La Minerve (p. 28-33).

VII

La danse des guerriers était près de s’achever. Les belles promeneuses accompagnées de leurs cavaliers, commençaient à se retirer de la plaine, où la foule cependant continuait de faire entendre de joyeuses acclamations, résolue à ne pas quitter le spectacle qu’elle n’en eut vu la fin. Depuis près d’une heure, M. Aubert avait cédé sa place sur l’estrade à M. Boldéro, son collègue, et s’était aussitôt dirigé vers l’intérieur de la ville pour ne plus s’occuper que des soins réclamés par le voyage qu’il allait faire. Bronsy, que le sentiment du devoir seul retenait à son poste, avait à peine donné quelque attention à la scène qui se passait sous ses yeux. Il n’en surveillait les mouvements que pour mieux s’assurer qu’elle approchait de son terme.

L’apparition de M. Boldéro sur l’estrade et le départ de M. Aubert firent renaître dans la pensée du lieutenant tout ce qu’il leur avait entendu dire dans la maison du gouverneur et, persuadé que le père de Blanche se disposait à quitter la ville immédiatement, il éprouva de nouveau le regret de le voir s’éloigner sans pouvoir obtenir les éclaircissements qu’il avait le droit d’en exiger. Ce silence, que dans son ignorance du véritable état des choses, il prenait pour un mutisme étudié, était pour Bronsy une énigme où sa pensée s’effrayait de n’apercevoir qu’un affront immérité. Malgré toute son estime pour M. Aubert, qu’il savait homme d’honneur, il ne pouvait se dissimuler que sa conduite dans la circonstance actuelle était une violation flagrante de l’engagement solennel qu’ils avaient pris ensemble. Partant de ce point, il en venait à conclure que ce qui paraissait n’être que différé ressemblait beaucoup trop à un acheminement vers une rupture. Et dans cette hypothèse qui ne faisait que le livrer davantage aux tourments de l’inquiétude, il avait beau chercher à deviner quels pouvaient être les motifs auxquels dut se rapporter le résultat ainsi posé, il n’en pouvait découvrir aucun si ce n’est le fait de la grande infériorité de sa fortune relativement à celle promise à Blanche ; mais dans ce motif même, il ne voyait rien de plausible, attendu que l’état de ses richesses, si exiguës qu’elles fussent, était parfaitement connu de M. Aubert quand ce dernier lui avait promis la main de sa fille unique. Il lui répugnait, au reste, d’attribuer à celui-ci, millionnaire comme il était, un sentiment que lui, Bronsy, s’il se fut trouvé à sa place, n’eut pas manqué de répudier. Toutes ses réflexions aboutissaient donc à la perplexité, mais non pas au désespoir, auquel son âme fortement trempée semblait inaccessible, armée qu’elle était, d’ailleurs, des espérances que lui donnait la lettre de Blanche. « Ma mère, lui disait-elle, vous permet d’espérer. Espérer ! mon cœur me l’ordonne. Dieu le commande. » Il se redisait souvent ces paroles avec ivresse et se réjouissait en voyant approcher l’heure où il pourrait aller les répéter à celle qui l’autorisait à y croire. Il espérait enfin que de retour chez-lui, M. Aubert n’en partirait pas pour son expédition, sans daigner faire connaître ses intentions à sa famille. Pour lui, Bronsy, il était plus que jamais déterminé de ne pas s’y présenter sans avoir au moins fait toutes les perquisitions nécessaires pour retrouver l’anneau de Blanche ; aussi voyait-il avec joie que le reste du jour allait suffire amplement à l’exécution de cette tâche.

Ce fut au milieu de ces réflexions que le surprit enfin l’ordre qu’il désirait tant recevoir, celui de rejoindre son bataillon. Le spectacle était fini. Il s’était même terminé plus tôt que Bronsy n’avait dû s’y attendre ; car la distribution des présents n’avait pas eu lieu, elle était remise au jour suivant, ainsi que notre milicien ne tarda pas à l’apprendre, avec quel plaisir se conçoit facilement.

Bientôt après, les habitants de la ville quittaient la plaine et rentraient dans leurs paisibles demeures avec la même gaîté et le même ordre qu’ils en étaient sortis, tous se promettant bien de retourner au spectacle le lendemain.

