Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/XI

Administration de librairie (1p. 220-234).

CHAPITRE XI.

Une cure miraculeuse. — Arrestation de Martin et de Bête-Puante. — Surprise. — Cynisme du comte Duriveau. — Les métayers chassés de la ferme. — La chambre de Martin. — Lettre au Roi. — Mémoires de Martin.

Martin poursuivit, s’adressant au braconnier dont l’exaltation allait toujours croissant :

— Non, Claude je ne crois pas à la toute-puissance des moyens terribles… l’humanité les désavoue…

— La gangrène se guérit par le fer rouge… ton père et ton frère sont pourris jusqu’à la moelle…

Après un moment de silence, Martin reprit :

— Tenez, Claude, laissez-moi vous citer un fait étrange, presque merveilleux, dont j’ai été témoin, et qui vous rendra ma pensée ; j’avais alors pour maître un médecin illustre, savant célèbre, penseur profond. Un jour il est appelé auprès d’un riche malade ; il trouve un homme expirant, épuisé par l’excès de tous les plaisirs ; le sang, appauvri, vicié dans son essence, circule lentement dans ses veines presque taries, non plus comme un fluide de vie, mais comme un fluide de mort. Les plus grands docteurs ont abandonné ce malheureux, prédisant sa fin prochaine… Le savant, le penseur profond, se souvient alors de ces histoires mystérieuses, effrayantes, qui parlent de sang jeune et généreux, infibulé dans la veine épuisée de quelques vieillards exténués de débauches.

— Je te disais bien, moi, qu’il fallait du sang ! — s’écria le braconnier avec un accent de farouche triomphe.

— Non, Claude, il ne fallut pas de sang ; mais cette sanglante et mensongère histoire mit le savant sur la voie d’une admirable idée… Des tentures de soie et d’or, imprégnées de funestes parfums, couvraient les murs de cette opulente demeure et la tenaient dans une demi-obscurité. Ces tentures sont arrachées, le soleil bienfaisant pénètre de toutes parts, et bientôt, par les ordres du savant, les murailles disparaissent sous des masses de rameaux verts, fraîche dépouille d’arbres résineux et balsamiques, exhalant en abondance ces gaz qui rendent seuls l’air viable et pur ; puis des nourrices jeunes, saines, robustes, viennent tour à tour tendre leurs mamelles fécondes à la bouche expirante du moribond. Ô prodige ! à peine ses lèvres desséchées ont-elles été humectées de ce lait régénérateur, à peine a-t-il aspiré l’air vivifiant et salubre exhalé par les frais rameaux dont sa couche est ombragée, que le malade semble renaître, qu’il renaît ! son sang, appauvri, corrompu, se renouvelle, se régénère ; il est sauvé, il vit… il vit… et son salut n’a coûté ni larmes, ni sang… Un lait pur et nourricier, quelques frais rameaux d’arbres verts… les rayons bienfaisants du soleil, tels ont été les instruments de cette cure merveilleuse[1] ; Claude, il en sera ainsi de ces deux malheureux dont j’ai si grande pitié : le dédain, l’orgueil, la dureté gonflent leur cœur ; leur âme et leur esprit sont viciés. Eh bien ! Claude, ces cœurs gangrenés, je veux les régénérer, les sauver en les enlevant à leur atmosphère corrompue, en les transportant dans un milieu d’idées saines et pures, où ils ressentiront la chaleur vivifiante des pensées généreuses ; je veux donner enfin à ces âmes malades une nourriture à la fois douce, salubre et forte, comme le lait maternel… Alors, Claude, dites, dites, mon ami, ne sera-ce pas un grand et touchant exemple, que de voir ces malheureux revenir à la vie de l’âme ?… à tous les nobles sentiments qu’ils insultaient naguère. Cette transformation de méchants en hommes de bien ne sera-t-elle pas d’un enseignement plus fécond que le terrible mais stérile exemple que vous rêvez ?

— Laisse-moi… laisse-moi… tu me rendrais aussi faible, aussi lâche que toi, — dit brusquement le braconnier… Mais tu oublies donc que Duriveau était lié envers moi par un serment solennel, et qu’à toutes mes tentatives d’amener en lui cette régénération dont tu parles, il a répondu par le mépris ?

— Ce caractère de fer se révoltait contre l’idée de céder à la contrainte.

