La Minerve (p. 25-28).

VI.

En sortant de l’Auberge du Castor, M. Boldéro reprit le chemin de l’Hôtel du gouverneur. Au moment où il y rentrait, une femme sortait du cabinet Bronsy avait été introduit le matin ; elle tenait à la main un papier sur lequel était écrit un nom que la faiblesse de sa vue ne lui permettait de lire qu’avec beaucoup de difficulté. Elle avançait dans le corridor, les yeux fixés sur ce papier, lorsque M. Boldéro, venant à passer près d’elle, lui adressa cette question ; « Que lisez-vous donc là si attentivement, madame la concierge ? à votre âge on n’a plus la vue bonne. Si je pouvais vous aider ? » — « Vous me feriez plaisir, monsieur, lui répondit cette femme, je n’ai pas mes lunettes sur moi et j’allais les chercher pour m’assurer que je ne me trompe point quand je crois avoir sous les yeux un nom qui me cause la plus grande surprise. » Après avoir lu, M. Boldéro lui dit : C’est une lettre adressée à M. Bronsy, — Claude Bronsy, n’est-ce pas, monsieur ? — C’est cela même. — Mes yeux ne m’ont donc pas trompé ? Serait-ce bien, mon Dieu ! celui que j’ai connu ?

Puis, regardant M. Boldéro en face, elle ajouta : — Vous, monsieur, connaissez-vous la personne que vous venez de nommer ?

— Si je connais le lieutenant de milice Claude Bronsy ? Mais oui, pour avoir vu une ou deux fois chez M. Aubert. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il passe pour un jeune homme de mérite et que M. Aubert veut en faire son gendre.

— C’est un jeune homme, dites-vous, monsieur ?

— Oui, beau garçon d’environ vingt-cinq ans.

— Vous ne vous trompez pas de beaucoup, celui du moins, que j’ai connu en aurait à présent vingt-six ou vingt-sept. Homme de mérite et beau garçon, oh, il promettait tout cela !

Elle entra dans tous les détails du signalement ainsi commencé. À toutes ses questions, M. Boldéro répondit dans l’affirmative.

Alors, croyant avoir identifié dans la personne du lieutenant Claude Bronsy, la personne qu’elle disait avoir connue, un enthousiasme voisin du délire s’empara de cette femme. Elle leva les bras au ciel, une larme roula sur ses joues et, après avoir murmuré une prière dans laquelle elle mêla le nom de Bronsy a un autre nom qui parut frapper d’étonnement M. Boldéro, elle se retourna vers lui, puis s’essuyant les yeux : — Pardon, monsieur, lui dit-elle ; je suis folle, je ne sais plus ce que je dis. Claude Bronsy est mort depuis longtemps.

Profondément impressionné par ce qu’il venait d’entendre : Ce que vous dites, reprit-il, m’intéresse moi-même singulièrement, je vous assure. Il se pourrait, après tout, que vous ne vous trompiez pas.

— Plut à Dieu qu’il en fût ainsi ! mais la chose me paraît si improbable que je n’ose pas y croire.

— Dans tous les cas, il est facile de la vérifier. Je me charge du soin de vous ménager une entrevue avec M. Bronsy, pourvu que vous puissiez, par de plus amples renseignemens, achever de me convaincre qu’elle est nécessaire.

— Ô oui, monsieur ! je veux bien vous raconter tout ce que je sais. Seulement il faudrait s’assoir, car je commence à me sentir un peu fatiguée et j’aurai besoin de me recueillir une minute pour rappeler avec plus de précision des souvenirs que j’aurais voulu effacer de ma mémoire.

Cela dit, ils entrèrent tous les deux dans le cabinet. La femme du concierge, tenant toujours à la main son papier, dans lequel on a sans doute reconnu l’enveloppe oubliée par Bronsy sur le bureau, prit in siège en face de M. Boldéro qui, assis au fauteuil même où notre jeune milicien avait lu la lettre de Blanche, se mit en devoir de donner toute son attention au récit qu’il sollicitait.

