Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/X

Administration de librairie (1p. 195-219).

CHAPITRE X.

Saisie. — Inventaire. — Un monsieur du Roi. — Opinion d’un garçon de service à l’égard des maîtres. — Logement d’un fermier en Sologne. — Philosophie d’un métayer. — Consultation de Bête-Puante. — Conversation entre Martin et le Braconnier. — Pourquoi Bruyère était accusée d’infanticide. — Le juge.

Trois jours se sont écoulés depuis que Bruyère s’est jetée dans l’étang de la métairie du Grand-Genévrier.

Le soleil est à son déclin. Un mouvement inaccoutumé règne dans la ferme ; les ustensiles de labour, charrettes, herses, charrues, harnais, etc., etc., sont symétriquement rangés sur un tertre en dehors des bâtiments ; non loin de là, le maigre troupeau de vaches du métayer est aligné au long d’une barrière faite de pieux et de traverses de sapin. Ailleurs, les magnifiques dindons, naguères confiés aux soins de Bruyère, sont, ainsi que les oies, parqués dans un palis improvisé. Ici les chevaux de ferme, étiques et efflanqués, sont attachés à quelques arbres épars.

Les gens de ferme vont çà et là d’un air affairé : les uns transportent des sacs de blé, d’autres des sacs d’avoine, qu’ils disposent autour d’une romaine fixée à une traverse, et destinée à les peser.

Deux hommes, portant des blouses bleues par-dessus leurs habits noirs, assistaient à ce mouvement insolite. L’un de ces deux hommes commandait à l’autre ; il avait l’air rogue, important ; sa casquette à la Perinet-Leclerc (mode un peu surannée} était enfoncée jusqu’aux oreilles, son long nez portait une paire de bésicles ; il tenait à la main un carnet sur lequel, après les avoir examinés, palpés, d’un œil connaisseur, il inscrivait le nombre des animaux de la ferme : cette besogne accomplie, vint le tour des instruments aratoires aussi notés sur le carnet de l’homme aux lunettes ; puis ce furent les sacs de grain après leur pesée, puis enfin les fourrages qui restaient dans le grenier défoncé de la métairie ; le tout fut compté, sac à sac, botte à botte, sous la surveillance de cet homme, qui n’était autre que M. Herpin, un des gens du roi, à la fois expert et huissier à Salbris, assisté de son clerc, tous deux se préparant, par une estimation approximative, à la saisie de ce qui appartenait à maître Chervin, métayer du Grand-Genévrier. Une grande affiche jaune, flottant au gré du vent, clouée sur les débris de la porte de la métairie, annonçait que cette vente, par autorité de justice, aurait lieu à ladite métairie le dimanche suivant, à l’issue de la messe.

L’homme du roi ayant terminé l’évaluation des modiques valeurs que renfermait la métairie, se disposait à entrer chez maître Chervin le fermier, lorsqu’une femme âgée, misérablement vêtue, au visage pâle, aux yeux rougis par les larmes, descendit précipitamment les quelques pierres inégales et moussues qui conduisaient à la porte de la chambre du fermier ; alors, timide, suppliante s’approchant de l’huissier, elle lui dit en joignant les mains et lui barrant presque le passage :

— Mon cher bon Monsieur… je vous en prie…

— Eh bien, quoi ? Encore des jérémiades ? des pleurs ? — reprit l’homme du roi avec une brusque impatience, — Que diable voulez-vous que je fasse à cela, moi ? Vous devez votre fermage, vous ne pouvez pas payer, M. le comte vous fait saisir et vous renvoie de la ferme, c’est son droit.

— C’est vrai, mon cher bon Monsieur, c’est vrai… — répondit la pauvre femme, — nous ne pouvons pas payer… on nous saisit… on nous renvoie… je le veux bien.

— Vous le voulez bien ? merci de la permission. Vous ne le voudriez pas, ce serait tout de même. Avec ça que M. le comte est un gaillard à se laisser intimider. Il ne connaît que la loi et son droit… Il veut payer ce qu’il doit, il veut qu’on lui paye ce qui lui est dû, et il a raison.

— Hélas ! mon Dieu… je le sais bien, qu’il a raison, puisqu’on nous saisit et qu’on nous chasse.

— Eh bien ! alors, laissez-moi finir mon inventaire, — dit l’homme du roi en faisant un geste pour repousser la femme qui l’empêchait de monter l’escalier, — il faut que je passe à l’estimation de vos meubles… c’est par là que je finis… la nuit vient… je ne veux pas m’attarder dans vos bruyères et dans vos marais… car on n’a pu mettre encore la main sur ce scélérat de Bamboche ; malgré les poursuites, il rôde toujours dans les environs, et je crains les mauvaises rencontres.

Ce disant, l’homme du roi fit de nouveau un mouvement pour monter l’escalier.

— Mon cher bon Monsieur, ne montez pas ! pour l’amour de Dieu, ne montez pas ! — s’écria la pauvre femme en joignant les mains avec effroi.

— Et pourquoi ne monterais-je pas ?

— Hélas ! mon Dieu, c’est que mon pauvre homme est couché… il avait déjà les fièvres quand est venue la mort de notre pauvre petite Bruyère… et puis après… l’annonce de votre saisie… tout ça lui a causé si grand’peine, que, depuis cinq jours, il n’a pas bougé. S’il vous voyait entrer, mon cher bon Monsieur, ça lui porterait un coup trop dur.

— Il est bien douillet, le père Chervin. Quand il est attablé aux foires, le jour de marché, et qu’il lève le coude avec un compagnon, il ne se plaint pas des fièvres. Allons, il faut que j’inventorie vos meubles… finissons…

— Mon bon Monsieur, mon digne et cher Monsieur, ça tuerait mon pauvre homme… Nos meubles… je vas vous le dire… ça ne sera pas long.

— Au fait, — dit l’homme du roi, voyant le soleil prêt à se coucher, et songeant qu’il avait à traverser plus de deux lieues de bruyères désertes et de forêts de sapins, parfaitement solitaires, qui pouvaient offrir un excellent refuge au terrible Bamboche, — au fait… il faut que je revienne vendredi… j’attendrai jusque-là pour expertiser les meubles ; je vais toujours les noter ; voyons ?

— Nous avons notre armoire de mariage, — dit la bonne femme avec un gros soupir.

— En noyer, l’armoire ?

— Oui, mon digne Monsieur… ah ! vous êtes bien bon et…

— Après ?

— Notre .

— Comment ? qu’est-ce que cela ?

— Notre huche à pain.

— Ah ! bon : neuve ou vieille ?

— Voilà douze ans qu’elle nous sert.

— Après ?

— Une table en bois blanc et deux escabeaux.

— Après ?

— Notre lit.

— Votre lit, la loi vous le laisse… après ?

— Et puis, c’est tout, mon cher bon Monsieur…

— Alors, à vendredi, — Puis, appelant son clerc, l’homme du roi lui dit : — Vite, Benjamin, haut le pied… voilà le soleil quasi-couché, il nous faut plus d’une heure pour nous rendre chez nous. La lande est déserte, et, grâce à ce bandit de Bamboche, que l’enfer confonde, le pays n’est-pas sûr…

Ce disant, l’huissier et son clerc, quittant la cour de la métairie, se mirent précipitamment en route, dans l’espoir de gagner leur gîte avant la nuit.

— Allez-vous-en, et que le diable vous torde le cou, oiseaux de malheur !… leur cria la brave Robin, la fille de ferme, lorsqu’elle fut à peu près sûre que les deux hommes ne pouvaient plus l’entendre, car elle partageait l’espèce de crainte mêlée d’aversion que les gens du roi inspirent à ces pauvres populations.

