C. Darveau (p. 102-108).

XII

Un adieu suprême.


Fidèle à sa parole, Lewis ne se présenta pas de la soirée chez sa mère. Yvonne, aussitôt après le thé, demanda la permission de se retirer dans sa chambre, prétextant une forte migraine.

Ellen, qui ressentait pour la jeune fille le véritable attachement d’une sœur, voulut bien la garder quelque temps au salon ; mais sur l’instance d’Yvonne, remarquant du reste l’air accablé de son amie, elle se résigna à veiller seule avec sa mère.

Le lendemain matin, à l’heure du déjeuner, la jeune fille n’avait pas encore paru. Madame Glen envoya un domestique à sa chambre. Celui-ci, tout consterné, vint lui apprendre qu’Yvonne était sortie de bon matin, avec un très-petit paquet, en laissant à la cuisinière deux lettres, l’une à l’adresse de madame Glen et l’autre à celle de son fils,

« Je crois aller au-devant de vos désirs, madame, écrivait la jeune fille, en fuyant cette maison d’où je n’emporte que de tendres souvenirs et les sentiments d’une sincère reconnaissance. Car, je ne veux pas me rappeler vos étranges paroles de tantôt, paroles qui m’ont fait bien du mal.

« J’écris à votre fils suivant vos intentions, et nul doute qu’il vous donnera communication de ma lettre. C’est pour cette raison que je la fais passer par vos mains.

« Je fais le sacrifice de mes adieux, de mes baisers, à cette chère Ellen. Vous lui donnerez pour prétexte de mon départ précipité le motif que vous jugerez nécessaire et à propos. Mais je ne veux pas quitter cette maison sans vous prier de lui dire que je lui laisse une partie de mon cœur à cette enfant que j’aime comme une sœur.

« Je vais rejoindre mon père qui saura bien me dérober aux poursuites de votre fils, si toutefois vos craintes à cet égard ne sont pas chimériques.

« Et maintenant, adieu ! madame. Daignez croire que dans mes chagrins, pas un seul autre sentiment qu’une reconnaissance sans bornes, n’existe pour vous et votre famille dans mon âme. »

— Eh bien ! c’est à merveille ! se dit madame Glen après un instant de surprise et de crainte. Elle entre dans mes idées et tout est bien ainsi. J’aime mieux ne pas savoir ce qu’elle compte faire. Je ne craindrai pas de la sorte que mon fils m’arrache la vérité.

Lee soir arriva pourtant trop vite à son gré… Ses craintes grossirent en voyant approcher l’heure de la visite de son fils. Elle eut même une pensée de remords, car, ignorant l’état du cœur d’Yvonne, elle se demanda si ses soupçons n’étaient pas injustes. En faisant le malheur de son fils, n’allait-elle pas du même coup briser deux cœurs ? Car madame Glen ne pouvait se dissimuler les mérites réels de la jeune fille à l’attention de Lewis. Elle se demanda si elle devait donner le soir même à son fils la lettre d’Yvonne ? N’était-il pas à redouter qu’elle n’eut eu le temps nécessaire pour mettre entre son fils et elle une distance suffisante ?

Une seconde diligence partait à quatre heures. Elle prit la décision suivante : si son fils se présentait avant le départ, elle lui cacherait la vérité, sous un prétexte ou sous un autre jusqu’au lendemain. Dans le cas contraire, il n’y avait aucun danger à brûler de suite ses vaisseaux.

Lewis ne se présenta qu’à la nuit. Sa mère l’attendait dans ses appartements où il fut immédiatement introduit.

Le jeune homme était calme, quoiqu’un peu pâle.

— Ma mère, dit-il, j’ai bien souffert depuis vingt-quatre heures. Allez-vous mettre enfin un terme à mes tourments ?

Sans répondre, madame Glen lui tendit la lettre d’Yvonne avec un sourire navré.

Disons-le, la patricienne, la femme ambitieuse disparaissait ici en présence de la douleur qu’elle allait causer à son fils.

— N’avez-vous pas parlé, ma mère ? demanda Lewis en prenant la lettre d’un air étonné.

— Oui, mon fils, j’ai dit à Yvonne l’amour pur, l’amour saint que tu ressentais pour elle et voici la réponse qu’elle m’a chargée de te remettre.