Voici donc ce que cette femme lui raconta : Claude Bronsy, monsieur, est le nom d’un enfant que j’ai en partie élevé. Il avait une sœur âgée d’un an moins que lui et à qui, je puis le dire, par également tenu en quelque sorte lieu de mère ; car je n’ai pas toujours eu l’honneur d’être de la maison de M. le Gouverneur de Montréal. Avant cela, c’est-à-dire, il y a près de vingt ans, je vivais en qualité de ménagère chez M. Michel Bronsy, père des deux enfants que je viens de nommer. C’était un homme d’une fortune médiocre, mais doué des qualités les plus estimables. Il était venu de France s’établir en ce pays dans l’intention de faire le commerce des pelleteries. Il s’y maria, jeune encore, avec la fille d’un de nos émigrés à qui on est redevable des premiers défrichements de nos forêts et qui, aux avantages de la traite acquis trop souvent à grande peine, ont su préférer la vie paisible des champs. Pour plaire à sa jeune épouse et à son beau-père, M. Bronsy consentit à passer les premières années de son ménage à la campagne, dans la maison même de son beau-père, où naquirent les deux enfants Claude et Henriette. Mais comme il avait toujours le désir de s’engager dans le commerce, espérant y faire fortune plus promptement, M. Bronsy vint s’établir à Montréal avec sa jeune famille. Ce fut alors que, sur la recommandation de Mme la Supérieure de l’Hôtel-Dieu, de qui j’avais l’avantage d’être connu, Mme Bronsy réclama mes services. J’entrai donc dans cette maison, où je demeurai près de six ans, témoin tous les jours du bonheur qui y régnait et fière de voir constamment grandir en sagesse et en beauté deux enfants pour lesquels je me sentais toute l’affection d’une mère. Un jour Mme Bronsy tomba malade. Une terrible maladie, la picote régnait depuis quelques jours dans la ville et faisait partout des ravages effrayants. Atteinte de ce fléau, qui avait déjà emporté une partie de la population, elle y succomba à son tour, malgré tous les secours imaginables qui lui furent prodigués, le jour de sa mort, un malheur plus grand encore, s’il est possible, vint nous frapper. Claude et la petite Henriette disparurent, enlevés par des sauvages ennemis. Les premiers jours de sa maladie, leur mère voulut les envoyer passer quelque temps à la campagne, chez son père, mais on apprit que la picote s’y était déclarée. Il fallait cependant les tenir éloignés de la maison autant que possible, pour tâcher de les soustraire à la contagion. On les faisait donc promener dans les endroits les mieux aérés, mais le jour de leur enlèvement personne ne put les accompagner dans leur promenade, parce que nous fûmes tous obligés de rester auprès de la malade. D’ailleurs, beaucoup d’autres enfants sortaient seuls, sans le moindre danger ; depuis longtemps déjà les sauvages malintentionnés n’osaient pas approcher de nos murs. Le malheur voulut cependant qu’il s’en présentât une bande juste au moment où nous devions le moins nous y attendre. Nos pauvres enfants s’étaient aventurés en dehors des remparts. Après s’être amusés longtemps près de la petite rivière, en face des Glacis, avec d’autres enfants comme eux, et de qui seuls nous pûmes obtenir quelques renseignements le lendemain, tant la ville était en proie au fléau qui l’avait envahie, Claude, suivi d’Henriette, s’était mis à poursuivre des papillons. Ce jeu les eut bientôt conduits jusque dans les prairies à travers lesquelles la petite rivière s’éloigne pour se perdre dans les bois où, selon toute probabilité, les sauvages se tenaient cachés. Car les enfants qui nous rapportèrent ce que je vous raconte n’en virent aucun, bien que plusieurs des camarades de Claude l’eussent suivi, lui et sa sœur, jusqu’à l’endroit où, las de courir après les papillons et les petits oiseaux, ils les virent s’arrêter. Mais nous apprîmes ensuite qu’en effet des Sauvages avaient été vus rodant dans les environs le jour où nos enfants, hélas ! disparurent pour ne plus revenir. Leurs petits amis les laissèrent là pour continuer leurs jeux, et quand ils les aperçurent pour la dernière fois, Henriette tressait des guirlandes avec les fleurs que son frère ramassait près de l’eau. Pauvres enfants ! Ils cueillaient des fleurs sur le bord du ruisseau et ne voyaient pas le danger qui les menaçait. Telle est, monsieur, cette triste histoire, que j’abrège parce qu’elle me brise le cœur.

Il se fit ici une longue pause. M. Boldéro, que ce récit intéressait au plus haut degré, attendit que son interlocutrice fût en état de lui répondre avant de lui adresser de nouveau la parole. Très affecté lui-même d’ailleurs, il lui eut été difficile de bien s’énoncer avant de s’être un peu remis de son émotion. Quand il eut cessé d’entendre sangloter la femme du concierge et qu’il la jugea suffisamment calmée, il lui dit : Mme Bronsy mourut donc le jour même où cette funeste catastrophe eut lieu et, j’espère, sans en avoir eu connaissance ?

— Oui, monsieur, sans en avoir eu connaissance. Si elle l’eut su ! je crois que j’en serais morte de douleur.

— Que devint M. Bronsy ?