— Et voilà que, dimanche soir, maître Chervin, le métayer, en sera ni plus ni moins que nous un journalier de vingt sous, avec sa blouse pour maison, comme un escargot — dit un des valets de ferme en poussant devant lui les chevaux à l’écurie, — c’était pas la peine d’être métayer depuis trente ans… Après tout c’est bien fait.

— Pourquoi que c’est bien fait ? — demanda la Robin.

— Tiens !… c’est un maître, — répondit le charretier.

— Eh bien !

— Dame ! ça amuse toujours de voir un maître embêté.

— Avec ça qu’il est méchant, maître Chervin, — dit la Robin, en haussant les épaules, — une vraie poule, il n’aurait pas osé dire un mot à un enfant ; et il nous a toujours payé nos gages, en se privant bien pour cela.

— Qu’est-ce que ça fait ? C’est toujours un maître… un quelqu’un qui vous commande, — répondit le charretier avec une opiniâtreté stupide, — et moi, ça m’amuse de voir les maîtres embêtés ; c’est mon idée.

Cette réponse irrita fort la Robin, mais fit rire aux éclats l’autre charretier, qui répéta :

— Hi, hi, hi ! ça nous amuse, nous, de voir les maîtres embêtés.

— Est-ce qu’il ne faut pas toujours un maître ? — demanda la Robin outrée.

— Justement, — poursuivit le loustic de ferme, — c’est pour ça que c’est toujours farce de les voir embêtés… les maîtres… puisqu’il en faut… et qu’ils viennent nous chercher à la louée, où nous sommes parqués comme des veaux !

Et les rires de recommencer.

À défaut de raisons meilleures, la Robin, courroucée, donna aux rieurs de grands coups de sabot dans les jambes, en s’écriant :

— Vous n’êtes pas non plus autre chose que des grands veaux !

Les coups de sabot que la Robin prodiguait à ses adversaires en manière d’argument firent plus d’effet que les plus beaux raisonnements, et le jovial charretier, tout en se frottant les jambes, répondit, comme s’il se fût agi d’une simple objection :

— Voilà ton idée, la Robin ? À la bonne heure… mais je peux bien avoir la mienne… d’idée.

— Non, sans-cœur, tu ne dois pas rire quand ce pauvre maître Chervin est dans la peine.

— Moi, je ris parce que c’est un maître, oui, parce qu’un chat est un chat, comme un chien est un chien.

— Quel chat ? quel chien ? — dit la Robin, impatientée.

— Eh bien ! un maître est un maître… et un valet est un valet, vois-tu, la Robin ? — reprit le loustic, — c’est comme chien et chat, ça vit sous le même toit, ça mange à la même écuelle, mais ils auront toujours un chacun leur acabit, il n’y a rien qui les concorde.

 

À travers l’épaisse ignorance et l’abrutissement dans lesquels, ainsi que des milliers de ses frères, ce malheureux était condamné à vivre, son instinct entrevoyait cette triste vérité qui, si elle ne les justifie pas, explique quelquefois l’indifférence, la défiance, même l’aversion avec laquelle le travailleur agricole regarde généralement le maître qui l’emploie. Car, ainsi que le disait le loustic dans sa naïveté, rien ne concorde le maître et le laboureur, entre eux aucune communion, aucune fraternelle solidarité, aucun lien d’association ; en un mot, rien n’intéresse le travailleur au bon ou au mauvais succès de la culture de son maître ; que la récolte soit abondante ou nulle… pour le laboureur, c’est tout un, le métayer n’augmente ni ne diminue ses gages ; il en est ainsi du fermier à bail et à arrérages fixes[1], dans ses relations avec son propriétaire, aucune solidarité, aucun lien : bon an mal an, il faut que le métayer paye son fermage ou qu’il soit saisi et expulsé, de sorte que cette défiance, cette aversion instinctive qui séparent le travailleur agricole du fermier, séparent aussi le fermier du détenteur du sol.

 

L’huissier parti, la femme du métayer avait remonté l’escalier composé de pierres disjointes qui conduisait au logement de maître Chervin.

Dans cette chambre, assez vaste, au plafond très-bas, quelques claies, suspendues à des solives noircies par la fumée, supportaient deux rangées de fromages aigres et rances, tandis qu’à l’autre extrémité, le plafond effondré laissait apercevoir à travers d’épaisses toiles d’araignées, le foin dont le grenier était rempli.

Durant le jour, la lumière ne pénétrait dans cette pièce obscure que par le panneau supérieur de la porte, panneau mobile, mais dégarni de vitres. La nuit on fermait le volet, Les murs, çà et là crevassés, étaient enduits d’une crasse humide d’un brun bistré : le sol inégal et seulement composé de terre battue, suintait l’eau en quelques endroits.

D’un côté de cette chambre on voyait une haute cheminée, si toutefois l’on peut donner le nom de cheminée à un large tuyau maçonné en briques à quatre ou cinq pieds du sol, en saillie du mur, et au-dessus d’un âtre composé d’une grande pierre sur laquelle on faisait le feu comme dans une hutte de sauvage ; de sorte qu’à la moindre bouffée de vent la fumée se rabattait en tourbillonnant dans cette pièce déjà si malsaine.

Ce soir-là, afin de conjurer un peu le froid humide et pénétrant de l’automne, qui envahissait la chambre, on avait placé dans l’âtre, du côté de leurs cimes, et croisé l’un sur l’autre, deux petits sapins morts, dont les racines terreuses s’étendaient jusqu’à la moitié de la chambre ; ce bois, encore vert, au lieu de brûler, se charbonnait et répandait une fumée âcre et noire.

Non loin de la cheminée on voyait une huche à pain vermoulue, et au-dessus, sur une planche moisie, quelques poteries égueulées ; à cela faisait face une grande armoire de noyer ; enfin, au plus profond de la chambre se dressait un lit d’une énorme hauteur composé d’une paillasse, épaisse de trois pieds, et d’un mince matelas de laine brute ; un banc de bois, une table boiteuse, quelques escabeaux composaient l’ameublement de ce logis, faiblement éclairé par une chandelle placée dans une vieille lanterne treillissée de fer, car il faisait nuit.

Telle était la demeure de maître Chervin… le fermier du riche comte Duriveau, telle est généralement la demeure des fermiers de Sologne. Le métayer semblait dormir, tandis que sa femme, agenouillée devant le feu, tâchait de le faire flamber en soufflant de toutes ses forces sur les tisons fumants. N’y pouvant parvenir, elle s’accroupit devant le foyer, le menton sur les genoux, tournant de temps en temps la tête du côté du lit où sommeillait son mari.

Soudain maître Chervin poussa un long et douloureux gémissement en se retournant sur sa couche humide et dure. Il avait soixante ans environ, une physionomie honnête et douce ; son teint était pâle et plombé, ses yeux creux, ses lèvres blanches ; sa barbe grise, non coupée depuis longtemps, pointait rude et drue sur sa peau rugueuse.

Sa femme, l’entendant se plaindre et s’agiter, courut à son lit et lui dit :

— Tu ne dors donc pas, mon pauvre homme ?

— Hélas ! mon Dieu ! la mère… je rêvais du Monsieur du roi. Est-il parti ?

— Oui, il voulait monter ici pour noter nos meubles… mais je l’ai tant prié de ne pas te réveiller, qu’il a écrit nos meubles comme je lui ai dit, et il s’en est retourné.

