C. Darveau (p. 95-101).

XI

Une détermination héroïque.


Après le dîner, Yvonne entra, comme elle en avait l’habitude, dans les appartements de madame Glen pour lui faire la lecture. Elle la trouva d’une pâleur qui l’inquiéta, et quand elle lui en eut demandé la cause, elle reçut une très-froide réponse.

— C’est un peu de fatigue, voilà tout ! dit-elle ; ce ne sera rien. Ayez l’obligeance de me relire le chapitre d’hier.

Pendant que la jeune fille lisait de sa voix fraîche et pure, madame Glen n’écoutait pas. Elle pensait à ce qu’elle allait faire. Elle contenait une profonde indignation contre cette jeune fille, un violent chagrin du coup qu’il lui faudrait porter à son fils, et aux souffrances de la mère se mêlait cependant l’involontaire satisfaction de rompre le projet d’un mariage qui lui déplaisait, tout en nourrissant l’espoir de renouer celui qu’elle appelait de tous ses vœux.

Quand elle eut pris son parti, elle interrompit brusquement la lectrice en lui disant d’un ton glacial :

— C’est assez, mademoiselle, j’ai à vous parler sérieusement. Mon fils a paru éprouver pour vous, dans ces derniers temps, des sentiments que vous n’avez certainement pas encouragés ?

Yvonne devint plus pâle que son interlocutrice, mais forte de sa conscience, elle répondit sans hésitation :

— J’ignore ce que vous dites, madame. Votre fils ne m’a jamais exprimé aucun sentiment dont je pusse m’alarmer sérieusement.

Madame Glen prit cette réponse pour un effronté mensonge. Elle lança un regard de mépris à la jeune fille qui le saisit au passage, puis elle répliqua :

— Je le crois bien ; mais moi, j’aurais fort à me plaindre si vous aviez la prétention…

— La jeune fille l’interrompit avec une violence dont elle ne fut pas maîtresse :

— Je n’ai jamais eu aucune prétention, s’écria-t-elle, et personne au monde n’a le droit de me parler comme si j’étais coupable ou seulement ridicule !…

— Pardon, madame, continua-t-elle en voyant la mère de Lewis presque effrayée de son emportement ; je vous ai coupé la parole, je vous ai répondu d’un ton qui ne convient pas !… Pardonnez-moi, je vous aime, je vous suis dévouée jusqu’à donner mon sang pour vous. Voilà pourquoi un soupçon de vous me fait tant de mal que j’en ai perdu l’esprit… Mais je dois me contenir et je me contiendrai !… Je vois qu’il y a entre nous je ne sais quel malentendu. Daignez vous expliquer… ou m’interroger ; je répondrai avec le calme qu’il me sera possible d’avoir.

— Ma chère Yvonne, dit la vieille femme, adoucie, je ne vous interroge pas, je vous avertis. Mon intention n’est pas de vous trouver coupable, ni de vous contrister par des questions inutiles. Vous étiez maîtresse de vos sentiments et de vos rêves d’ambition…

— Non, madame, je ne l’étais pas.

— Eh bien ! à la bonne heure, il vous a échappé malgré vous ! dit madame Glen avec un retour d’ironique dédain, croyant trouver un naïf aveu dans la réponse de la jeune fille.

— Non ! cent fois non ! reprit celle-ci avec force ; ce n’est pas cela que je voulais dire. Sachant qu’il m’était interdit, par mille devoirs, plus sérieux les uns que les autres, d’en disposer, je ne les ai livrés à personne !

Les dispositions de madame Glen changèrent à son égard. En voyant surtout que les yeux de la jeune fille se remplissaient de larmes brûlantes, elle revint à son amitié pour elle.

— Ma chère petite, lui dit-elle en lui prenant les mains, pardonnez-moi ! Je vous ai fait du mal, je me suis mal expliquée. Admettons même que j’ai eu un moment d’injustice. Au fond, je vous connais mieux que vous ne pensez, et j’apprécie votre conduite. Vous êtes prudente, généreuse et sage. S’il vous est arrivé… d’être plus émue peut-être de certaines poursuites que, pour votre bonheur, vous n’eussiez dû l’être, il n’en est pas moins certain que vous avez toujours été prête, à vous sacrifier dans l’occasion, et que vous seriez encore prête à le faire, n’est-il pas vrai ?