Dès que Bronsy, dégagé des soins qu’avait exigés le service du jour, se vit libre de sa personne, il courut à l’hôtel du gouvernement, où M. le commissaire, qui venait lui-même d’y rentrer, le reçut avec toute la cordialité qu’il lui avait témoignée le matin à leur première entrevue. Introduit de nouveau dans le cabinet d’où le départ des troupes ne lui avait pas laissé le temps d’emporter l’enveloppe qu’il venait y chercher et à laquelle assurément il n’eut plus pensé sans le gage précieux qu’elle devait contenir, quel ne fut pas son désappointement de ne la trouver nulle part ! Pourtant, il était bien sûr de l’avoir laissée sur le bureau près duquel il s’était assis. Abaissant ensuite ses regards sur le parquet, il chercha longtemps l’anneau, en cas qu’il y fut tombé comme il se l’était d’abord imaginé ; mais toutes ses recherches, on le pense bien, furent inutiles, L’anneau avait disparu avec l’enveloppe. Surpris de ne pas trouver au moins celle-ci et cruellement contrarié dans son attente, il eut recours au commissaire qui, prévenu qu’il ne s’agissait que d’une simple enveloppe de lettre, n’en institua pas moins sur le champ une minutieuse enquête, faisant seulement observer au solliciteur que, selon toute probabilité, le papier qu’il cherchait avait été mis au déchet comme on le faisait de toutes les enveloppes trouvées dans l’hôtel, pourvu toutefois qu’il n’y eut rien dedans. Cette dernière remarque acheva de déconcerter Bronsy et il se vit sur le point de faire un aveu que la nécessité seule pouvait arracher à sa discrétion ; mais le commissaire s’était déjà éloigné pour donner ses ordres au concierge, de qui il apprit que M. Boldéro était la seule personne du dehors qui eut paru dans l’hôtel depuis le départ des troupes. Instruit de ce fait, Bronsy se sentit quelque peu rassuré ; il pensa que si M. Boldéro s’était donné la peine d’emporter une enveloppe, c’est qu’il s’était aperçu qu’elle valait plus qu’un simple chiffon de papier et que comme il avait occasion de voir celui à qui elle était adressée, il était trop honnête homme pour ne pas la lui remettre immédiatement. Cependant il fallait attendre le résultat des recherches que le concierge était allé faire, à son tour. On sut de lui enfin que l’objet tant cherché n’était pas dans la maison ; que sa femme, qui n’en était sortie que depuis une demi-heure, avait vu elle-même M. Boldéro entrer dans le cabinet désigné, ainsi qu’elle l’avait dit avant de sortir ; qu’il y était resté longtemps et que nul autre n’y était pénétré, ajouta le concierge, si ce n’était sa femme. Voilà tout ce que constatait l’enquête faite. Mais il en ressortait un renseignement précieux pour Bronsy qui s’en autorisa pour persister dans la présomption qu’il avait déduite du premier rapport. Le commissaire fut de son avis, mais il le pria, dans le cas où ils se tromperaient tous les deux, de vouloir bien l’en avertir.

Rendu à l’espoir et presque à la joie, Bronsy alla de suite chez M. Boldéro ; mais les gens de la maison où celui-ci logeait lui annoncèrent qu’il était sorti ; on ne pouvait pas lui dire à quelle heure il reviendrait, parce qu’il s’occupait d’un feu d’artifice qui se donnait sous son patronage et pour lequel il avait fait transporter une quantité de matériel à l’Auberge du Castor où il avait promis de se trouver à huit heures. Il en était six quand Bronsy sortit de cette maison. Un intervalle de deux heures le séparait donc encore de la minute où, pensa-t-il, il lui serait possible de rencontrer son homme, à moins que ce dernier ne s’avisât de venir le voir chez-lui. Bronsy allait donc se diriger vers sa demeure, lorsque, se rappelant tout à coup sa promesse au chef Adario, il résolut de faire immédiatement les démarches qu’il s’était proposées pour la mettre à exécution. Cela fait, il reprit en toute hâte le chemin qui conduisait à son logis, où nous allons le laisser se reposer un instant.