— Et son serment !…

— Il s’en est joué, indignement joué, Claude, je le sais… et tout cela ne me désespère pas…

— Tu as, en toi, la foi qui transporte les montagnes, grand thaumaturge — dit le braconnier avec une raillerie amère.

— J’ai foi en moi, Claude, parce que je suis dans une position particulière à l’égard du comte… je suis son fils, et quand il l’apprendra…

— Il aura un motif de plus de persévérer dans le mal ; par orgueil il ne voulait pas, dis-tu ? céder à la contrainte que je lui imposais, il cédera moins encore à son fils… un bâtard… comme il le dira… Je connais l’homme… Assez… assez… Berce-toi de chimères… moi, je veux faire un exemple… un terrible exemple… et je le ferai.

— Ah ! mon ami, — s’écria Martin, — votre cause est trop légitime, trop sainte, trop belle, pour la souiller par la violence ; et puis enfin je crois, je sais, moi, que, quoi que vous disiez, les temps approchent ; oui, les peuples ressentent de vagues espérances ; j’ai dernièrement traversé l’Europe entière. Partout un travail sourd, profond, continu, mystérieux, s’accomplit… À cette heure, l’émancipation universelle est conçue par les classes déshéritées jusqu’à ce jour… maintenant nous assistons au lent et laborieux phénomène de l’enfantement. Mais cette émancipation naîtra à son jour, à son heure, mon ami, et sa radieuse apparition sera saluée par les fraternelles acclamations de tous ceux qui souffrent à cette heure.

Malgré sa sauvage résolution, le braconnier ne put cacher l’émotion que lui causait la parole de Martin, parole douce, pénétrante, convaincue, et remplie de foi dans un prochain et meilleur avenir.

— Peut-être il a raison, — murmurait le braconnier, — la violence est mauvaise conseillère… La vie d’un homme… si méchant qu’il soit… — Cela est grave… pourtant. — Et si la haine m’aveuglait… si… si malgré tant de raisons qui me semblent légitimer mon action… c’était à la haine, à une haine personnelle… que j’obéissais… et puis… se constituer à la fois juge et bourreau… quel que soit de crime… oh ! c’est effrayant.

Mais le braconnier, se révoltant bientôt contre ces réflexions salutaires et généreuses, s’écria tout à coup :

— Non ! non ! pas de lâche faiblesse !… et toi, qui me prêches la commisération, — s’écria-t-il en s’adressant à Martin avec une ironie cruelle, — du haut de ces régions de clémence et d’espoir, où tu t’égares, vois-tu ta mère… folle ?… vois-tu ta sœur déshonorée… forcée de passer pour morte ou d’être honteusement traînée devant un tribunal, accusée d’infanticide ? Du haut de l’empirée, d’où tu aperçois les signes d’une émancipation prochaine, vois-tu, à côté des figures pâles, éplorées, de ta mère et de ta sœur, vois-tu les figures insolentes et impitoyables du comte et de son fils, crossant du pied leurs victimes ?

— Oui… Claude… je vois Les tristes et douces figures de ma mère et de ma sœur ;… oui, Claude, durant notre long entretien, ces figures chéries ont été là sans cesse devant mes yeux.

— Même quand tu parlais de ramener Duriveau et son fils à des sentiments généreux ! — s’écria le braconnier.

— Surtout à ce moment, mon ami, car je compte sur ma mère… sur ma sœur… pour m’aider à rendre le comte et son fils dignes, un jour… de nous serrer la main… Claude.

— Tu n’y songes pas, — s’écria le braconnier avec stupeur ; — ta mère… ta mère est…

— Ma pauvre mère est folle, — dit Martin d’une voix douce et ferme ; — je rendrai la raison à ma mère…

— Et l’honneur à ta sœur ?…

— Et l’honneur à ma sœur…

Martin parlait avec un accent, avec une autorité de conviction si profonde, si imposante, qu’un moment ses espérances… furent partagées par le braconnier… mais soudain, se reprochant cette faiblesse, il reprit : Tu railles.. adieu…

— Claude… — s’écria vivement Martin, avec un accent de douloureux reproche, — je parle de ma mère… de ma sœur… de ma mère, privée de sa raison ; de ma sœur… déshonorée… et vous dites que je raille ?