Yvonne, qui ne pouvait comprendre l’allusion et qui n’avait jamais faibli ni dans ses sentiments, ni dans ses souvenirs, trouva que madame Glen n’avait pas le droit de fouiller dans les secrets de son âme.

— Je n’ai rien à sacrifier, dit-elle avec fierté. Si vous avez quelque chose à m’ordonner, madame, dites-le, et ne pensez pas qu’il y ait aucun mérite de ma part à vous obéir.

— Vous voulez dire… et vous dites, ma chère, que vous n’avez jamais partagé les sentiments de mon fils pour vous ?

— Je ne les ai jamais connus.

— Vous ne les avez pas devinés ?

— Non, madame, et je n’y crois pas. Qui a pu vous faire penser le contraire ? Ce n’est pas lui assurément !

— Eh bien ! pardonnez-moi, c’est lui. Vous voyez quelle confiance j’ai en vous ! Je vous dis la vérité, je me livre sans réserve à votre grandeur d’âme. Mon fils vous aime et croit pouvoir être aimé de vous !

M. Lewis s’est étrangement trompé ! répondit Yvonne, blessée d’un aveu qui, présenté ainsi, était presque une offense.

— Ah ! vous dites la vérité, je le vois ! s’écria madame Glen, conservant encore un doute dans son esprit et voulant s’emparer de la jeune fille en flattant son amour-propre. Merci, ma chère enfant ; vous me rendez à la vie. Vous êtes franche, vous êtes trop noble pour me punir de mes soupçons en jouant avec mon repos. Eh-bien ! permettez-moi de dire à Lewis qu’il avait fait un rêve et que ce mariage est impossible, non par ma volonté, mais par la vôtre.

Cette parole imprudente éclaira bien Yvonne ; mais comme elle voulait enlever tout espoir au jeune homme, elle répondit avec sévérité :

— Madame, vous ne devez jamais avoir tort aux yeux de votre fils, je comprends cela, et quant à moi, je n’ai à craindre de sa part aucun reproche en déclinant l’honneur qu’il voulait me faire. Vous lui direz au reste ce que vous croirez devoir lui dire : je ne serai pas là pour vous démentir.

— Quoi ! vous voulez me quitter ? s’écria madame Glen effrayée du résultat qu’elle avait obtenu si soudain, quoiqu’elle l’eût secrètement désiré. Non, non, cela est impossible ! ce serait tout perdre… Mon fils vous aime avec une impétuosité… dont je ne crains pas les suites pour l’avenir si vous m’aidez à les combattre, mais dont je crains la vivacité dans le premier moment.

Tenez ! il vous suivrait peut-être… il est éloquent !… il triompherait de votre résistance, il vous ramènerait, et je serais peut-être forcée de lui dire… ce que je ne veux pas lui dire !

— Vous ne voulez pas lui dire non ! c’est moi qui doit le lui dire ! Eh bien ! je lui écrirai, et ma lettre passera par vos mains.

— Mais sa douleur… sa colère peut-être… y songez-vous ?

— Mais, laissez-moi partir ! répondit Yvonne révoltée à la fin de cet égoïsme. Je ne suis pas venue ici pour souffrir à ce point. Laissez-moi en sortir sans trouble comme sans reproche. Je ne verrai jamais M. Lewis, voilà tout ce que je peux promettre. S’il doit me suivre…

— N’en doutez pas ! Mon Dieu, parlez plus bas ! Si quelqu’un vous entendait !… Et s’il vous suit, que ferez-vous ?

— Je ne m’exposerai pas à être suivie. Veuillez me permettre d’arranger ceci selon ma prudence. Demain matin, je reviendrai prendre congé de vous, madame.

Et la jeune fille se dirigea vers la porte. Madame Glen n’osa pas ajouter un mot pour la retenir. Elle la sentait irritée et blessée. Elle se reprochait d’avoir laissé trop voir qu’elle avait deviné ses prétendus rêves d’ambition. « Elle va se calmer, faire ses plans, se dit-elle, et quand elle reviendra me les soumettre, je lui persuaderai de s’en rapporter aux miens et de rester quelque temps encore. »

Elle reverrait son fils le soir et lui dirait qu’elle avait tâté les dispositions d’Yvonne à son égard et qu’elle l’avait trouvée froide pour lui. Elle éviterait pendant quelques jours une explication décisive, elle gagnerait du temps, et Yvonne achèverait de décourager elle-même le jeune homme avec prudence et douceur.