Huit heures venaient de sonner à toutes les églises. Le soleil était descendu sous l’horizon, escorté de nuages que ses derniers rayons éclairaient encore au-dessus de la montagne, lorsque les jeunes gens à qui M. Boldéro avait promis de donner une fête, s’étant réunis à l’Auberge du Castor, en sortirent pour se rendre sur l’ilot, lieu qui leur était assigné comme le plus convenable pour la circonstance. Les embarcations, dont la privation leur avait été si pénible, la veille, à l’arrivée des représentants des tribus sauvages, furent cette fois bientôt dégagées des liens qui les retenaient au rivage. C’est que le danger prévu en premier lieu n’était plus à craindre. Les indiens logés avec tout le confort qui leur convenait, près des bastions, pouvaient de là contempler en toute sûreté les merveilles pyrotechniques de la soirée. Dans un instant la partie la plus centrale du port se couvrit de canots. Arrivés à leur destination, les jeunes gens se mirent aussitôt en devoir d’accomplir leur tâche. De longs moments furent employés aux préparatifs qu’elle exigeait.

Ils touchaient au terme de leurs premières opérations et se disposaient à commencer enfin le spectacle dont ils espéraient réjouir toute la ville, lorsque survint, hélas ! l’orage dont le pronostic ne s’était que trop manifesté au coucher du soleil.

La plupart se sauvèrent dans leurs embarcations et n’en arrivèrent pas moins à la ville trempés jusqu’aux os. Les autres coururent se réfugier sous une tente qui avait été dressée sur l’îlot pour l’usage des quelques indiens à qui était confiée la garde des canots de leurs chefs. Par bonheur, ils la trouvèrent inoccupée. Ils y étaient à peine installés que l’orage éclata soudain avec un redoublement de violence. La pluie tombait par torrents. Après quelques instants de silence passés dans le plus profond recueillement, une voix s’éleva pour proclamer au milieu d’eux la sagesse dont ils avaient fait preuve en ne suivant pas l’exemple de ceux qui avaient pris la fuite. Nous avons raison de nous féliciter, répondit un jeune homme qui reconnut cette voix ; mais cela ne regarde que nos personnes et nullement le feu d’artifice. Quelle belle partie manquée ! — Remise, seulement remise, mon cher, reprit celui qui avait parlé le premier ; M. Boldéro n’est pas homme à reculer pour si peu de chose. — Pourtant, sans l’éloquence dont tu t’es mis en frais hier auprès de lui, quand on lui faisait, là sur la côte, un charivari capable d’effrayer toutes les anguilles du port, il est probable qu’il n’eût pas pensé à nous donner cette fête. — Mais à propos de M. Boldéro, demanda quelqu’un qui se tenait près de l’entrée de la tente, où est-il donc que je ne l’ai pas vu ? — Ah ! vous voilà, M. Bronsy. — Tiens ! dit celui qui le premier avait rompu le silence ; c’est toi, Claude. — Je vois que vous me reconnaissez malgré les épaisses ténèbres qui nous entourent. — Oui, et malgré ton costume de marin. — Pour cela, c’est différent, vous m’avez tous vu à l’Auberge du Castor. — Et pour le reste, ta voix a suffi. Mais je me hâte de répondre à ta question. Je te dirai donc que lorsque tu es entré à l’Auberge du Castor, M. Boldéro venait juste d’en sortir. — Mais on m’avait assuré qu’il devait venir jusqu’ici pour vous aider de ses conseils ? — Cela est vrai, mais au moment même qu’il m’en parlait à l’Auberge du Castor, il est venu quelqu’un le chercher en carrosse de la part d’une dame qui voulait le voir immédiatement pour affaire importante. — Le nom de cette dame ? — Ma foi, je l’ignore ; tout ce que je puis dire, c’est que son carrosse nous a bien fait rire ce matin pendant que les troupes attiraient la foule devant la maison du gouvernement. Pour nous amuser, je faisais accroire à un de nos bons paysans que c’était le carrosse du général et l’un d’eux, porteur du nez le plus comique que j’aie encore vu, eut le malheur de s’avancer pour admirer les belles têtes qu’on apercevait dans la voiture. Tu peux juger de l’effet. Ce fut un rire interminable.

À ce moment, la tente cédant aux efforts du vent qui la fouettait depuis un quart d’heure avec une violence extrême, s’affaissa sur ceux qu’elle abritait et fut, l’instant d’après, enlevée par une bourrasque qui vint fort à propos les délivrer de leur fâcheuse situation ; mais ce fut aux dépens des chapeaux et de plus d’un habit. Ils retraitèrent rapidement du côté de la ville où ils arrivèrent avec la consolation de s’être au moins soustraits à la pluie, qui, en effet, avait entièrement disparu avant même que la tente se fût écroulée.

