C. Darveau (p. 43-49).

IV

Un secours inattendu


Le 7 mai 1689, Guillaume, roi d’Angleterre, avait déclaré formellement la guerre à Louis XIV qu’il accusait entre autres choses, d’avoir envahi la Nouvelle-York, de s’être emparé de la Baie d’Hudson et d’avoir empiété sur les pêcheries de Terreneuve.

Cette nouvelle avait été reçue avec joie dans les colonies anglaises qui auraient bien voulu de suite envahir le Canada. « Car, comme le dit Bancroft[1], c’était là leur passion dominante, » mais le défaut de préparatifs et quelques divisions intestines les empêchèrent de porter elles-mêmes la guerre chez leurs voisins.

Jusqu’à cette époque, elles s’étaient contentées de pousser bien discrètement les iroquois aux hostilités les encourageants de leurs conseils et de quelques secours en armes.

La déclaration de la guerre avait causé une égale joie au milieu des cinq cantons toujours furieux de l’enlèvement de leurs chefs et de l’invasion du pays des Tsonnontouans. Aussi envoyèrent-ils des députés à Albany pour renouveler leur ancienne alliance faite à l’arrivée des Européens. « Alors nous sommes devenus frères, avait dit l’orateur de l’ambassade en quittant ses nouveaux alliés, et nous avons continué d’être vos frères jusqu’à l’automne dernier, quand Andros[2] est venu former une nouvelle chaîne d’amitié et nous a appelés ses enfants. Mais reprenons les anneaux de la vieille chaîne qui nous a autrefois rendus frères. »

Cette phrase fait bien voir le caractère de ces fiers Iroquois qui tenaient avant tout à leur indépendance.

Les Iroquois partirent avec l’entente qu’ils commenceraient de suite les hostilités et l’on a vu qu’ils débutèrent par l’affreux massacre de Lachine.

De leur côté, les Anglais s’engagèrent, en attendant que leurs préparatifs fussent complétés pour entrer en campagne, à fournir à leurs sauvages alliés des secours en armes et en munitions.

Un jeune officier anglais, du nom de Lewis Glen[3] leur fut envoyé trois mois plus tard à la tête d’un assez fort détachement. C’est précisément l’arrivée de ce député qui venait de suspendre le supplice du père Kernouët.

Grandes furent les réjouissances pendant toute la journée du lendemain dans le village.

Le lieutenant Glen était, de droit, l’hôte de Tête d’Aigle qui le conduisit par tout le camp, en ayant bien soin cependant de dérober ses captifs à ses regards. Mais un soldat de son escorte avait entrevu Yvonne et il fit part à son supérieur de sa découverte.

Glen, intrigué outre mesure, fit venir son hôte et lui demanda des explications. Piqué par les réticences de Tête d’Aigle, l’officier anglais n’en fut que plus pressant et demanda que la jeune fille lui fut amenée. Le chef sauvage, obligé de ménager son hôte, était dans la nécessité de s’exécuter.

Le lieutenant Glen fut frappé de la beauté d’Yvonne et touché de ses malheurs.

— Sauvez mon père ! sauvez-moi ! s’était écriée la jeune fille en se précipitant à ses pieds.

— Votre père ? Où est-il ? demanda avec bonté le jeune homme en la relevant.

— Hélas dans quel état m’a-t-il été rendu ! Ces barbares à face humaine l’ont martyrisé ; ils allaient achever leur œuvre de démon quand votre arrivée a fait suspendre le supplice !…

— Où se trouve ce prisonnier ? demanda sévèrement le jeune homme en se retournant vers Tête d’Aigle.

— Ce vieillard et la Fleur du Lac, répondit le sauvage, sont les prisonniers du chef redoutable des Agniers ; il a le droit de les faire mourir ou de les sauver. Que la jeune Fleur lui accorde ce qu’il a demandé et il les sauvera.