— Pardonne-moi, — dit le braconnier, en tendant sa main à Martim, — pardonne-moi… non, non, vaillant et généreux cœur… non… tu ne railles pas ; mais… tu t’abuses… Arriver aux fins que tu te proposes… serait… mais non… non, c’est impossible ; encore une fois tu t’abuses… Ton illusion est sacrée… je la respecte ;… mais moi…

— Un dernier mot, Claude… mon illusion, respectez-la… pendant un mois, à partir de ce jour…

— Que veux-tu dire ?

— Promettez-moi de ne rien tenter contre le comte pendant ce mois…

— Et ensuite ? Et si tu tes abusé, pauvre et noble cœur ? Et si cette maladie que tu crois guérir est incurable ? Et si cet homme persiste fatalement dans le mal, que feras-tu ? car, enfin, si j’admets ta supposition… admets les miennes !

La figure de Martin, jusqu’alors calme, douce et triste, devint sombre, sinistre, et, après quelques moments de réflexion, il reprit :

— Cela est juste, Claude… je dois admettre aussi vos suppositions… j’ai aussi quelquefois pensé, je vous l’avoue, pensé… avec terreur, que le mal a d’effrayantes fatalités.

— Et dans ces heures désespérées — dit le braconnier avec une satisfaction farouche — quel était ton projet ?… Oui, en songeant à tout ce que Duriveau a fait souffrir à la mère… à la détestable influence de cet homme, que ni la foi jurée, ni les instances si puissantes… à toi, son fils, ne pourraient ébranler… tu as dû pourtant…

— Claude, — dit Martin en interrompant le braconnier d’une voix solennelle, — jurez-moi de ne rien tenter contre M. Duriveau pendant un mois… et au bout de ce mois…

— En avant, gendarmes ! — s’écria tout à coup une voix retentissante.

Et, plus prompt que la parole, Beaucadet, embusqué depuis quelques instants avec cinq gendarmes derrière les ruines du fournil, où il s’était glissé, se précipita sur Bête-Puante, tandis que les autres soldats se jetèrent sur Martin, qui, stupéfait de cette brusque attaque, ne fit aucune résistance.

Il n’en fut pas de même du braconnier : une lutte vigoureuse, opiniâtre, s’engagea entre lui et ses adversaires, qui parvinrent à grand peine à le terrasser et à lui mettre les menottes.

— Ah ! je disais bien, vermine malfaisante, — dit Beaucadet, triomphant, — que tôt ou tard je te pincerais… j’avais envoyé des hommes à cheval par la jetée de l’étang, mais j’étais venu à pied par les landes ; ainsi une fois l’écluse lâchée, tu t’es cru en sûreté ? hein brigand ?

Le braconnier ne répondit pas.

S’adressant alors à Martin :

— Et vous, mon gaillard, l’ami intime de ce gueux de Bamboche, qui s’est fait saluer par mes gendarmes, j’avais bien raison de dire à M. le comte : Rusons… rusons… n’ayons l’air de rien… Nous n’avons eu l’air de rien, et vous êtes pincé.

— Et de quoi m’accuse-t-on ?… — demanda froidement Martin.

— De quoi l’on vous accuse, mon gaillard ? d’avoir été dans la connivence de la per-pé-tration du coup de feu tiré sur M. le comte il y a trois jours…

— Moi ! — dit Martin en haussant les épaules, — mais j’ai été blessé… légèrement il est vrai.

— Raison de plus, frime bien jouée… je le dis, mon malin… mais dans quoi je ne donne pas… Vous saviez si bien cette vermine de Bête-Puante caché dans le massif, que vous avez voulu faire retirer M. le comte de la fenêtre qui donnait sur ledit massif, de peur que M. le comte n’y découvrit Bête-Puante… Vous étiez si bien son complice, que, pour favoriser son évaporation, vous avez donné un signalement qui ressemble au sien comme je ressemble à quelqu’un de très-laid…

Puis, s’interrompant, Beaucadet ajouta :

— Mais tenez, voilà justement M. le comte et son fils, je les avais fait prévenir… Ils ont voulu venir s’assurer par eux-mêmes de votre scélératesse, mon gaillard.

En effet, l’on vit bientôt descendre d’une légère voiture de chasse le comte Duriveau et son fils. Malgré la gravité de la scène qui s’était dernièrement passée entre eux, la meilleure, la plus cordiale intelligence régnait entre le père et le fils ; le comte, en un mot, semblait avoir oublié ses regrets passagers et avoir repris son rôle de jeune-père à l’égard de Scipion.