Cette catastrophe, si peu grave par elle-même, eut pourtant des conséquences importantes. Les gardiens sauvages qui avaient passé la nuit sous leurs canots, s’étaient levés dès le point du jour. Une malencontreuse bouteille d’eau-de-vie oubliée sur l’îlot dans la fuite de la veille, fut bientôt dégustée. Trouver les débris des toilettes enfouis dans les plis de la tente renversée et s’en revêtir fut, pour ces quelques Indiens, une affaire bientôt faite. Plongés dans une ivresse à peu près entière, ils allèrent, ainsi accoutrés, jusqu’au cœur de la ville encore endormie. En passant près d’une maison dont la porte était entr’ouverte, ils y entrèrent furtivement dans l’espérance de faire une razzia complète sur toutes les bouteilles qu’ils y pourraient trouver. Mais une minute s’était à peine écoulée, qu’ils cherchaient à sortir de cette maison beaucoup plus vite qu’ils n’y étaient entrés. Voulant allumer le tabac de leurs pipes, ils s’étaient servis des mèches logées dans les habits dont ils s’étaient affublés ne se doutant pas que ces mèches étaient des fusées et des chandelles romaines échappées à l’orage de la veille. Soudain, des torrents de feu avaient jailli de leurs mains et s’étaient répandus dans toutes les directions. Ils s’échappèrent à travers cette pluie ardente, grillés jusqu’aux cils des yeux et plus d’a moitié scalpés. Mais la maison était embrasée. L’incendie se propageait avec une rapidité effrayante, et les citoyens, avertis par les sauvages qui fuyaient en poussant des cris horribles, ne purent arriver devant cette maison que juste à temps pour secourir les personnes qui l’habitaient. Elles avaient paru aux fenêtres de l’étage supérieur et allaient se jeter sur le pavé, lorsqu’elles purent s’échapper à leur gré au moyen des échelles qu’on leur présenta et des bras vigoureux qui les aidèrent à opérer plus sûrement leur descente.

Bronsy, revêtu de son costume de batelier, était accouru l’un des premiers au sinistre. Il vit avec horreur que l’incendie était à la maison de M. Aubert. Quelles angoisses il éprouva, lorsqu’il aperçut Blanche à l’une des fenêtres, échevelée et appelant à son secours ! Grâce aux moyens de sauvetage fournis sur le champ, d’un trait il put monter jusqu’à elle et l’arracher à la mort qui l’environnait. Encore quelques minutes et la pauvre jeune fille périssait dans les flammes. Mais le ciel réservait un meilleur sort à tant de beauté réunie à tant de vertu.

Blanche et sa mère furent aussitôt conduites à l’hôtel du gouverneur, situé à peu de distance. Elles y furent reçues avec empressement et tous les soins que réclamait le malheur leur furent donnés.

Le même soir, se réunissaient autour de cette famille éplorée, dans un des salons de l’hôtel, les personnes admises à son intimité. Mme Aubert racontait les détails de l’incendie, et recevait de Mme Chazel, qu’elle considérait comme sa meilleure amie, les consolations qui se doivent à l’infortune. Bronsy et Blanche, ravis de se trouver enfin l’un près de l’autre, se consolaient de leur côté par les plus agréables explications sur ce qui leur était arrivé la veille.

Tout à coup la porte s’ouvrit et M. Boldéro parut dans le salon avec une dame que Blanche reconnut pour celle qu’elle avait déjà désignée sous le nom de la belle étrangère et que M. Boldéro présenta sous celui de Mme Demuy. S’approchant ensuite de Bronsy : — Lieutenant, lui dit-il, j’ai ouï dire que M. Michel Bronsy, domicilié à Montréal il y a quelques vingt ans, eut le malheur, un jour, de se voir enlever deux enfans par des sauvages, tous deux bien jeunes encore, l’un son fils, l’autre sa fille, nommés Claude et Henriette ? À cela Bronsy répondit :

— Michel Bronsy, c’était mon père ; Claude, l’enfant enlevé avec Henriette, le jour même où leur mère expirait, c’est moi.

