des esclaves, flottant au-dessus de la haine impitoyable que la race noire a vouée à la race blanche, est la sauvegarde de celle-ci. La lutte en nombre, en ruses, en moyens puissants et cachés de destruction, était impossible.

Il fallait un contre-poids à cette force brutale. Il est dans l’affection partielle de certains nègres pour leurs maîtres.



  1. Le doublon est une pièce d’or qui vaut 86 fr. 40 c.