Instruits de ce fait, fort grave en soi, ainsi présenté : que l’explosion dont on a parlé résultait d’une tentative de meurtre sur le comte, et qu’un de ses gens, complice du coupable, avait avec lui des entrevues nocturnes, M. Duriveau et son fils, prévenus par Beaucadet de l’arrestation qu’il allait tenter, voulurent y assister afin de s’assurer par eux-mêmes de la vérité.

À la vue du comte, Beaucadet s’écria :

— Victoire… nous les tenons les brigands, Monsieur le comte, … votre domestique a filé… doux comme miel… Je lui rends justice… il a été au-devant des poucettes… mais la Bête-Puante s’est débattue comme une bête enragée.

La lune brillait toujours. Le comte et Scipion s’approchèrent du groupe de soldats, au milieu duquel se trouvaient Martin et le braconnier.

— Ainsi, mauvais drôle, — dit le comte à Martin avec un dur mépris, — vous aviez, sans doute, avant d’entrer à mon service… des accointances avec ce misérable vagabond, qui, non content de braconner mon gibier… en veut, à ce qu’il paraît, à ma vie… et moi, qui vous ai pris de confiance… Croyez donc aux certificats… aux bons renseignements…

— Es-tu jeune ?… — dit Scipion en haussant les épaules.

— Autant croire aux qualités des chevaux vendus par un maquignon… chevaux et valetaille ne se connaissent qu’à l’usé…

Martin, calme et pensif, sourit doucement et ne répondit rien.

— Et toi… — dit le comte en faisant un pas vers le braconnier, — et toi, gredin, pourquoi voulais-tu ?…

— Je m’appelle Claude Gérard, dit le braconnier d’une voix solennelle, en interrompant le comte.

— Claude Gérard ! — s’écria M. Duriveau, en reculant pâle et frappé de stupeur.

Puis se rapprochant vivement du braconnier pour mieux voir sa figure et se convaincre d’une identité à laquelle il ne pouvait croire, il reprit, après quelques minutes d’examen :

— C’est lui… c’est bien lui…

— Qu’est-ce que ça… Claude Gérard ? — demanda Scipion en allumant un cigare, pendant que Beaucadet et ses gens se regardaient entre eux, très-surpris aussi de l’incident.

— Claude Gérard !… — reprit encore le comte avec un étonnement profond et comme écrasé par les souvenirs que le nom du braconnier éveillait en lui.

— Duriveau… comprends-tu… maintenant ? — dit le braconnier au comte qui, d’abord muet, accablé, releva bientôt la tête. Alors, le front hautain, la lèvre ironique et dédaigneuse, il s’écria en croisant ses bras sur sa poitrine :

— Ah ! c’est vous, Monsieur l’homme de bien, l’homme aux épîtres. C’est vous qui, caché sous un nom de guerre, vagabondiez depuis si longtemps dans mes bois et aviez l’insolence de me poursuivre de vos moralités épistolaires ? Et moi qui vous croyais si loin d’ici ! Et vous me demandez si je comprends ! Pardieu… je comprends, et de reste… Votre pathos ne pouvait me toucher le cœur… Vous avez voulu voir si le plomb de votre carabine aurait meilleure chance… Ah ! vieux drôle, vous prêchez la charité à coups de fusil !

— Cela n’est pas vrai… je n’ai pas tiré sur toi ; mais il y a longtemps que j’aurais dû le faire, — dit le braconnier… — Rappelle-toi ton serment… Duriveau…

— Ah !… le bon billet qu’a la Châtre ! — s’écria le comte avec un éclat de rire sardonique.

Le braconnier s’adressant à Martin, lui dit d’une voix sourde :

— Tu l’entends… tu l’entends ?

— Ah ça… je voudrais un peu comprendre aussi, moi, — dit Scipion à son père. — Qu’est-ce que tout cela signifie ?

— Tu vas le savoir, — répondit le comte en jetant sur le braconnier un regard de haine et de défi.

Puis du ton le plus jeune-père, et avec une désinvolture tout à fait régence, il poursuivit :

— Tu vois bien cet homme-là, il était maître d’école de village… Il aimait à la folie une très-jolie fille… qui l’aimait comme on peut aimer une espèce de cette tournure, moitié rustre et moitié pédant, c’est-à-dire qu’elle l’aimait en frère… Je lui soufflai… cette jolie fille…

— Ça s’est vu, — dit froidement Scipion sans quitter son cigare de ses lèvres.