— Et celle que vous appelez Henriette, votre sœur qui cueillait des fleurs avec vous quand des mains barbares vous ravirent à vos parens chéris, eh bien ! reconnaissez-la, c’est moi.

Henriette et Claude se retrouvaient donc après vingt ans de séparation. — Pendant qu’ils se livraient aux transports de leur joie, M. Boldéro fit venir la femme du concierge st leur dit : Maintenant embrassez votre ancienne nourrice. — Ils se jetèrent dans ses bras et, se reconnaissant tous les trois, des larmes coulèrent de leurs yeux, d’abord des larmes de joie à l’idée de se revoir, puis des pleurs au souvenir de ce qu’ils avaient perdu sans retour.

La mystérieuse rencontre des deux anneaux dans les mains de leur vieille nourrice, leur fut alors racontée par M. Boldéro, qui, après une pause, ajouta : — Il est juste, à présent, que je vous explique comment je me trouve à prendre tant d’intérêt à tout ceci ; puis il leur montra un portrait qu’il portait sur lui :

— Vous rappelez-vous celle dont voici le portrait ?

— Notre tante Bronsy ! s’écrièrent à la fois Henriette et Claude.

Eh bien ! votre tante Bronsy, belle-sœur de votre père, c’est ma sœur. Quand je suis parti de France, elle m’a fait promettre de ne point quitter le Canada que je n’eusse fait tous mes efforts pour lui donner de vos nouvelles et, dans le cas où je vous trouverais, elle m’a chargé de vous proposer de quitter la Nouvelle-France pour l’ancienne, pour la vraie France où votre tante, restée veuve et sans enfants, vous comblera de ses richesses et de son affection. Débarqué à Montréal où je ne suis arrivé que depuis quatre jours, comme vous savez, mon premier soin, après avoir entendu prononcer votre nom, mon cher Claude, chez M. Aubert, fut de lui demander si vous étiez une des personnes que je cherchais. Il me dit qu’à l’époque de l’enlèvement il résidait à Québec, et que depuis deux ou trois ans, qu’il est établi à Montréal il n’en avait pas entendu parler ; qu’il avait même oublié le nom des enfants enlevés par les sauvages. Je lui montrai ensuite ce portrait, parce que
« Encore quelques minutes et la pauvre jeune fille périssait dans les flammes. Mais le ciel réservait un meilleur sort à tant de beauté réunis à tant de vertu. »
ma sœur m’a paru connaître M. Aubert ; mais il m’a expliqué qu’il ne l’avait vue qu’à Québec au moment elle allait partir pour la France. J’étais à la veille de vous demander de m’accorder une entrevue lorsque le hasard m’a si bien servi, comme je viens de vous le dire. Votre sœur vous fera part elle-même de son histoire ; je vous dirai seulement que c’est moi qui, dans mon dernier voyage à la Louisiane, ai eu le bonheur de la retrouver, bien pourvue en fait de fortune, mais veuve de celui dont elle porte maintenant le nom. Pour votre père nous n’en avons pu rien apprendre.

— Hélas ! ni moi non plus, jusqu’à présent, ajouta Bronsy.

— Maintenant, reprit M. Boldéro, qui courut embrasser à son tour ceux qu’il reconnaissait pour ses neveux, je veux savoir si vous consentez à venir avec moi en France ?

Bronsy, tenté par cette magnifique proposition, allait peut-être l’accepter de suite, lorsque, à la demande de Mme Aubert, éloquemment sollicitée par un regard de sa fille, il fut unanimement résolu qu’on remettrait la décision de cette question jusqu’à l’arrivée de M. Aubert, — « Et surtout, ajouta Bronsy penché vers Blanche, jusqu’à ce que notre mariage ait eu lieu. »

Une semaine s’était à peine écoulée depuis le désastreux incendie qui privait M. Aubert d’une partie considérable de ses biens, lorsque revenu de son excursion chez les Abénaquis, il déployait sous les yeux de son collègue, les trésors qu’il en rapportait et qui lui eurent bientôt fait oublier la perte qu’il avait essuyée à Montréal. Aussi, s’empressa-t-il de remplir ses engagements auprès de Bronsy et de Blanche en les conduisant lui-même à l’autel, comme il se l’était promis. Mais la légende ne dit point si à la suite de cet heureux évènement, Bronsy persista dans son penchant à préférer l’ancienne France à la nouvelle.

Un Montréalais.
Montréal, avril 1853.