— C’est donc fini, c’est donc fini, — murmura le métayer en gémissant, — plus rien… Qu’est-ce que nous allons devenir ?

— Hélas ! mon Dieu ! je ne sais pas, mon pauvre homme.

— Et si faible… les fièvres m’ont miné. Ah ! c’est de ma faute aussi… c’est de ma faute !

— Ta faute ?

— Qui, quand, l’an passé, voyant les belles récoltes que j’avais eues en écoutant les bons conseils de cette pauvre petite Bruyère, le régisseur de M. le comte m’a demandé un pot-de-vin et une augmentation, parce que mon bail était fini, je n’aurais pas dû renouveler à ce prix-là… c’était notre ruine, car, avant, c’est tout au plus si nous pouvions joindre les deux bouts… sans mettre seulement un sou de côté pour nous ; et pour une belle récolte que nous avons eue, grâce à Bruyère, nous en avons eu tant et tant de mauvaises, faute d’argent pour bien cultiver. Aussi, dans le pot-de-vin a passé le profit de cette belle récolte ; et celle de cette année, quoique belle aussi, nous laisse en arrière de deux termes, parce que maintenant le bail est trop cher. Ah ! feu mon père avait bien raison de dire : — N’améliore jamais ta culture, mon pauvre gars, car, s’il le peut, ton propriétaire t’augmentera du double de ce que cette amélioration te rapportera.

— il faut que M. le comte ait bien besoin, bien besoin d’argent, pour faire vendre le tout petit peu que nous avons et nous renvoyer après tant d’années.

— Dame ! oui, faut croire qu’il a besoin… Et puis, c’est son droit, et c’est dans la loi, a dit le Monsieur du roi.

— Mais hors d’ici, mon pauvre homme, comment vivre ?… T’es trop affaibli pour travailler maintenant en journalier, et moi, ce que je gagnerais à la terre… si je trouvais à travailler, ça ne ferait pas seulement le quart de notre pain.

— C’est vrai.

— Que faire ?

— Hélas ! mon Dieu !… je ne sais pas.

— Mais pourtant, — reprit la métayère avec une sorte d’impatience douloureuse, après un assez long silence, — on ne peut pas souffrir que deux pauvres vieilles gens, qui n’ont rien à se reprocher, se trouvent comme ça, tout d’un coup, sans asile et sans pain ; non, non… on ne peut pas souffrir ça.

— Qui ça, qui ne pourrait pas souffrir ça, la mère ?

— Je ne sais pas, moi ; mais d’honnêtes créatures du bon Dieu ne devraient pas être abandonnées ainsi par tout le monde.

— Tous les malheureux se disent ça d’eux, la mère.

— Oui, — reprit la fermière avec une douleur amère, — vis si tu peux, meurs si tu veux, voilà notre proverbe.

— Bien sûr ; mais c’est comme ça. À qui se plaindre ? de qui se plaindre ?… de M. le comte ?… il est dans son droit… c’est pas notre faute si nous ne pouvons pas le payer, c’est pas la sienne non plus.

— Il nous a trop augmentés.

— C’était à nous de pas signer.

— C’est vrai.

— Vois-tu, M. le comte est seigneur, nous sommes métayers. Que nous soyons malheureux, qu’est-ce que ça peut lui faire ?… Faut croire qu’entre seigneurs ils s’entr’aident : un chacun est avec les siens et pour les siens… il n’est pas notre frère pour nous aider.

— C’est juste — dit la métayère avec son humble et naïve résignation, — nous aurions un autre maître à la place de M. le comte, ça serait la même chose… Faut pas l’accuser ; mais, hélas ! mon Dieu ! c’est bien dur pour nous. Et le pauvre père Jacques, à qui nous donnions au moins un abri et de quoi manger, qu’est-ce qu’il va aussi devenir, lui ?…

— Dame… la mère… tant que nous avons pu, nous l’avons secouru… maintenant… on nous renvoie… Pauvre vieux ! ça sera pour lui comme pour nous… à la grâce de Dieu !

— C’est pas par regret de l’avoir aidé que je dis ça…

— Je le sais bien, la mère ; ce que je regrette, moi, c’est le petit peu d’argent que je dépensais dans les bourgs… à l’auberge, les jours de foire ou de marché, en allant vendre nos denrées. Si nous l’avions maintenant, cet argent-là…

— Tu te reproches pour une bouteille et un peu de viande par-ci par-là, quand toute la semaine tu avais quasi jeûné et travaillé si fort ?… mon pauvre homme !

— C’est égal, la mère, petit peu et petit peu, ça finit par faire pas mal ; et ces jours-là, pendant que je buvais quelques verres de vin et que je me régalais d’un morceau de viande, toi, la mère, tu buvais, comme toujours, de la mauvaise eau du puits, et tu mangeais du caillé avec ton pain noir… mais le malheur vous apprend… oh ! oui… ça vous apprend… et…

— Écoute, — dit tout à coup la métayère en interrompant son mari, et prêtant l’oreille avec attention.

Les deux vieillards restèrent muets et écoutèrent.

Alors au milieu du profond silence de la nuit on entendit retentir à deux reprises différentes le cri de l’aigle de Sologne.

— C’est Bête-Puante, — dit tout à coup la métayère, — c’est son signal… Il veut peut-être me parler de cette pauvre chère dame Perrine. Pourvu que sa folie, qui lui a repris le jour de la mort de cette pauvre petite Bruyère, ait cessé… Bête-Puante le sait peut-être, car toujours il s’inquiétait de dame Perrine…

Le cri qui servait de signal à Bête-Puante ayant de nouveau retenti, la métayère prit une lanterne et sortit précipitamment, gagna l’étroite jetée qui bordait l’étang près des ruines du vieux fournil ; alors, par trois fois, la mère Chervin éleva sa lanterne en l’air, puis l’éteignit et attendit.

La lune pure et sereine inondait l’étang d’une lumière argentée ; bientôt sur cette zone resplendissante la métayère vit se dessiner la noire silhouette d’une forme humaine, tantôt marchant debout, tantôt courbée, se glissant et s’avançant à travers les roseaux dans la direction de la ferme.

Au bout de quelques instants, Bête-Puante sortit des joncs parmi lesquels il avait rampé, et gravit la chaussée où la métayère l’attendait toute tremblante.

— Martin est-il venu ? — demanda le braconnier.

La métayère, au lieu de répondre, joignit les mains et s’écria :

— Hélas ! mon Dieu !… c’est vous, Monsieur Bête-Puante, je vous croyais renfoncé dans les grands bois : vous ne savez donc pas que Monsieur Beaucadet et ses gendarmes…

— Martin est-il venu ? — reprit le braconnier avec impatience, en interrompant la métayère.

— Non… Monsieur Bête-Puante, répondit celle-ci ; — pas encore.

Puis la métayère ajouta avec une hésitation craintive :

— Je n’ose pas vous demander d’entrer chez nous… Monsieur Bête-Puante, vous n’aimez guère à mettre le pied dans les maisons.

— Et le bonhomme ? demanda le braconnier sans répondre à l’offre qu’on lui faisait.

— Hélas ! mon Dieu, — reprit tristement la métayère, — mon pauvre mari est de plus en plus faible. Depuis le jour où les gendarmes sont venus pour arrêter Bruyère, et où elle s’est noyée, le cher homme ne s’en est pas relevé, tant ça lui a fait une révolution… Nous l’aimions tant ! cette pauvre petite.