— Quelques années après, dans un déplacement de chasse, le hasard me fait rencontrer la femme du rustre pédagogue, qui s’était marié pour se consoler… Elle était pardieu ! très-gentille et vraiment pas mal choisie par mon drôle… Il était alors absent… Je trouvai amusant de lui souffler sa femme comme je lui avais soufflé sa fiancée.

— Tu les entends… le père et le fils, — dit le braconnier à Martin d’une voix sourde et entrecoupée, car la rage le suffoquait.

— Je les entends, — répondit Martin avec une tristesse profonde.

— Mais le diable voulut, — poursuivit le comte, — que Claude Gérard, un beau jour, revint à l’improviste, et me surprît avec Mme Claude Gérard.

— La femme d’un maître d’école ! dit Scipion d’un ton de reproche, — tu m’avais toujours caché ce faux pas… Et tu as eu le front de me reprocher cette pauvre Chalumeau !  !

— Scipion, sois généreux… Or donc, Claude Gérard me surprend en conversation des plus criminelles. Il était armé d’un fusil à deux coups. Je savais ce drôle féroce comme un loup… Franchement, je me vis mort… Devine, alors, ce que fait le Claude ?

— Écoute-le… écoute-le… — dit le braconnier à Martin.

— J’écoute… — répondit Martin.

— Que diable a pu faire le Claude ? — dit Scipion en réfléchissant. — Embusqué au pied du lit de sa femme, il t’a demandé… la bourse ou la vie ?…

Le braconnier poussa un cri terrible, et fit un mouvement si violent, qu’il faillit à rompre les liens qui l’attachaient.

— Claude… mon ami… — lui dit Martin d’un ton de doux reproche… — du calme et du mépris.

— Tu as deviné juste, mon garçon, — répondit le comte à son fils, — le Claude m’a demandé ma bourse… pas pour lui… le digne homme… mais pour ce qu’il appelle ses frères en humanité.

— Comprends pas… — fit Scipion.

— Tu es riche, — me dit le Claude… jure-moi de venir en aide à tes frères qui souffrent… et je te laisse la vie… sinon… non.

— Eh mais… — dit Scipion en ricanant à froid, — c’est un nouveau chantage… le chantage philanthropique. — Puis, s’adressant au braconnier :

— Ah ça ! dites donc, mon cher, si tous les… maris trompés pensaient comme vous… il n’y aurait plus de pauvres en ce monde…

À ces paroles de son fils, le comte partit d’un grand éclat de rire…

Un nouvel incident vint interrompre cette explosion d’hilarité.

Le métayer et la métayère du Grand-Genévrier, éveillés par le bruit, par le piétinement des chevaux des gendarmes, s’étant levés, et avaient bientôt appris que le comte Duriveau, leur seigneur, comme ils disaient, se trouvait là.

Effrayés du sort qui les attendait en suite de leur expulsion de la ferme, maître Chervin et sa femme avaient voulu tenter une démarche suprême ; et, les larmes aux yeux, les mains suppliantes, tous deux s’approchèrent timidement du comte au moment où Scipion venait de proférer son dernier et insolent sarcasme.

— Monsieur le comte… — dit la métayère d’une voix tremblante, — au nom du bon Dieu ! ayez pitié de nous…

— Qu’est-ce ? — demanda le comte avec une impatience hautaine. — Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ?



— Nous sommes les Chervin, les métayers du Grand-Genévrier, mon cher seigneur. On a saisi chez nous… on nous chasse d’ici… où nous sommes depuis quarante ans… Nous avons toujours travaillé tant que nous avons pu, et nous n’avons jamais fait de tort à personne… Si nous sommes en retard de payement, c’est pas notre faute… et si pourtant vous nous chassez, mon cher seigneur du bon Dieu, qu’est-ce que nous allons devenir, mon pauvre homme et moi, à notre âge ?…

— Hélas ! c’est bien vrai, — reprit le métayer qui, plus confus que sa femme, n’avait pas osé parler, — qu’est-ce que vous voulez que nous devenions, Monsieur le comte ?