— Il fit de suite des recherches et ne tarda pas à se convaincre que les sauvages lui avaient enlevé ses enfants. M. le gouverneur, averti du fait, prit aussitôt les mesures qu’exigeait la circonstance ; mais les courriers revinrent sans avoir rien pu découvrir. Les avis reçus quelque temps après de tous les postes ne nous renseignaient pas davantage. M. Bronsy dont je n’essaierai pas de vous peindre le désespoir, apprit alors que son beau-père venait de mourir de la maladie qui sévissait dans le pays et probablement du chagrin que lui causa le tragique événement qui le privait de ce qu’il avait de plus cher au monde. Comme il n’avait point d’autre parent, ses biens échurent à son gendre, M. Bronsy, qui vendit alors tout ce qu’il possédait et quitta Montréal, jurant de n’y pas revenir qu’il n’eut découvert et puni les auteurs de son infortune.

— Je savais quelque chose de cette déplorable histoire. Jamais père ne subit une plus rude épreuve. Il n’est pas revenu !

— Non, monsieur ; il n’est pas revenu et je n’en ai reçu aucune nouvelle certaine. Mais avant de partir, il m’a fait faire une promesse dont je vais vous faire part, si vous voulez m’attendre ici une minute.

En disant cela, cette femme sortit du cabinet et revint bientôt après, tenant à la main un écrin qu’elle ouvrit :

— Voici, poursuivit-elle en prenant un des joyaux qu’il contenait et le montrant à son interlocuteur ; voici un anneau d’or qu’il m’a remis en me disant : « Promettez-moi solennellement de ne jamais vous déposséder de cet anneau. Vous le reconnaissez, c’est celui que vous avez dû voir chaque jour au doigt de mon épouse chérie ; c’était, hélas ! notre alliance. Ce gage sacré sera plus en sûreté dans vos mains qu’au milieu des périls que je vais affronter. S’il plaît à Dieu de me conserver la vie, si jamais vous nous revoyez, moi ou mes enfants, vous nous le remettrez ; si le contraire arrive, personne n’est plus digne d’en hériter que vous qui nous avez si bien servis. » — Je promis. Il me donna ensuite une bourse pleine d’or et disparut. Voilà, monsieur, tout ce que je sais sur le compte d’une famille que j’ai aimée comme la mienne. Jugez combien j’ai dû être surprise en voyant le nom de Claude Bronsy sur l’enveloppe que vous tenez maintenant dans votre main.

— Et qui est évidemment celle d’une lettre qui a dû lui être adressée depuis peu de temps, car ce papier est encore frais comme s’il sortait de chez le libraire, ou plutôt des mains de la demoiselle qui correspond avec le courtois lieutenant ; car il faut que je vous dise, continua M. Boldéro en souriant, que tout à l’heure, pendant que vous étiez allée chercher votre anneau, j’en ai trouvé un autre dans l’enveloppe qu’en sortant vous avez laissée devant moi sur ce bureau et que je me suis avisé de prendre, je ne sais trop pourquoi, si ce n’est pour en examiner l’écriture qui me semblait belle. Eh bien ! en retournant ce papier sous mes doigts voici l’anneau qui en est sorti.

M. Boldéro venait de trouver l’anneau de Blanche et le montrait complaisamment à la femme du concierge.

— Deux anneaux ! s’écria celle-ci. Ô puissent-ils appartenir tous les deux à monsieur le lieutenant !

— Pour celui que vous venez de me montrer, je ne puis pas encore l’affirmer ; mais pour celui que je viens de trouver dans l’enveloppe, il ne peut pas, je pense, appartenir à d’autre qu’à lui. Je crois même reconnaître les initiales ainsi que les cheveux sur le tissu desquels elles brillent à côté du diamant qui semble les illuminer de ses éclairs. Un gage d’amour, sans doute. Mais, à présent que j’y pense, comment se trouve-t-il ici avec cette enveloppe t

— Je l’ignore, monsieur ; seulement, j’ai su que ce matin monsieur le commissaire avait donné ordre à mon mari d’introduire un officier de milice dans ce cabinet et qu’il y est resté jusqu’au départ des troupes.

— C’est donc lui qui l’aura oublié ici. Quelle singulière coïncidence cependant que la rencontre de ces deux anneaux dans vos mains ! Cela me paraît de bon augure.

— Ah ! monsieur, quel bonheur vous me faites entrevoir ! mais, je vous l’avoue, mon cœur n’ose pas s’y livrer ; la déception serait si cruelle !

M. Boldéro remit ensuite l’anneau de Blanche dans l’enveloppe d’où il était tombé, fit promettre à la femme du concierge de le garder soigneusement avec celui qu’elle avait déjà et sortit en lui disant qu’il aurait le plaisir de la revoir bientôt.