— Elle est morte… bien morte ; n’y pensons plus, — se hâta de dire le braconnier, d’une voix sourde.

— Et quand on pense qu’on n’a pas pu seulement retrouver son pauvre petit corps.

— Non, non, on ne pouvait pas le retrouver, — répondit le braconnier, — il y a des gouffres à tourbillon dans l’étang ; son corps y aura été entraîné.

Puis, comme s’il eût voulu rompre cet entretien, le braconnier ajouta :

— Ainsi, le bonhomme ne va pas mieux ?

— Que voulez-vous ? Monsieur Bête-Puante : la mort de cette pauvre petite, la vente qu’on va faire chez nous… tout ça désespère mon mari… nous ne savons pas ce que nous deviendrons.

Et la pauvre femme essuya ses larmes, qu’elle avait eu le courage de contenir devant maître Chervin.

— Oui, on vend ici, parce que vous ne pouvez pas payer votre fermage… c’est justice, — dit le braconnier avec un sourire amer, — vous allez mourir de misère dans quelque coin, après quarante ans de travaux, de probité… c’est justice !…

— Hélas ! oui, c’est bien vrai que M. le comte est dans son droit envers nous…

— S’il est dans son droit ! je le crois bien… le prix de votre fermage vous écrase… La tanière où l’on vous a parqués est si malsaine, que vous y avez contracté des fièvres incurables… l’âge, le malheur, les infirmités vous ont énervés… allons… dehors, canailles, dehors, on vendra jusqu’à votre chemise ; heureusement votre peau vous tient au corps, sans cela l’homme du roi vous la prendrait. Mais que faire ? votre seigneur et maître est dans son droit…

— Hélas ! oui !

— On ne saurait lui en vouloir, au comte Duriveau.

— Hélas, non !

— Hélas oui, hélas non ! — s’écria le braconnier avec un éclat de rire sardonique. — Voilà ce qu’ils répondent : on les écorche à vif, que voulez-vous ? M. le boucher est dans son droit… la preuve, c’est qu’il nous arrache la peau…

— Comme vous dites cela, Monsieur Bête-Puante ?

— C’est que le comte est un si digne homme, et son fils un si charmant jouvenceau ! Je les aime beaucoup, voyez-vous ; mais assez là-dessus. Il ne faut pas que le bonhomme Chervin se laisse abattre et s’alite ; il faut qu’il se lève, qu’il marche, qu’il prenne courage… la vente n’est pas faite, et d’aujourd’hui à demain… il y a loin.

— Comment voulez-vous que le bonhomme prenne des forces et qu’il se lève, Monsieur Bête-Puante ? il ne peut rien manger, le caillé le répugne.

— C’est étonnant, — reprit Bête-Puante toujours sardonique, — car depuis soixante ans il ne mange que cela avec du blé noir, arrosé d’eau de puits…

— C’est pas que le cher homme soit délicat, Monsieur Bête-Puante, mais…

— Tais-toi, pauvre brebis — dit le braconnier, avec un singulier mélange de farouche ironie et d’attendrissement, — tu me rendrais cruel envers les loups.

Puis le braconnier, plongeant sa main dans une des poches profondes de sa casaque, en tira un coq faisan magnifique, ayant encore au cou le collet de fil de laiton dans lequel il s’était pris.

— Voilà un coq de deux ans ; tu le mettras bouillir dans ton coquemar pendant trois ou quatre heures, avec une pincée de sel et un bouquet de thym des bois ; ce sera pour le bonhomme le meilleur bouillon que puisse boire un malade, et il retrouvera des jambes.

— Hélas ! mon Dieu ! vous braconnez donc encore, Monsieur Bête-Puante, — s’écria la métayère avec effroi, en tenant machinalement par le cou le faisan que le braconnier lui avait mis dans la main, — et les gardes ?… et les gendarmes ? Ils ont juré de vous détruire, Monsieur Bête-Puante, s’ils vous attrapaient. Prenez garde !  !

— Et quand il aura bu ce bouillon de faisan, sain et léger, — continua le braconnier, sans faire la moindre attention à l’effroi de la métayère, — il ira mieux ; s’il est malade, c’est aussi de besoin.

— Mais, Monsieur Bête-Puante, ce faisan… c’est à M. le comte… ça vient de ses bois, c’est son gibier… c’est mal à nous de…

— Rassure-toi ; c’est aussi un peu le gibier du bon Dieu, qui l’a créé pour le tout monde… D’ailleurs, ton seigneur et maître en a plus qu’il n’en peut manger, de gibier ; ses valets y répugnent, et les valets de ses valets aussi… et ses chiens aussi…

— Mais, Monsieur Bête-Puante…

— Puisque je te dis que les chiens n’en veulent plus… prends donc ! — s’écria le braconnier, puis il ajouta : — avec ce bouillon-là, le bonhomme mangera une de ces tanches que tu feras griller sur des charbons… c’est à la fois léger, nourrissant et savoureux.

Ce disant, le braconnier tira de dessous sa casaque deux superbes tanches, rondes, grasses et longues d’un pied ; un jonc, passé dans les ouïes, les attachait toutes deux, de sorte que le braconnier n’eut qu’à les placer, si cela se peut dire, à cheval sur le poignet de la métayère, où elles restèrent, se balançant à côté du faisan que la bonne femme tenait toujours machinalement par le cou.

— Sainte Vierge ! — s’écria-t-elle, — vous avez donc encore été tendre vos fondrais dans les étangs, malgré les gendarmes et tout ?

À ce moment, grâce à son oreille fine et exercée, le braconnier entendit au loin, derrière la métairie, un bruit de pas seulement perceptible pour lui qui avait les sens subtils d’un sauvage.

— C’est sans doute Martin, laisse-nous.

Ce disant, le braconnier poussa doucement dans la maison la métayère qui tenait toujours à la main le faisan et les deux tanches ; puis il resta seul, non loin des ruines du fournil.

Pendant quelque temps Bête-Puante marcha d’un air sombre, pensif, tantôt prêtant une oreille inquiète aux pas de Martin, qui se rapprochaient de plus en plus, tantôt jetant un regard perçant sur l’autre berge de l’étang où l’on entendait depuis quelques instants seulement le bruit lointain et toujours croissant d’une forte chute d’eau.

Bientôt Martin parut au milieu des ruines du fournil ; apercevant le braconnier qui venait à sa rencontre, il courut à lui, et, le serrant dans ses bras, il lui dit d’une voix douloureusement émue :

— Pardon… Claude… pardon…

— Pourquoi pardon, mon enfant ? — demanda le braconnier, avec l’accent d’une affection toute paternelle.

— Hélas ! Claude, il y a trois jours, lorsque, pénétrant dans le parc et vous glissant jusqu’auprès du château… pour tâcher de me voir… et de m’apprendre…

Martin s’interrompit un instant, tressaillit, et reprit d’une voix altérée :

— De m’apprendre ce cruel événement que votre lettre du lendemain…

Martin s’interrompit encore ; il ne put achever… Ses larmes le suffoquaient.

— Du courage… mon enfant… — lui dit le braconnier, — du courage… Quant à l’événement de l’autre soir… n’y pensons plus… Tu m’as vu me dresser menaçant… au moment où Duriveau étalait cyniquement à ses convives d’exécrables principes… tu as craint pour les jours de cet homme… tu t’es élancé sur moi… l’arme que je portais est partie par hasard… de là tout le tumulte…

— Vous êtes indulgent, Claude ; mais je me reprocherai d’avoir pu, dans ma folle épouvante, vous croire capable d’un meurtre… vous… vous, Claude !