— Oh ! monsieur, si vous saviez ! reprit Yvonne avec un geste de dégoût ; cet affreux sauvage veut me forcer à l’épouser. Outre l’horreur d’une telle position, mon père m’a menacé de sa malédiction, si je consentais à cette immolation pour le sauver.

Oh ! monsieur, si vous avez une mère, si vous avez une sœur, au nom de cette sœur, au nom de cette mère, sauvez-moi ! sauvez mon père !

Le jeune homme, ému, touché plus que nous ne saurions le dire, résolut de sauver ces malheureux.

— Retirez-vous dans votre tente, dit-il à la jeune fille, soignez votre père, priez Dieu. Je vais essayer tout ce qui sera humainement possible pour vous sauver et je compte y réussir.

— Et maintenant, mon frère, dit-il à Tête d’Aigle aussitôt qu’Yvonne se fut retirée, parlons comme deux guerriers.

— Mon frère aime la Fleur du Lac, comme il l’appelle, ajouta-t-il, mais a-t-il bien pesé les conséquences de son amour ?

— Tête d’Aigle l’aime, répondit le sauvage, il l’aime et la veut pour faire l’ornement de son wigwam.

— Tête d’Aigle est un grand guerrier, sa femme doit être aussi noble que lui. Tandis que dans sa tribu il peut choisir parmi les plus jolies squaws, comment ira-t-il s’abaisser jusqu’à donner possession de son wigwam à une fille de ses ennemis ?

— La Fleur du Lac est la plus belle !…

— Que mon frère écoute. N’est-il pas vrai que dans le dernier Conseil, on a beaucoup murmuré contre la conduite de mon frère à l’égard de ses prisonniers ? Que mon frère ne nie pas, je sais.

— Mon frère connaît tout et sa langue n’est pas menteuse.

— Eh bien ! pour un simple caprice, voici à quoi s’expose le chef. D’abord ses guerriers mépriseront son autorité et ses frères anglais retourneront dans leur pays sans lui donner les secours dont il a besoin pour vaincre ses ennemis.

Dans bien des lunes, on dira que Tête d’Aigle était un fameux chef parmi les siens ; mais qu’un jour il fut ensorcelé et que son courage s’endormit, que, comme un lâche guerrier, il sacrifia la prospérité, le salut de sa nation qu’il aurait su rendre la plus redoutable, pour les beaux yeux d’une fille de ses ennemis.

Un éclair passa dans les yeux du jeune sauvage.

— C’est bien, dit-il en se dirigeant vers la porte de la cabane, mon frère sera content, car les prisonniers vont mourir !

L’officier anglais s’aperçut qu’il avait été trop loin, il arrêta Tête d’Aigle au passage :

— Le chef n’a pas compris les paroles de son frère ; s’il veut, je vais lui proposer un marché.

— Que mon frère parle ; les oreilles du chef sont ouvertes.

— Les prisonniers sont la propriété de Tête d’Aigle ; il peut en disposer comme bon lui semblera. Or, s’il veut me les donner et me les laisser emmener dans mon pays, voici ce que je lui donnerai en retour. D’abord pour lui ces belles armes qu’il admirait tantôt dans mes bagages et la bouteille d’eau-de-feu qu’il m’a demandée ; puis pour ses guerriers, dans une lune, autant de fusils qu’il en a dans le moment à mettre en campagne.

Le sauvage demeura silencieux pendant quelques instants. Puis tout à coup, relevant la tête, il dit :

— Le chef accepte et mon frère pourra partir avec ses prisonniers, quand il le voudra.

Mais en sortant de la tente, on aurait pu l’entendre murmurer :

— Tête d’Aigle a la prudence du serpent et la finesse du renard ; quand il aura vaincu ses ennemis, il saura bien retrouver la Fleur du Lac !

  1. History of the United States, chap. xix.
  2. Sir Edmond Andros, gouverneur des colonies anglaises.
  3. Ce personnage est historique comme tous ceux qui prennent place dans ce récit.