C. Darveau (p. 49-60).

V

Une auberge d’autrefois.


Le luxe des auberges était rare à cette époque dans la bonne ville de Québec.

À la Haute-Ville, jusqu’à quelques années avant 1689, l’auberge de Joseph Boisdon — illustrée par Marmette — sise sur la rue Buade, avait la clientèle de toute la garnison et des matelots, attendu qu’il n’en existait pas d’autres. Mais à cette époque, l’importance de la colonie ayant de beaucoup augmenté, un nouvel établissement surgit dans la Côte de la Montagne spécialement destiné à messieurs les marins.

C’était une maison d’assez modeste apparence, dont la partie du mur comprise entre le pavé de la rue et le soubassement des fenêtres resplendissait d’une teinte d’un rouge vif, et la partie supérieure disparaissait sous une couche de jaune d’ocre dont l’artiste décorateur s’était montré peu économe.

Les fenêtres entrouvertes étaient garnies de rideaux rouges montant à moitié du vitrage, et l’on pouvait apercevoir à l’intérieur une salle de belle dimension, propre et bien entretenue, dans laquelle se dressait une longue table bien grattée, bien lavée et flanquée d’une double rangée de bancs reluisants attestant un loyal et actif service.

Une haute cheminée, bâtie au centre de la muraille de gauche, était garnie de poèlons, de chaudrons, de crémaillères enfumés et d’un gigantesque tourne-broche que devait mettre en mouvement quelque pauvre quadrupède appartenant à la race canine. À la suite de cette cheminée, on voyait un fourneau construit en briques, au-dessus duquel resplendissait, accroché au mur, une batterie de cuisine au grand complet.

Une double inscription, placée sur la muraille extérieure, attirait les regards des passants. Au-dessus de la porte, on lisait en lettres bleues sur le fond jaune d’ocre :

JEANNE CARTAHUT, AUBERGISTE.

Puis, au-dessus des deux fenêtres de la salle, on voyait également tracé en gros caractères :

ICI, ON DONNE À BOIRE ET À MANGER.

La mère Cartahut était fort aimée des matelots pour lesquels elle tenait lieu souvent de providence.

Triviale dans son langage, commune dans ses gestes, mais franche, loyale, bonne, dévouée, généreuse, la mère Cartahut était redoutée des méchantes langues, adorée des pauvres gens et estimée de tous ceux qui la connaissaient.

Au moment où nous pénétrons dans son logis, une animation des plus vives règne dans la salle. Une dizaine de matelots sont attablés devant de nombreux brocs d’un petit vin bleu fort prisé des habitués de l’établissement.

Un feu clair brille dans l’âtre de la cheminée, le tournebroche est en mouvement, trois belles volailles et un quartier de mouton rôtissent à l’envi, enfilés dans une longue broche,

Un chaudron, suspendu à la crémaillère, laisse échapper une vapeur odoriférante attestant la présence d’un met savoureux en bonne voie de cuisson.

Trois casseroles sont posées sur le fourneau ardemment chauffé.

Les dignes matelots — dont le plug âgé ne dépasse guère la cinquantaine — font bombance.

— Allons, vieux ! allons, Kernouët, criaient les marins à l’un de leurs camarades debout sur la table et le verre à la main, encore une chanson ; le quart de midi va piquer, l’estomac bat le rappel, dépêche avant de s’affaler dans la soute aux vivres.

Celui que l’on interpellait ainsi portait avec aisance l’uniforme de matelot de la marine royale. Jamais type plus complet, plus saisissant du véritable homme de mer n’avait dû s’offrir aux regards.

Sa tête surtout eût paru superbe à un peintre ami du genre énergique et résolu. Son front était large et carré, son nez petit et extrêmement retroussé, ses épais sourcils abritaient deux petits yeux vifs et pétillants ; sa bouche grande, avec lèvres épaisses et vermeilles, était garnie de dents qu’eussent enviées bien des duchesses ; son menton, carré comme le front et fortement accusé, complétait l’ensemble de cette physionomie à laquelle une teinte violemment basanée de la peau donnait le caractère le plus original.

La bonté, la naïveté, la franchise se lisaient sur ce visage mobile, comme si les noms de ces belles et précieuses qualités y eussent été tracés en gros caractères.

La tête renversée en arrière, la poitrine au vent, les coudes en dehors, une main enfoncée dans la poche de sa culotte flottante, tandis que l’autre soutenait son verre à la hauteur de sa bouche, les jambes écartées, les pieds fortement posés sur la table, le corps bien assis sur ses hanches, le matelot entonna d’une voix de stentor ce vieux refrain déjà fort en honneur à cette époque sous la misaine :

L’compas était démonté,
La coque allait en dérive,
Mais v’là la brise qu’arrive,
Rev’là le navire orienté.
Je naviguais sur mon erre
Et j’courais de mauvais bords,
V’là qu’on signale la terre,
J’mets les bonnett’ des deux bords.

Un tonnerre de cris, ou plutôt de vociférations couvrit la voix du chanteur au dernier vers.