— Je jure Dieu, qui nous entend, mon enfant, — dit la braconnier ; d’une voix solennelle, — qu’emporté par une indignation légitime, je voulais seulement, à la face des convives de Duriveau, lui donner un dernier et redoutable avertissement, et lui crier : Repens-toi, repens-toi, il en est temps encore… et…

— Avez-vous besoin de me jurer cela ? — s’écria Martin, en interrompant le braconnier, — vous, Claude, meurtrier, vous…

— Un jour viendra où je serai à la fois juge et vengeur… — dit le braconnier d’une voix sourde, — j’userai d’un droit terrible… mais meurtrier… jamais.

— Je le sais, Claude, — répondit Martin profondément ému ; — Oh ! il a fallu, je vous le répète, que je fusse frappé de vertige pour concevoir de telles craintes ; mais la violence des paroles du comte, les justes motifs de votre haine contre lui…

— Tout à l’heure, nous parlerons du comte, — dit le braconnier d’une voix brève, — ta mère ?

— Je n’ai pu la voir encore, — répondit Martin avec un abattement douloureux ; — j’ai craint pour elle une impression trop vive. La personne chez qui elle a été transportée avant-hier, m’a fait savoir ce matin que l’état de ma pauvre mère n’avait pas du moins empiré.

Le braconnier soupira profondément et baissa la tête. Martin, non moins accablé que lui, ne s’aperçut pas qu’une larme tombait des yeux de son compagnon et se perdait dans sa barbe grise.

Surmontant son émotion, Martin reprit après quelques moments de silence :

— Et Bruyère ? ma pauvre sœur ?

— Je te l’ai écrit, elle ne court aucun danger… elle est seulement toujours bien faible… Demain tu pourras la voir.

— Pauvre enfant, — dit amèrement Martin, — je n’ai appris son existence qu’en apprenant aussi… les malheurs qui l’avaient flétrie si vite… et si tôt… Mais vous ne m’abusez pas, Claude ? demain je la verrai ? Elle ne court plus aucun danger ?

— Non… sa jeunesse a pu résister à tant de coups… à tant d’émotions… Sa santé est bonne, te dis-je, aussi vrai que j’ai retiré cette pauvre petite de cet étang maudit.

— Oui… Claude… brave Claude… encore une dette… envers vous ! Encore et toujours, je vous trouve sur mon chemin comme un génie tutélaire, — dit Martin avec attendrissement en tendant ses deux mains au braconnier qui les serra fortement entre les siennes ; — mais, dans votre lettre, écrite à la hâte, vous n’avez pu me dire comment vous aviez pu arracher ma sœur à une mort presque certaine ?

— Caché dans le bois, j’avais assisté à cette horrible scène… de la découverte de l’enfant, — reprit le braconnier. — Entendant le gendarme déclarer qu’il se rendait à la métairie pour arrêter Bruyère, j’ai espéré le devancer. Je connaissais des sentiers plus courts que la route ordinaire ; une fois auprès de la métairie, je comptais, en poussant un cri, bien connu de ta sœur, l’attirer dehors et la prévenir ; malheureusement les gendarmes sont venus si vite, que Bruyère n’a pas entendu mon signal. Arrivant trop tard, et voulant me cacher, je me suis tapi au milieu des roseaux de ce profond fossé que tu vois là… il n’est séparé de l’étang que par cette herse… Dieu m’inspirait…

— Et alors…

— À la clarté de la lune je vis la malheureuse enfant se précipiter dans l’étang… Soudain je compris que je pouvais la sauver ; je baissai rapidement la herse… auprès de laquelle ta sœur était tombée.

L’eau se déversant dans ce fossé, un courant s’établit aussitôt, et il m’amena la malheureuse enfant qui se débattait contre la mort ; d’une main je la saisis par ses vêtements, de l’autre je relevai la herse ; le trop plein s’arrêta, l’eau du fossé où j’étais alors, et qui me montait à la ceinture, s’écoula. Portant alors ta sœur entre mes bras comme un enfant, j’ai continué de marcher dans ce fossé jusqu’à ce que j’aie pu sortir sans danger d’être vu… puis, à travers bois, j’ai gagné un de mes repaires… et tu sais le reste…

— Et, pendant ce temps-là, on cherchait en vain le corps de l’infortunée que leur accusation infâme avait poussée au suicide… — dit Martin ne pouvant retenir ses larmes.

— Les misérables !… infanticide !… elle !… — s’écria le braconnier ; — elle, pauvre petite, qui, cédant à un irrésistible sentiment de honte et de terreur, était parvenue à dissimuler la naissance de son enfant ; elle qui, par un prodige de courage, venait deux fois chaque jour l’allaiter dans mon repaire situé à plus d’une lieue de la métairie ; mais voyant, malgré ses soins, malgré les miens, l’innocente créature dépérir dans cet antre humide et sans air, la fatale idée m’est venue de porter l’enfant à Vierzon, où il existait autrefois un tour. À cette proposition, il faut renoncer, vois-tu ? à te peindre l’affreux désespoir de cette jeune mère de seize ans, ses sanglots, ses cris déchirants ; enfin le salut de son fils la décida… Je partis ; elle m’accompagna presque tout un jour, tour à tour allaitant son enfant, le couvrant de larmes, de baisers… Lorsqu’il fallut s’en séparer… je crus qu’elle n’en aurait jamais le courage… pourtant elle se résigna… Je n’avais pas fait vingt pas qu’elle accourait à moi. « Encore une fois, la dernière, » disait-elle, suffoquée par les sanglots, et c’étaient de nouveaux baisers, de nouvelles plaintes. Elle tombait brisée sur le chemin. Je repartais… et bientôt, j’entendais des pas précipités derrière moi… c’était elle. « Encore une fois, bon Claude… la dernière, bien sûr… oh ! la dernière ! » Et moi qui ne pleure plus, je pleurais aussi… Enfin elle m’a quitté pour revenir à la métairie, afin de ne donner aucun soupçon. J’arrivai à Vierzon.. ; le tour était à tout jamais supprimé par économie… Vivant au milieu des bois, moi, j’ignorais cet honnête calcul.

— Par économie ? — dit Martin en regardant le braconnier comme s’il n’eût pas bien compris ses paroles.

— Oui, par économie, — reprit Bête-Puante avec un éclat de rire farouche ; — mais non… que dis-je ?… s’ils ont supprimé ce dernier refuge ouvert par un vrai prêtre chrétien à la misère, à la honte, au repentir des filles séduites… s’ils l’ont fermé, ce refuge, c’est par logique… ils savaient bien, ces hommes, que c’était vouer à une mort certaine le plus grand nombre des enfants qui eussent trouvé des soins maternels dans cet humble asile. Mais pour ces créatures, vouées, en naissant, à une misère fatale, à quoi bon vivre ? auront dit ces prudents calculateurs… — N’y a-t-il pas déjà trop de peuple ? Trop de convives ne se pressent-ils pas déjà au banquet de la vie ? ainsi que l’affirmait l’autre soir Duriveau en citant les exécrables maximes de ses évangélistes à lui… Eh bien ! fermons les tours, se seront dit ces infanticides, ce sera toujours du populaire de moins… et le fils de ta sœur a été de moins.

— Ah ! Claude… c’est affreux ! — dit Martin en cachant son visage dans ses mains, — pitié… pitié.