M. Duriveau avait d’abord dédaigneusement écouté cette humble supplique ; mais, songeant soudain qu’il trouvait dans cette circonstance l’occasion de mettre, pour ainsi dire, en action son mépris pour le serment qu’il avait fait autrefois à Claude Gérard, il lui dit :

— Vous entendez, Monsieur l’homme de bien, vous entendez vos frères en humanité, comme vous dites… je suis, pardieu ! ravi de l’aventure et de pouvoir ainsi vous prouver le cas que je fais d’une promesse arrachée par la violence… et que tout homme désarmé aurait faite à ma place pour se soustraire aux griffes d’une espèce de bête féroce… Soyez bien attentif à ce qui va se passer, Monsieur Claude Gérard ; et, puisque vous prétendez n’avoir pas tiré sur moi, ce qu’il vous sera facile de prouver dès que vous serez libre… nous verrons si vous oserez exécuter la menace que vous avez eu l’excessive bonté de ne pas exécuter jusqu’ici… Je ne veux pas vous laisser manquer même de prétexle… c’est délicat à moi, n’est-ce pas ?

Puis, se tournant vers Beaucadet, le comte ajouta :

— Maréchal des logis, la saisie du mobilier de cette ferme, qui m’appartient, a été prononcée, l’expertise faite ; je vous prie, en prenant d’ailleurs sur moi toute responsabilité, d’expulser à l’heure même le métayer de cette maison ; et, afin que rien ne soit détourné, d’y laisser un de vos hommes jusqu’à demain matin : j’enverrai quelqu’un à moi prendre possession…

— Hélas ! mon Dieu ! nous chasser… à cette heure… — s’écria la métayère épouvantée, — faible et malade comme l’est mon pauvre homme… pour lui… mais c’est à en mourir, mon cher bon seigneur.

— Donnez-nous quelques jours… par pitié… Monsieur le comte !.. — dit le métayer d’une voix suppliante.

— Que leur lit… que la loi laisse aux expropriés… soit à l’instant mis hors de la métairie, dit froidement le comte en s’adressant à Beaucadet.

Si son détestable orgueil n’eût pas été exaspéré par la présence du braconnier, reproche vengeur, remords vivant, que le comte se plaisait à braver, il n’aurait pas affiché cette impitoyable dureté (quoiqu’il eût donné des ordres pareils à l’exécution desquels, du moins, il n’assistait pas) ; mais la crainte de paraître céder à l’intimidation, jointe à l’inexorable conscience qu’il avait, après tout, de son droit légal, auquel d’habitude il sacrifiait tout, poussa le comte à cette déplorable extrémité.

Ce qui fut dit fut fait.

En suite d’une scène déchirante que l’on se représente facilement, le métayer et sa femme furent ainsi cruellement chassés de la métairie, au milieu de la nuit, malgré leurs supplications.

Le braconnier et Martin assistèrent, muets et impassibles, à cette exécution.

Lorsqu’elle fut terminée, le comte dit au braconnier, d’un air de dédain et d’ironique défi :

— Maintenant, Claude Gérard, au revoir, si vous l’osez… il ne dépendra pas de moi que vous soyez bientôt libre… et… je vous attends… de pied ferme.

Le comte, accompagné de son fils, s’éloignant, bras dessus, bras dessous, regagna sa voiture.

Au moment où ils allaient y monter, Beaucadet dit à M. Duriveau :

— Monsieur le comte… une fameuse idée… ce brigand de Martin a peut-être encore des complices chez vous ; avant qu’on ne sache qu’il est pincé, faites, en arrivant, une petite visite domiciliaire dans sa chambre… et emportez-en la clef jusqu’à demain… Comme ça, rien ne sortira de chez lui avant notre perquisition, que nous satisferons délicieusement dès l’aurore.

— Vous avez raison, mon brave, — dit le comte ; — je n’y manquerai pas, tout à l’heure, à mon retour au château.

La voiture où montèrent le père et le fils s’éloigna rapidement.

— Allons, en route, mauvaise troupe, — dit Beaucadet, en revenant auprès de ses deux prisonniers.

— Eh bien ! Martin, — dit lentement le braconnier, — tes espérances !… tes illusions ?… Pauvre noble cœur ! pauvre fou !…

Martin ne répondit rien… et baissa la tête avec accablement.

Quelques moments après, les prisonniers et les gendarmes s’éloignaient de la métairie du Grand-Genévrier.