— Silence, les vieux de la cale ! cria Kernouët.

Puis il reprit de la même voix de stentor le second couplet, en s’accompagnant sur son verre avec un couteau qu’il venait de saisir sur la table ;

Faut se lester la carène,
Veille à la soute aux biscuits !
Et quand les fayols sont cuits,
Faut mettre du lard à la traîne.
Largue en double les bonnettes !
Porte bien la toile au vent,
Navigue en grand et souvent,
T’auras tes patentes nettes !

Les cris, les vociférations redoublèrent avec accompagnement de piétinements sur le plancher qui firent voler des flots de poussière au plafond. Puis le silence s’étant rétabli :

— Pour lors, commença Kernouët, attention, vous autres ! je vais présenter la santé d’un loup de mer qui n’a pas son pareil dans toute la mer du sud. Je bois à la santé du brave des braves : le commandant d’Iberville, et chien soit celui qui ne me rendra pas raison !

Ce fut alors des clameurs, un délire, des trépignements à démolir la salle.

— Hé ! vieux, relève le point, interrompit un des matelots, et raconte comment vous avez pris un vaisseau anglais tous seuls, vous deux Cacatoès.

— Non, mes caïmans ! répondit Kernouët, l’éloquence n’a jamais navigué dans mon habitacle. Faites-vous larguer la chose en grand par Cacatoès lui-même qui est un beau parleur.

— En haut ! en haut ! Cacatoès ! hurla la bande en hissant le matelot ainsi interpellé, tandis que le chanteur sautait lestement sur le plancher.

Cacatoès, second maître, un vieux de la cale, suivant l’expression consacrée, naviguait depuis une quarantaine d’années. Jaune comme une feuille de vieux parchemin, d’une maigreur proverbiale, il aurait pu justifier cette expression du matelot : sec comme nordet.

Estimé de ses chefs, aimé de ses inférieurs, Cacatoès était une espèce d’oracle qu’écoutait avec délice l’équipage groupé sur le gaillard d’avant. Or, le vieux marin, en raison même de ses nombreuses campagnes avait beaucoup vu et partant avait beaucoup à raconter. Ajoutons que cette qualification de beau parleur que nous lui avons entendu donner par Kernouët n’était nullement usurpée.

Nous allons donc lui laisser la parole, tout en regrettant de ne pouvoir rapporter entièrement le pittoresque de son langage.

Portant le revers de sa main droite à sa bouche, Cacatoès lança derrière lui un long jet de salive noirâtre, puis après avoir toussé, essuyé sa bouche avec sa manche, il commença son récit en ces termes :

« C’est bien à vous, mes vieux, d’aimer le commandant d’Iberville ; car, lui et ses frères,[1] ce sont de braves marins, pas fiers du tout avec le matelot, et ne boudant jamais devant l’ennemi.

« Pour lors, les Canadiens s’étaient bourlingués bravement jusque chez l’anglais où ils avaient détruit Collaer de fond en comble[2].

« Et tenez, le lieutenant Urbain en était, que je n’ai jamais pu comprendre pourquoi il avait voulu se mêler aux terriens pour cette campagne.

« Nous apprenions ces succès, et d’autres encore chez les sauvages, qui vengeaient bien le massacre des nôtres à Lachine et ailleurs, et nous mourrions d’ennui de ne pouvoir nous crocher avec l’anglais.

« Second maître à bord du Poli, je me disais tous les soirs en prenant mon quart : « Mais allons-nous crever ici, tandis que les frères se battent là-bas ? »

« Enfin, un jour, le quart du matin venait d’être piqué, quand nous apercevons un vaisseau qui double la pointe de l’Île d’Orléans et qui vient mouiller tout près de nous dans la rade.

« C’était La Charente qu’amenait le capitaine d’Iberville.

« Allons ! ça va changer d’amures ! que je me dis.

« En effet, le lendemain, il vint prendre le commandement du Poli, avec cent canadiens, tandis que son frère, M. de Sérigny, passait sur La Charente.

« Il avait l’air tout joyeux, le commandant d’Iberville, quand il donna l’ordre d’appareiller.

— « Eh bien ! vieux marsouin ! qu’il me dit en passant près de moi, on va donc se brosser encore une fois avec les Anglais, histoire de s’amuser…

« J’étais si fier, de la politesse du capitaine et de la bonne nouvelle qu’il m’annonçait, que j’en avalai ma chique.

— « Bien vrai, mon commandant ? lui répondis-je. Et où allons-nous, comme ça, sans vous commander. ?

— « Tout droit à la Baie d’Hudson prendre possession des établissements que les Anglais y tiennent plus qu’à leur tour.

« Après deux mois de navigation, nous arrivâmes, le vingt septembre, à la rade du fort Nelson, bâti à une demi-lieue de l’embouchure de la rivière Sainte Thérèse.

« C’était une maison carrée à laquelle on avait attaché quatre bastions, et qui était défendue par six pierriers et quatre canons.