— Tu as raison… pas d’ironie : de la haine ! — s’écria le braconnier, — oui, honte et exécration sur ce monde, où la venue d’une créature de Dieu n’est pas bénie comme un don divin et accueillie avec autant de reconnaissance que de sollicitude… oui, anathème sur ce monde où celui qui naît pauvre et abandonné, est regardé comme une charge funeste, dangereuse pour la société, parce qu’il a forcément pour avenir presque certain la misère, l’ignorance, le malheur et souvent le crime… Anathème sur ce monde qui m’ôte presque le droit de m’affliger de la mort du fils de ta sœur… tant est affreuse la condition qui attend ses pareils ! Et pourtant… — reprit le braconnier, en cédant à un attendrissement involontaire, — si tu savais ce que c’est que de voir peu à peu pâlir, s’éteindre et expirer sous ses yeux une pauvre innocente créature… Non… vois-tu ? je ne puis te dire les déchirements de mon cœur pendant cette nuit où, après avoir en vain frappé à l’asile où je comptais déposer l’enfant de ta sœur, je tâchai en vain de le ramener. Hélas ! quoique bien accablé déjà par la maladie et par la fatigue du voyage, il aurait vécu s’il eût trouvé, en arrivant, les soins empressés que réclamait sa faiblesse. mais non… Rien… rien… à cette heure avancée de la nuit… nuit pluvieuse et froide… pas une maison n’était ouverte… je sentais les membres du pauvre enfant se raidir… se glacer ; en vain je les réchauffai de mon haleine ; il tressaillit convulsivement… puis il fit entendre un petit vagissement doux et plaintif ; il sourit comme s’il souriait aux anges, et… il est mort.

Après un moment de silence que Martin n’eut pas la force d’interrompre, le braconnier reprit d’une voix plus assurée :

— Je me fis un pieux devoir de rapporter à ta sœur… son enfant… Pour une mère c’est quelque chose encore que de pouvoir prier et pleurer sur le tombeau de son fils… je regagnai donc mon repaire avec ce triste fardeau. Le jour de mon retour de Vierzon un hasard funeste a fait découvrir ma retraite ; je n’avais pu prévenir Bruyère ; elle apprit en même temps et la mort de son fils et l’accusation d’infanticide qui pesait sur elle… c’était trop… elle a voulu mourir… Tu sais maintenant les souffrances de la victime, — reprit le braconnier, — demain tu sauras l’indigne cruauté du bourreau, tu sauras à quelle violente et infâme surprise ta sœur a succombé… un jour… un seul jour… toujours chaste… quoique souillée… Ce terrible récit… que la honte et la crainte ont toujours retenu sur ses lèvres, et qu’elle n’a fait qu’à moi, presque mourante de confusion… ta sœur… te le fera… à toi… son vengeur naturel… car l’heure a sonné…

— Quelle heure a sonné, Claude ?

— L’heure d’un grand exemple… — répondit le braconnier d’une voix solennelle.

Soudain, Martin s’écria :

— Claude, n’entendez-vous pas le galop de plusieurs chevaux ?

— Depuis un quart d’heure, je l’entends… car mon oreille est plus exercée que la tienne…

— Mais qu’est-ce que cela ? — demanda Martin avec inquiétude.

— Ce sont les gendarmes qui me cherchent ; — répondit froidement Claude. — Ils viennent ici… pour m’arrêter.

Le braconnier semblait si indifférent au danger dont il était menacé, que Martin, le regardant avec stupeur, s’écria :

— On vient vous arrêter, et vous restez là, Claude ?…

Bête-Puante, sans lui répondre, prit Martin par le bras, le conduisit hors des ruines du fournil, où tous deux s’étaient retirés, lui fit faire quelques pas sur la jetée, et, d’un geste, lui montra au loin, sur la rive opposée de l’étang, à la clarté de la lune, plusieurs gendarmes s’avançant au galop de leurs chevaux, suivant une route qui conduisait directement à la métairie.

— Les gendarmes !… — s’écria Martin. — Fuyez, Claude, fuyez.

— J’ai de trop graves choses à te dire.

— Mais, avant dix minutes, ces soldats seront ici !

Bête-Puante fit un signe de tête négatif.

— Qui les arrêtera ? — demanda Martin.

— L’écluse… Écoute…

En effet, Martin, prêtant l’oreille, entendit au milieu du profond silence de la nuit le bouillonnement lointain d’une forte chute d’eau.

— Vous avez donc levé le merrin, Claude ?

— Oui… depuis une heure… lorsque, en me rendant ici, j’ai vu ces cavaliers paraître à la corne de l’étang… car, d’après leur route, ils ne pouvaient venir qu’ici… Et ici, ils ne pouvaient venir chercher que moi.

— Alors, vous avez raison, mon ami, la levée est submergée, les cavaliers seront obligés de rebrousser chemin.

— Et une fois engagés au milieu des marais et des tourbières qui bordent l’étang de notre côté, ils mettront plus d’une heure avant de nous joindre, et, dans une heure, je serai hors de leur atteinte. Maintenant… écoute-moi…

— Je vous écoute… Claude.

— Il y a quelques mois, dit Bête-Puante, j’ai été instruit du secret de ta naissance… tu étais en pays étranger ; je t’ai écrit… tu es revenu en France… Je t’ai dit l’atroce conduite de Duriveau envers ta mère… qu’il avait rendue folle de désespoir… en te faisant enlever à elle pour t’abandonner tout enfant à la vie la plus misérable… Je t’ai dit comment, après m’avoir impitoyablement frappé au cœur… moi qui ne lui avais jamais fait de mal… Duriveau, mon mauvais génie… m’a une seconde fois outrageusement frappé dans mon honneur…

— Je le sais… tout cela a été infâme, Claude… bien infâme…

— Je t’ai dit comment enfin, et de son aveu… J’ai eu légitimement, légalement… entre les mains… la vie de cet homme qui, pâle… résigné, attendait la mort… que j’avais le droit de lui donner ; mais ayant foi dans une promesse solennellement jurée, dont il devait bientôt se railler, je l’ai laissé vivre…

À ces mots, les traits de Martin exprimèrent un attendrissement et une admiration indicibles.

— Oh ! mon ami — s’écria-t-il, combien, dans cette occasion, votre âme s’est montrée comme toujours grande et généreuse ! Je n’oublierai jamais qu’il y a quelques années, lors de l’une de nos dernières rencontres, après une longue séparation, vous m’avez dit, sans m’apprendre alors qu’ils s’agissait de vous : — « Écoute, mon enfant… un trait qui porte avec soi un bon enseignement… Un homme obscur et pauvre fut indignement outragé par un homme riche et puissant… C’était, vois-tu, un de ces sanglants outrages… que la loi vous autorise à punir de mort. L’homme pauvre était armé… il dit à l’autre : — « Vous allez mourir… — Ma vie est à vous, faites… — dit le riche. — Écoutez-moi, — reprit gravement le pauvre — jusqu’ici vous avez été méchant… soyez bon… soyez humain… venez en aide à vos frères qui souffrent… vous qui êtes pour eux sans pitié, jurez-le-moi, et vous vivrez… Mais, prenez garde, votre outrage m’a rendu pour jamais l’existence odieuse, elle m’est à charge ; si vous vous parjuriez malgré votre promesse solennelle, tôt ou tard j’irais vous reprendre cette vie que je vous laisse pour en bien user… Puis, le juge et le condamné auraient la même fosse… le riche a juré… »

— Va… continue… — dit le braconnier en interrompant Martin avec une ironie profonde et amère ; — appesantis-toi sur ma niaise et coupable confiance. Va… j’ai été le plus sot, le plus criminel des hommes.