Le jeune homme devint plus pâle encore et hésita quelques instants ; puis d’une main fiévreuse, il rompit le cachet. Dès les premières lignes, il porta la main à son cœur d’un geste convulsif. Voici ce que lui écrivait la jeune fille :

« Lewis,

« Ne me maudissez pas, ne me jugez pas avant de m’avoir entendue ; quand ces lignes vous parviendront, j’aurai dit un éternel adieu au toit sous lequel j’ai passé les plus belles années de ma vie. Si j’agis de la sorte, si je pars sans vous voir une dernière fois, il faut donc que je sois guidée par des motifs bien graves, une bien dure nécessité !

« Mon ami, votre mère m’a appris l’honneur que vous me faisiez ; elle m’assure que vous ressentez pour moi un sentiment plus tendre que celui d’un frère pour sa sœur, vous, le plus noble des hommes, vous, un des plus grands cœurs que j’aie connus. Or, mon ami, je dois croire à la réalité de ces sentiments puisque c’est votre mère qui me l’affirme. Il me restait donc un grand devoir à remplir, au risque de tous les déchirements de mon être, et ce devoir, c’est celui de vous fuir. Vous allez me comprendre, écoutez-moi, mon ami :

« Depuis le jour où je vous ai connu, dans les terribles circonstances qui sont toujours présentes à mon esprit, je vous ai toujours trouvé respectueux, empressé et bon. J’attribuais ces attentions à une espèce de témoignage de reconnaissance pour les soins que je donnais à votre mère et à votre sœur, et jamais, croyez-le bien, il ne m’est venu à la pensée qu’elles m’étaient adressées directement. C’est pourquoi je vous ai traité en camarade, avec une tendresse que vous auriez pu attribuer à des calculs de coquetterie ou d’ambition.

« Eh bien ! mon ami, je ne veux pas que vous ayez cette pensée, et voilà pourquoi je m’éloigne sans vous revoir.

« N’allez pas m’accuser de manque de sensibilité, de fougue, de cœur enfin. Car il pourra paraître étrange que je ne ressente pas pour vous, que je ne partage pas vos sentiments pour moi. Mon ami, le cœur ne se donne pas deux fois dans la vie : quand j’ai été enlevée par les sauvages dans mon pays, j’avais donné le mien et échangé des serments. Ces serments existent encore, et quoique je sois destinée peut-être à mourir loin du sol natal, je dois y demeurer fidèle, et rien, entendez-vous, rien au monde ne me fera parjurer.

« Consolez-vous, mon ami, et oubliez-moi. Laissez au temps — ce grand maître des plus fortes douleurs — le soin de vous guérir d’un sentiment qui n’est peut-être pas aussi profond que vous le pensez. Plus tard, quand vous aurez dit adieu à la première jeunesse, quand une compagne digne de vous sera venue embellir votre foyer, ayez quelques fois une rare pensée pour la pauvre exilée. Pour moi, je ne vous oublierai jamais.

Que dis-je ! C’est dans mon cœur que je porterai toujours votre image, image d’un frère chéri… Voyez-vous ! j’ai toujours devant les yeux cet horrible poteau du supplice auquel mon père était attaché… j’entends ces cris affreux d’une bande de démons qui le torturent, les propositions de ce hideux sauvage qui veut me faire partager un sort pire que celui de mon père. Alors vous m’apparaissez comme un ange sauveur !…

« Adieu ! mon ami, encore une fois, adieu ! Soyez noble et généreux, ne cherchez pas à pénétrer le secret de ma retraite. Ne venez pas, par vos recherches, augmenter le chagrin que j’ai de vous quitter pour toujours… Adieu ! mon ami, soyez heureux !…

« Yvonne. »

Le jeune homme lut jusqu’au bout malgré de grosses larmes qui coulaient sur son visage. Puis, à bout de forces, il se jeta aux pieds de sa mère et il sanglota la suppliant de lui rendre Yvonne.

Madame Glen fut réellement effrayée de la douleur de son fils. Elle ne savait réellement plus rien.

Cependant la jeune fille n’avait emporté qu’un très-mince paquet de hardes ; elle devait avoir peu d’argent ; elle ne pouvait pas être loin. La mère de Lewis, dans son chagrin, espéra qu’elle reviendrait un instant du moins et qu’elle réussirait à la garder, ne fut-ce, que le temps de faire entendre raison à son fils.

Mais, comme nous le verrons plus loin, Yvonne ne devait pas revenir.