« Pendant près d’un mois, les glaces nous empêchèrent de s’approcher du fort. Ce ne fut que le vingt-huit octobre que les navires purent remonter. Le même jour d’Iberville nous fit camper à terre et se prépara à commencer le siège. La garnison était composée de cinquante hommes qui essayèrent de faire une sortie. Le sieur de Châteauguay, un des frères du commandant, fut envoyé à leur rencontre avec les Canadiens. À la première décharge, il fut tué. Alors nous résolûmes de le venger ; mais dès la première sommation, le commandant du fort consentit à capituler. »

— Mais le vaisseau ? le vaisseau pris par vous deux Kernouët ? exclamèrent les matelots.

— Nous y arrivons, reprit Cacatoès.

« Pour lors, un jour le commandant d’Iberville vint me trouver sur le pont où j’observais dans le lointain un navire qui louvoyait.

— « Vieux ! qu’il me dit, c’est un Anglais.

— « Oui, mon commandant.

— « Tu vas prendre un canot et avec un camarade, tu iras l’observer de cette pointe, que tu vois là-bas. Choisis un solide pour cette expédition.

— « Que dites-vous de Kernouët ? mon commandant.

— « C’est on ne peut mieux !

« Et nous voilà en route. Mais au moment où nous doublons la pointe que le commandant nous avait indiquée, crac ! voilà que nous tombons sur deux chaloupes anglaises qui nous fusillent comme des canards. J’ai le bras droit cassé par une balle, Kernouët est garotté en moins de temps que de le dire et on nous emmène prisonniers à bord du vaisseau où nous sommes jetés à fond de cale.

« Je n’irai pas vous ennuyer du récit de toutes nos souffrances pendant l’hiver que nous passâmes dans cette cale. Aussi bien, j’ai hâte de finir, car l’estomac bat le rappel.

« Plusieurs matelots anglais ayant été enlevés par le scorbut pendant l’hiver, au printemps, Kernouët fut tiré de la cale pour aider à la manœuvre.

« Un jour, Kernouët, flânant sur les enfléchures, s’aperçut qu’il n’y avait que deux matelots sur le pont et que le reste de l’équipage était dans la mâture.

« Une idée lumineuse et téméraire lui traverse l’esprit. Sans faire semblant de rien, il saisit une hache, s’approche, s’approche, en se faufilant le long des bastingages, des deux matelots. En deux temps et quatre mouvements, il leur casse la tête et vient au pas de course me délivrer.

« Quand l’équipage s’aperçut de la chose, nous nous étions emparés de toutes les armes.

« Kernouët, qui avait appris quelques mots d’anglais, pria bien poliment les matelots de ne descendre qu’un à un, et je les attachais à mesure, tandis que mon camarade les tenait en joue.

« Nous n’en gardâmes que trois pour nous aider à ramener notre prise au fort.[3] »

— Et certes, les vivres qu’il contenait nous furent d’un bien grand secours ! dit d’une voix mâle un nouveau personnage qui entrait en ce moment dans la salle.

— Les matelots se retournèrent et lançant leur bonnet au plafond :

— Vive le commandant d’Iberville ! s’écrièrent-ils tous avec enthousiasme.

C’était effectivement le fameux d’Iberville, accompagné d’un jeune officier (avec lequel nous renouvellerons bientôt connaissance,) qui entrait dans l’auberge de la mère Cartahut.

— Merci ! enfants ! merci ! fit d’Iberville en saluant.

Puis fouillant dans la poche de sa veste et tirant une bourse bien garnie, il la tendit à Kernouët.

— Tiens, dit-il, voilà pour lester vos vareuses ; bombance jusqu’à cinq heures de relevée, et ensuite, embarque ! embarque ! matelots, pour courir sus à l’Anglais.

Et saluant de nouveau de la main, il passa, suivi du jeune officier, dans un cabinet particulier dont la mère Cartahut venait d’ouvrir la porte, tandis que les cris et le tumulte prenaient de nouvelles proportions dans la grande salle.

— Ripaille ! bombance à tout casser ! hurlaient à qui mieux mieux Kernouët et Cacatoès. La brise adonne ! j’avons nos sacs pleins ! Le capitaine nous a mis vent sous vergue ! En avant, la mère Cartahut ! Courons grand largue ! gare au festin de la mère Cartahut ! Eh ! hisse ! tout est paré ! Attrape à larguer les bonnettes ! bitte et bosse en grand !

  1. D’Iberville avait sept frères. Sa famille était originaire de Normandie. « Ces huit frères, que l’on peut appeler huit héros, dit M. Léon Guérin, avaient nom : LeMoyne d’Iberville, LeMoyne de Sainte-Hélène, LeMoyne de Maricourt, LeMoyne de Longueil, LeMoyne de Sérigny, LeMoyne de Châteauguay, et les deux LeMoyne de Bienville. Le premier fut l’un des plus grands marins à la fois et l’un des plus habiles navigateurs que la France ait jamais eus. »
  2. Schenactady, que les Français appelaient Collaer, du nom de son fondateur, un marchand hollandais.
  3. Cet épisode peut paraître invraisemblable ; il est cependant de la plus grande exactitude historique.