— Vous ne parlerez pas ainsi, Claude… quand vous saurez que votre exemple m’a été, comme vous le désiriez, d’un généreux enseignement.

— Je ne te comprends pas…

— Plus tard… j’ai pu, à mon tour… non pas noblement laisser la vie à qui m’avait outragé… mais arracher à une mort certaine… un homme puissant… aussi… bien puissant… et lui dire… en me souvenant de votre sublime exemple : — « Cette vie… que j’ai sauvée… consacrez-la au bien… Votre pouvoir est grand… venez au secours de vos frères qui souffrent ! »

— Et celui-là aussi… s’est parjuré ?

— Non, Claude… celui-là ne s’est pas parjuré, — répondit Martin avec émotion ; — jusqu’ici il a tenu loyalement sa parole… Vous le voyez donc bien… j’avais raison de vous dire… que cette fois encore, vous avez montré l’admirable et féconde générosité de votre grand cœur…

— Et je te dis, moi, que, cette fois encore, j’ai été dupe… et que, cette fois, j’ai été criminel, — s’écria le braconnier, avec une exaltation farouche, — oui criminel, car j’ai laissé vivre un misérable qui, malgré son serment, a fait couler des torrents de larmes et a causé des maux affreux… un misérable qui, se glorifiant de ses vices, les a perpétués dans sa race… Non, je ne devais pas laisser vivre cet homme… non… je ne le devais pas… et pourtant, sacrifiant mes ressentiments personnels, j’ai tout tenté pour l’amener au repentir en lui rappelant la foi jurée… En vain j’ai voulu l’attendrir, lui donner la conscience du mal qu’il faisait, du bien qu’il pouvait faire ; j’ai surtout voulu l’éclairer sur la cause des déceptions qui l’avaient éloigné de la bonne voie ; d’abord la raillerie et l’insulte, puis le silence, ont répondu à mes exhortations, à mes prières, à mes menaces… Tu l’as entendu d’ailleurs l’autre soir…

— Jamais on n’afficha une haine plus cynique, plus féroce, contre tout ce qui commande le respect et la pitié, — répondit Martin d’un air sombre.

— Oui, c’était le plus insolent, le plus audacieux défi que l’on pût jeter à la face de l’humanité ; pourtant les avertissements ne lui ont pas manqué. Je t’ai dit tout cela… à toi, qui as aussi de terribles comptes à demander à cet homme… je te l’ai dit… Ceci a trop duré : ma clémence est à bout, l’heure du jugement est sonnée. Tu m’as répondu : « Patience, Claude… j’ai tout espoir de me faire admettre dans la maison du comte… patience… » Te voilà dans la maison du comte… tu sais les exécrables principes qu’il affiche, le mal qu’il a fait… Son fils… son digne fils a été le bourreau de ta sœur… Vas-tu me dire encore : Patience ?…

Et comme Martin regardait silencieusement le braconnier, avec une indéfinissable expression de douleur et d’angoisse, Claude s’écria :

— Tu ne me réponds pas ? m’approuves-tu ? me condamnes-tu ? ne dis-tu pas, comme moi, l’heure est venue ? Cet homme sans cœur, sans entrailles, n’est-il pas le fléau de ce malheureux pays, dont il devait être le bienfaiteur, la Providence ! ainsi qu’il me l’avait solennellement juré dans un moment suprême… en face de la mort !… Cet homme, riche à millions, n’est-il pas maître absolu de ce territoire immense que son père a conquis par le dol, par l’usure, ainsi que l’on conquérait autrefois par la lance et par l’épée ? Et dans ses vastes domaines, fruits de larcins infâmes, consacrés, sanctifiés par la possession, et que transmettra l’héritage, que voit-on ? de malheureuses créatures abruties par l’ignorance, décimées par la fatigue, par la faim, par la maladie ; des tenanciers écrasés sous des fermages si onéreux, que de ces champs qu’ils arrosent de leur sueur, de l’aube au coucher du soleil, la moisson est pour le comte ; à eux le travail, à eux les soucis incessants, à eux la misère, à eux la ruine… à lui le calme, oisiveté, plaisirs, richesse ! et ce n’est pas assez… un fils indigne, vivante image de ce père indigne, héritera de ses biens acquis par la fraude, et perpétuera ses vices… Et ce fils, à son tour, aura peut-être un fils qui lui ressemblera… Ainsi le quart d’une province de France est voué à tous les maux parce qu’elle a le malheur de vivre sous la dynastie des Duriveau, dynastie dépravée, fondée par un heureux fripon, et l’on dit la féodalité abolie… et l’on dit le servage aboli, — s’écria le braconnier avec un éclat de rire amer. — Pitié ! dérision !

Puis il reprit, en s’adressant à Martin d’un air farouche et déterminé :

— Je te le dis, moi, puisque les temps de fraternité humaine ne sont pas encore proches, il est besoin, à cette heure, d’un exemple retentissant, terrible, salutaire, qui épouvante les méchants et fasse persévérer les cœurs généreux dans la bonne voie…

Martin avait écouté en silence ces imprécations d’un ressentiment poussé jusqu’à la plus féroce exaltation.

Plusieurs fois, son front avait rougi, son regard avait brillé, comme s’il eût été révolté de l’horrible résolution du braconnier.

Au bout de quelques moments, Martin dit à Claude, d’une voix affectueuse et triste :

— Claude, vous avez beaucoup souffert, et souffert depuis bien des années… Vos chagrins, encore aigris par la solitude et par la vie sauvage à laquelle vous vous êtes condamné depuis que…

— Assez… — s’écria le braconnier d’une voix sourde. — La plaie saigne toujours.

— Oui… elle saigne, et, je le vois, elle s’est cruellement envenimée ; je me tairai donc, Claude, je ne vous rappellerai pas les plus atroces douleurs qu’il ait été donné à un homme d’endurer, surtout lorsque cet homme a votre cœur… Claude… mais la souffrance la plus aiguë… mais les ressentiments, les plus légitimes… ne feront jamais d’un homme comme vous… un homme de violence et de meurtre.

Le braconnier regarda Martin avec étonnement.

— Non, si impitoyable que soit le comte, si dédaigneux qu’il soit de la foi jurée, si admirablement généreux que vous ayez été envers lui, si légitimes que soient vos ressentiments, non, Claude, vous n’avez pas le droit de disposer de cette vie que vous lui avez laissée. Ce droit appartient à Dieu.

— Je serai l’instrument de Dieu ! — dit le braconnier d’un ton farouche.

— Non, vous n’avez pas ce droit et vous le reconnaîtrez bientôt vous-même, — répondit Martin avec douceur et autorité, — car la solitude n’a pu éteindre en vous cette brillante et noble intelligence cet esprit si juste, si élevé, que nul n’a soupçonné lorsque vous remplissiez les obscures et vénérables fonctions d’instituteur de village, que vous avez quittées pour une vie errante solitaire… Claude, — ajouta Martin, en serrant avec tendresse une des mains du braconnier dans les siennes, — oh ! mon vieil ami, si dans les étranges vicissitudes de ma vie… j’ai, après vous avoir connu, bien souvent effleuré d’effrayants abîmes sans pourtant y jamais tomber… c’est grâce à vous… c’est grâce à ces impressions ineffaçables laissées dans mon cœur par vos paternels enseignements… lorsque vous avez eu pitié de moi, pauvre enfant abandonné comme tant d’autres créatures de Dieu dont on a moins de souci que des animaux des champs… Eh bien ! Claude, c’est parce que je vous dois la vie du cœur et de l’intelligence… que je ne veux pas m’associer à vos projets, et que je vous associerai aux miens…

— Tes projets ?