Maître Chervin et sa femme, fondant en larmes, frissonnant de froid, étaient assis sur la paillasse de leur lit jeté sur la berge de l’étang, à quelques pas des bâtiments de la ferme…

La pauvre et bonne Robin, assise à leurs pieds, pleurait avec ses maîtres, et les consolait de son mieux.

En arrivant au château, le comte Duriveau se rendit aussitôt dans sa chambre à coucher. Puis, une lumière à la main, il entra dans un vaste cabinet de toilette, gravit rapidement un petit escalier qui conduisait au logement de Martin, sorte de soupente obscure, sans air, élevée de cinq pieds à peine, et presque inhabitable. Mais, peu importait au comte ; il tenait à avoir, ainsi que l’on dit, son valet de chambre sous la main.

Cette pièce avait une seconde porte donnant sur un escalier de service ; elle fut d’abord fermée à double tour par le comte, qui mit la clef dans sa poche ; puis, posant son flambeau sur une table, il regarda autour de lui avec une sorte de curiosité. Obligé de se tenir courbé, tant le plafond était bas, M. Duriveau se dit naïvement :

— Je ne comprends pas qu’on puisse vivre ici !…

Le comte commença une perquisition qui semblait devoir être bientôt terminée, car le mobilier se composait d’un porte-manteau où étaient accrochés les habits de Martin, d’une petite commode renfermant un peu de linge, d’une table, de deux chaises et d’un lit.

Dans la commode, le comte ne trouva rien de suspect, rien qui pût l’éclairer sur la nature des rapports existant entre Martin et Claude Gérard, surnommé Bête-Puante.

Cherchant en vain à pénétrer ce mystère, le comte allait se retirer, lorsque, dont un coin obscur, il aperçut une vieille malle dont la serrure était fermée. Descendre dans son cabinet de toilette, prendre auprès de la cheminée une paire de pincettes, et s’en servir comme d’un levier, pour forcer la serrure de la malle, ce fut, pour le comte, l’affaire de quelques minutes.

Le premier objet qui frappa ses yeux fut un paquet d’un pied carré environ, et épais de deux ou trois pouces, soigneusement ficelé et enveloppé de toile cirée ; une carte servait d’adresse à ce paquet, et l’on y lisait :

À M. le baron de Frugen.

Assez surpris, M. Duriveau n’hésita pas à ouvrir ce paquet.

La toile cirée enveloppait une boîte de bois blanc fermée par une petite serrure ; sur cette boîte était une large enveloppe contenant une lettre cachetée et un pli ainsi conçu :

« Monsieur,

« Le coffret ci-joint vous sera remis par une personne de confiance.

« D’après un ordre que vous devez avoir reçu, vous voudrez bien, Monsieur, faire parvenir ce coffret au Roi, le plus tôt possible, ainsi que la lettre incluse dans cette enveloppe.

« J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre humble serviteur,

« Martin. »

La lettre cachetée annoncée par Martin portait pour suscription : Au Roi, et à travers l’épaisseur de l’enveloppe on sentait une petite clef, sans doute la clef du coffret.

Le comte restait frappé de stupeur ; il ne pouvait en croire ses yeux ; deux fois il relut le billet de Martin avec un étonnement croissant. Quels rapports son valet de chambre pouvait-il avoir avec un roi ?

Cet homme qui jusqu’alors avait, sans l’ombre d’un scrupule, forcé la malle de son serviteur et commis la plus grave indiscrétion, hésitait à poursuivre le cours de ses violations ; mais la tentation était trop forte : il y céda, et, d’une main un peu tremblante, il décacheta la lettre au Roi, y trouva une petite clef et lut ce qui suit ;

« Sire,

« Voici les Mémoires que vous désirez lire.

« Depuis longtemps, ainsi que je vous l’ai dit, j’avais pris l’habitude de tenir une espèce de journal de ma vie.

« Du jour où, par suite de mon existence errante et tourmentée, je me suis trouvé témoin ou acteur d’aventures singulières, il m’a paru curieux, instructif et même utile pour moi (j’ai eu la preuve de cette utilité en plusieurs circonstances), d’écrire ce memento et de le conserver.

« Sauf quelques réflexions intercalées çà et là depuis peu, et que j’ai pris la liberté de vous adresser, Sire, ces Mémoires racontent ma vie depuis mon enfance jusqu’au moment actuel, et sont tels qu’ils ont été écrits, avant et depuis le jour où le hasard m’a rapproché de Votre Majesté.