Et le braconnier jeta sur Martin un regard pénétrant : quels projets ?

— Mon but est le vôtre, Claude… Mes moyens seuls diffèrent.

— Il me faut un exemple.

— Nous ferons un exemple, — dit Martin d’une voix solennelle, — un grand exemple.

— Terrible ?

— Salutaire surtout… vous l’avez dit.

— Pour la race que je veux frapper… pas d’enseignement… sans épouvante…

— Peut-être…

— Non… la terreur… la sainte terreur…

— Quel est votre but, Claude ? encourager les bons à persévérer dans le bien… empêcher les méchants de persévérer dans le mal…

— Et punir les méchants du mal qu’ils ont fait, afin que cette punition terrifie leurs pareils.

— Mais si les méchants deviennent aussi bons qu’ils ont été méchants, Claude ? mais s’ils deviennent aussi humains qu’ils ont été inhumains ?

— Bons ? humains ? — répéta Claude avec un étonnement profond, — il ne s’agit donc plus du comte Duriveauton père

Et le braconnier prononça ces mots, ton père, avec une ironie cruelle.

— Il s’agit du comte Duriveau, mon père…

— Et du vicomte, ton frère ?

— Et du vicomte, mon frère…

— Adieu… ta livrée a déteint sur toi… la domesticité, c’est l’esclavage… l’esclavage t’a amolli, corrompu…

Et le braconnier fit un brusque mouvement pour s’éloigner.

Martin le retint, et lui dit d’une voix tristement émue :

— Vous êtes sévère pour moi, Claude.

— Parce que tu es lâche… parce que tu désertes la bonne cause, parce qu’il n’y a plus rien en toi de mâle et d’énergique… parce que tout à l’heure tu vas sans doute me vanter les vertus du comte Duriveau, ton père, et la douceur ingénue du vicomte, ton frère.

— Je ne sais rien de plus égoïste, de plus dur, de plus cupide, de plus monstrueusement orgueilleux que le comte Duriveau, — dit Martin d’une voix sévère et brève.

Le braconnier fit un mouvement de surprise.

— Je ne sais pas d’âme plus fermée que la sienne à tout ce qui est commisération, tendresse et charité ; je ne sais pas d’homme qui affiche un mépris plus cynique, plus inexorable et plus réel, pour ceux de ses frères qui souffrent et se résignent,… Vous l’avez entendu comme moi, l’autre soir ; je connaissais le comte… mais jamais pourtant je ne l’aurais cru capable d’afficher aussi audacieusement ses exécrables maximes.

— Et tu avais peur… tu tremblais dans ta livrée.

— Oui, j’ai eu peur, j’ai tremblé, Claude, — répondit doucement Martin, — j’ai eu peur de compromettre, de ruiner à jamais les intérêts sacrés qui me forcent à jouer le rôle que je joue auprès du comte… Mais, vous le voyez, Claude, je juge cet homme aussi sévèrement que vous. Et, comme vous, je dis : oui, cet homme est doublement coupable, car il aurait pu faire de ses immenses possessions une terre promise… et il en a fait une vallée de misères et de larmes…

— Alors, que veux-tu ? qu’attends-tu donc ? je ne te comprends plus, — s’écria le braconnier, avec une farouche impatience. — Et le fils n’est-il pas digne du père ?…

— Élevé à une telle école, comment s’étonner, Claude, que Scipion soit ce qu’il est ? Non, — ajouta Martin, avec un accent de douleur et de commisération profonde, — non, je ne sais pas de dépravation plus précoce, plus incarnée, plus effrayante que celle de ce malheureux enfant qui joue froidement, dédaigneusement, avec les vices les plus affreux… comme un adolescent s’ennuierait de jouets au-dessous son âge, et il a vingt ans à peine !

— Alors… veux-tu, comme moi, ramener les méchants au bien, par la terreur d’un grand exemple ?

— Par la terreur ? non ; voilà où nous différons, Claude…

— Et c’est après avoir peint, sous les plus noires couleurs, le portrait de ces deux hommes, que tu parles ainsi ! Tiens… tu n’as ni sang dans les veines, ni haine dans le cœur…

— De la haine ?… non Claude, vous m’avez, dans mon enfance, désappris la haine par l’exemple de votre angélique résignation, de votre ineffable sérénité au milieu de votre pauvreté cruelle, de vos chagrins amers et des persécutions dont vous étiez l’objet de le part d’un prêtre indigne.

Le temps de la résignation est passé, — répondit rudement le braconnier ; — il ne s’agit pas d’ailleurs de mes ressentiments personnels ; ce n’est pas seulement mon outrage que je veux venger… mais puisque cet homme ne t’inspire ni haine ni horreur, qu’éprouves-tu donc, alors ?

— De la pitié… Claude.

— De la pitié ! — s’écria le braconnier avec un éclat de rire d’une ironie sauvage, — de la pitié !…

— Oui, Claude, j’éprouve cette profonde, cette douloureuse commisération à laquelle vous m’avez habitué dans mon enfance… à la vue des difformités physiques…

— Il faudrait dire des monstruosités… mais la comparaison est fausse ; il s’agit de monstruosités morales ; et avoir pitié de ce qui est indigne d’intérêt, c’est faire preuve d’une criminelle tolérance.

— Et moi, je vous dis, Claude, qu’un malheureux enfant qui, élevé dans une atmosphère viciée, se flétrit et se corrompt, mérite pitié ; oui, une commisération sincère, et qu’il serait barbare, insensé, de lui faire un crime de la maladie qui le tue…

— Il s’agit de ton frère, intéressant enfant, il est vrai… soit, et de ton père, personnage attendrissant ?

— Comme son fils, il a été élevé dans un milieu perverti… et pourtant, vous le savez, il a eu vers le bien de généreuses aspirations… passagères sans doute, mais enfin, je l’avoue, inconnues à son fils…

— Assez ! — dit brusquement le braconnier ; — le temps presse… ton dernier mot ?

— Je vais vous le dire : — Claude, acceptez ma comparaison. Voici un être atteint d’une maladie terrible, contagieuse, qu’il a sucée avec le lait… Un homme vient et dit : À mort, ce misérable… la vue de son supplice opérera sur ceux qui son atteints de la même maladie une révolution à la fois si terrible, si salutaire, que, redoutant un sort pareil, la réaction de leur épouvante… les guérira.

— Eh bien ! soit… on agit ainsi avec les fous furieux… et avec succès… on prend un des leurs… et en présence de tous on le châtie d’une façon terrible… l’épouvante fait alors jaillir un éclair de raison de leur cerveau stupide, et ils rentrent dans le devoir ; mais il s’agit ici d’un homme qui a toute sa raison, et qui l’applique au mal avec une exécrable intelligence.

Au moment où le braconnier prononçait ces paroles, l’ombre de deux personnes qui, marchant courbées, semblaient se diriger vers les ruines du fournil, se projeta sur la berge de l’étang, alors vivement éclairé par la lune.

Martin et Bête-Puante, trop préoccupés, ne s’aperçurent pas de cet incident, et leur entretien continua.


  1. Le fermage à moitié, qui consiste en ce que le propriétaire donnant son terrain et le métayer son industrie, ils partagent également le produit, est un mode de fermage beaucoup plus équitable. Mais les simples travailleurs agricoles restent toujours exclus de cette association.