« La première condition d’un pareil travail, du moins tel que je l’ai toujours conçu, est une sincérité absolue, inexorable ; je n’ai jamais failli à ce devoir.

« Les jugements sévères que j’ai portés sur moi-même, lors de certaines circonstances de ma vie, me donnent, je crois, le droit de me montrer non moins sévère envers autrui.

« Ce n’est qu’à la longue et selon l’enseignement que je retirais des événements de ma vie, que mon esprit s’est mûri, que mon intelligence s’est développée, que mon jugement s’est formé, que mes principes se sont enfin fixés. J’ai donc tenu à conserver, dans ces Mémoires, cette lente transformation de mes idées, de mes convictions, de mes sentiments, qui, à travers mille événements, m’a conduit du bien au mal.

« Lors de ma première jeunesse, je réfléchissais peu ; c’est à cette époque que j’ai raconté tout ce qui se rattache à mon enfance et à mon adolescence. Ces pages, selon les différentes phases du récit, seront donc souvent empreintes de l’insouciance et de la gaieté de cet âge… Plus tard, j’ai commencé de rechercher les causes des faits divers qui se passaient chaque jour à mes yeux.

« Si dans le cours d’une existence remplie de tant d’aventures, j’ai quelquefois malheureusement dévié de la ligne droite, pour y revenir et pour toujours, il vous paraîtra peut-être que le milieu dans lequel j’ai été jeté, pauvre orphelin abandonné, a presque fatalement causé ces déviations.

« Croyez-le, Sire, ce n’est pas pour satisfaire à votre bienveillante curiosité, si honorable qu’elle soit pour moi, que j’ai rassemblé ces pages, depuis si longtemps écrites ; c’est dans l’espoir qu’elles vous confirmeraient peut-être davantage encore dans vos généreuses tendances.

« Bien humble, bien obscure… ou plutôt parce qu’elle a été bien humble et bien obscure… ma vie porte avec elle quelques enseignements ; l’histoire sincère d’un homme qui a vécu comme j’ai vécu, vu ce que j’ai vu, éprouvé ce que j’ai éprouvé, peut n’être pas stérile pour vous, Sire, car, dans bien des circonstances, cette histoire est aussi celle de l’immense majorité des hommes pauvres et abandonnés à eux-mêmes… c’est-à-dire l’histoire des diverses conditions où vit forcément le peuple…

« Agréez encore l’assurance de mon dévouement, Sire. Le saint et grand devoir que j’ai à accomplir ici m’empêchera sans doute de quitter désormais la France : mais croyez que je conserverai le souvenir de vos bontés, et que chaque jour je remercie Dieu de m’avoir mis à même de sauver une vie qu’il dépend de vous de rendre chère et précieuse à l’humanité…

rendre « J’ai l’honneur d’être,

rendre « J’ai l’ho « Sire,

rendre « J’ai l’honneur « Votre très-humble-serviteur,

rendre « J’ai l’honneur d’être « Martin. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est impossible d’exprimer les mille impressions du comte Duriveau à la lecture de cette lettre, et l’impatiente, l’ardente curiosité avec laquelle il ouvrit le petit coffret de bois blanc renfermant les Mémoires de Martin.

Ils se composaient d’une liasse de papiers de grandeurs diverses, évidemment écrits à diverses époques ; la première partie de ces Mémoires était déjà jaunie par le temps.

Le comte Duriveau s’empara du manuscrit, descendit précipitamment dans sa chambre, où il s’enferma, et à la clarté de ses bougies commença la lecture des Mémoires de Martin.

Une heure du matin sonnait alors à l’horloge du château du Tremblay.


  1. L’on excusera peut-être l’orgueil filial de celui qui écrit ces lignes, s’il dit que cette cure merveilleuse a été accomplie par son père, feu M. le docteur Suë. Le malade reconnaissant voulut faire élever un monument qui consacrât le souvenir de sa résurrection, disait-il. Ce monument était surmonté d’un groupe d’une vingtaine de figures, dont on peut voir la reproduction (grandeur demi-nature) dans le riche Musée d’anatomie, d’histoire naturelle, géologie, etc., etc., que M. le docteur Suë a légué à l’École royale des Beaux-Arts de Paris, rare collection commencée par le grand-père de feu M. le docteur Suë.